Intervention de Florence Rochefort

Réunion du 25 mai 2016 à 14h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Florence Rochefort, présidente de l'Institut émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre, historienne et chercheuse au CNRS :

Madame la présidente, mesdames les députées, je vous remercie de votre invitation et me réjouis de pouvoir à nouveau faire le point, devant cette délégation, sur les études de genre.

J'interviens aujourd'hui à la fois en tant que chercheuse au CNRS et présidente de l'Institut Émilie du Châtelet. J'ai construit mon propos liminaire à partir de ce que fait l'Institut et des études de genre en général. J'aborderai la question de la définition du genre et des études de genre, puis la question de l'institutionnalisation, enfin, celle de la diffusion et de la circulation des savoirs.

L'institut Émilie du Châtelet (IEC) se consacre depuis dix ans au développement et à la diffusion des études sur les femmes, le sexe et le genre. L'Institut est une fédération de recherche qui rassemble quinze établissements. Il a été labellisé « Domaine d'intérêt majeur » (DIM) par la région Île-de-France lorsque, souhaitant apporter un soutien aux études de genre, elle a mis en place cet ambitieux programme d'aide à la recherche.

L'IEC a été à nouveau retenu lors de la dernière campagne de labellisation, qui s'achèvera en décembre 2016, au sein d'un dispositif plus large regroupant le réseau IEC sur le genre et un réseau sur les discriminations, le DIM « Genre, inégalités, discriminations » (GID), que je copréside, avec Patrick Simon, directeur d'études à l'Institut national d'études démographiques (INED), et la collaboration de la secrétaire générale, Sylvie Blumenkrantz.

L'IEC, grâce au soutien de la région Île-de-France, a permis, en leur attribuant des allocations, à quatre-vingt-sept jeunes chercheuses et chercheurs, cinquante doctorants et doctorantes et trente-sept post-doctorat, de réaliser leurs recherches sur le genre dans vingt-cinq disciplines différentes, l'IEC ayant volontairement fait ce choix pour essaimer le genre dans toutes les disciplines. Nous nous félicitons de ce choix, car l'effet « soutien public » et « allocations » a été déterminant pour légitimer les études de genre dans des disciplines nouvelles ou plus traditionnelles.

Nous avons mené plusieurs actions, comme des colloques scientifiques, de grandes conférences sur les parcours de personnalités, des publications d'ouvrages, des aides pour des manifestations scientifiques. Au regard de notre expérience, l'essaimage a été plutôt fructueux. Il suffit, parfois, d'une petite somme d'argent pour qu'un colloque très important puisse avoir lieu. Nous avons également mené à bien la traduction d'ouvrages majeurs. Trois sont déjà parus et trois autres paraîtront prochainement.

Je reviendrai ensuite sur la politique de diffusion, qui est également une mission de l'Institut et qui consiste à mettre en réseau le potentiel d'études de genre sur le territoire de l'Île-de-France, sachant que les thèmes d'allocations ne concernent pas forcément la région et que les thèmes de colloques sont internationaux. Simplement, les institutions qui portent ces études sont, elles, enracinées dans le territoire de l'Île-de-France.

J'en viens à la notion de genre et d'études de genre.

On peut définir le genre comme un concept susceptible de diverses théorisations, un concept, une notion, qui désigne la façon dont les sociétés, à différentes époques et dans différentes aires géographiques, ont organisé les relations entre les sexes, pensé le féminin et le masculin, inventé des normes de féminité et de masculinité.

On peut parler du genre comme d'un système de relations hiérarchisées, dont on étudie les rouages et les évolutions et ce qu'il induit comme rapports sociaux dans tous les domaines, mais aussi en termes de représentations, d'images, d'affects, de symboles.

L'intérêt de ce concept est qu'il a permis de réfléchir, non seulement aux femmes, même si elles restent un sujet d'étude primordial, mais aussi aux hommes en tant qu'être sexués, aux normes liées à la sexualité et, plus généralement, à la façon dont toutes les institutions ou les espaces sont genrés, c'est-à-dire constitués selon un langage, un code du masculin et du féminin, qui assigne des rôles prédéfinis aux uns et aux autres, par héritage historique et par reproduction plus ou moins conscientes des hiérarchies.

La grande majorité des thématiques abordées dans les études de genre et dans les sciences humaines en général sont en prise avec le social, et donc, le politique. Ainsi, la thématique des inégalités est centrale dans notre champ. Comment se fabriquent-elles ? Par quel biais ? Comment se corrigent-elles ? À partir de quel processus de mutations économiques, sociales, culturelles, religieuses ? Avec quels moyens ? Avec quelles actions ? Le prochain colloque du GID, en juin prochain, porte précisément sur le thème « Agir pour l'égalité ».

Cela ouvre un vaste champ de questions, déjà soulevées par les mouvements féministes depuis le XIXe siècle, mais transposées dans le champ scientifique, dans toutes les disciplines : ce qui a paru longtemps naturel, à savoir la faiblesse du corps et de l'intelligence des femmes, par exemple, qui justifiait leur incapacité politique ou professionnelle, leur statut inférieur assujetti aux lois, aux coutumes et aux moeurs, cette supposée loi de la nature a fait l'objet d'analyses de plus en plus précises pour prouver l'égalité, démonter les mécanismes sociaux, politiques et culturels, qui fabriquent les inégalités et les discriminations.

Tous les champs du savoir ont été questionnés par les études de genre, y compris le fonctionnement de la science elle-même, pour comprendre l'occultation ou l'exclusion des femmes, dans le champ de la connaissance, comme productrices de savoir.

Cette démarche a abouti à de nombreux résultats dans tous les domaines, comme le travail ou l'éducation, et à de nouveau sujets, comme la sexualité, l'histoire médicale, la représentation et l'évolution dans l'histoire du sexe biologique, ou encore le champ politique. Enfin, de nouvelles disciplines, comme la géographie, l'information et la communication, s'intéressent désormais à ces problématiques.

On peut considérer les études de genre comme un vaste champ pouvant réunir tous les spécialistes qui mettent en oeuvre dans leurs travaux une problématique de genre. Ce n'est donc pas une discipline, mais bien un champ, qui nécessite plusieurs formes d'institutionnalisation.

Le terme de « genre » tend désormais à englober les recherches sur des thématiques proches, comme les femmes, le sexe, les sexualités. Il est d'usage international. C'est ce qui a fait son succès dans le monde entier, où nous sommes réputés être les spécialistes des études de genre. C'est pour cette raison que nous sommes convoqués, appelés, invités, et que nous rentrons dans une science internationale.

Le terme de « genre » est aussi d'usage politique dans les organismes internationaux. Il continue de désigner des questions spécifiques à la politique publique internationale. Il permet d'insister sur la pluridisciplinarité, y compris dans un dialogue avec les sciences dures.

Nous avons organisé un colloque sur la santé avec des médecins, afin d'établir un dialogue entre sciences dures et sciences humaines et sociales, ce qui permet d'expérimenter, de confronter, d'échanger, de dialoguer autour de questionnements communs.

Chaque discipline a sa propre méthode, sa propre problématique, mais elle va aussi se nourrir de l'apport des autres travaux. Il y a donc à la fois du disciplinaire, du pluridisciplinaire et du transversal. Le transversal, c'est ce qui passe d'une discipline à l'autre, d'une frontière d'un champ à l'autre, ou encore d'une frontière géographique à l'autre, parce qu'il y a beaucoup d'échanges internationaux autour de ces questions, avec des conceptualisations différentes selon les pays. C'est dans cette confrontation que se dynamise le champ des études de genre.

Pour rendre compte de l'ampleur des enjeux, je citerai quelques ateliers, sur le thème de la santé, qui viennent d'être mis en ligne sur notre site : normalisation des corps, cancer, grossesses et maternité, morbidité et mortalité, transgenre, santé et travail, vieillissement, virus de l'immunodéficience humaine (VIH), santé sexuelle. Ces ateliers ont contribué à faire connaître les nouveaux travaux de recherche et à appréhender ces thématiques de façon genrée.

Les polémiques autour du mariage entre personnes de même sexe ont été préjudiciables aux études de genre, du fait d'un dénigrement systématique du terme de « genre » et d'une focalisation de certains groupes politiques contre les chercheurs et chercheuses et universitaires.

Les institutions universitaires et de recherche déjà engagées dans le soutien aux études de genre ont cependant poursuivi leurs efforts, comme le CNRS et les universités, notamment, ou encore les régions, en particulier la région Île-de-France. Mais le fait que des groupes extrémistes aient fait de la stigmatisation des études de genre leur leitmotiv a renforcé les préjugés d'une partie de l'opinion ou de nos collègues hostiles et a, par ailleurs, interrompu, dans une certaine mesure, le dialogue fructueux qui s'était instauré depuis de nombreuses années entre les élus et responsables politiques et les études sur les femmes et le genre.

Pour répondre à ces attaques, nous avons décidé, au sein de l'Institut Émilie du Châtelet, de publier un ouvrage qui rende accessible le fruit de nos travaux. Dans Qu'est-ce que le genre ?, que j'ai codirigé, avec Laurie Laufer, psychanalyste et professeure de psychopathologie à l'université Paris Diderot, qui préside le conseil scientifique de l'Institut Émilie du Châtelet, nous avons choisi d'expliquer, à travers des questions de société relativement courantes ou d'actualité et à travers quelques approches disciplinaires, comment la notion de genre était « une catégorie utile d'analyse », comme l'écrivait déjà en 1986 la célèbre historienne Joan Scott.

L'ouvrage réunit treize chapitres, dans treize disciplines ou domaines différents, qui permettent d'aborder de grandes questions de société. Pourquoi les femmes valent-elles moins que les hommes, en termes de salaires ? Pourquoi sexualité et égalité ne font-elles pas bon ménage ? Comment expliquer les mobilisations contre la théorie du genre ? Comment le genre permet-il d'enrichir et de développer un point de vue critique en études cinématographiques, en psychanalyse ? En quoi le genre est-il un concept sécularisateur ?

La façon dont toutes ces questions sont abordées vise un public savant, mais pas forcément spécialiste. Les éditions Payot ont accepté de publier ce livre directement en poche, au prix de dix euros, ce qui a permis de toucher un large public. Un éditeur espagnol et un éditeur italien ont jugé que le livre répondait aussi aux questionnements de leur actualité et il va bientôt paraître dans ces deux langues.

En résumé, les études de genre permettent de relever les défis soulevés par les féminismes, en interrogeant les savoirs déjà constitués, en posant de nouvelles questions, qui concernent les champs eux-mêmes et les méthodes. Ces questionnements donnent lieu à des résultats d'enquêtes, à des modélisations théoriques, à des comparaisons internationales. Ils permettent de produire des savoirs nouveaux, de renouveler des champs disciplinaires et d'inspirer de nouvelles politiques publiques.

Les études de genre nécessitent un soutien pour poursuivre la vague d'institutionnalisation qui a marqué la France depuis plusieurs années. C'est un processus en cours, qui ne cesse de prendre de l'ampleur – ce dont nous nous félicitons –, au sein des établissements universitaires et de recherche, des nouveaux découpages territoriaux de la recherche, comme les communautés d'universités et établissements (COMUE), et des réseaux qui se sont créés. Cela étant, il ne faut pas se masquer la difficulté de pérenniser ces réseaux qui, souvent, s'appuient sur des personnalités, ou sur une conjoncture, laquelle n'est pas forcément pérenne. Par conséquent, le problème de pérennisation de ces institutions au sein des disciplines comme du transdisciplinaire demeure.

Par ailleurs, on peut avoir une impression d'essaimage. C'est la rançon du succès. Si l'on veut que chaque discipline, chaque université puisse fournir une formation initiale sur le genre, il y aura essaimage. C'est une bonne chose, car nous souhaitons qu'il y ait du genre partout et qu'on puisse se poser cette question dans toutes les disciplines et dans tous les territoires. L'essaimage rend les réseaux plus nécessaires encore pour mettre en synergie ces potentiels sur des thématiques précises et favoriser le dialogue.

La circulation et la diffusion des savoirs sur le genre sont un enjeu d'avenir majeur.

L'Institut Émilie du Châtelet a également pour mission d'instaurer un dialogue permanent entre le monde de la recherche, les acteurs politiques, institutionnels, associatifs ou professionnels oeuvrant à l'égalité des sexes.

Un conseil d'orientation travaille en étroite collaboration avec les membres scientifiques de l'Institut Émilie du Châtelet pour organiser des assises annuelles, qui rassemblent des chercheurs, des personnalités de terrain associatif, des élus ou des professionnels qui réfléchissent à leurs pratiques. Cela donne lieu à un partage d'expériences et à une interpellation réciproque, afin de saisir ce qui, sur le terrain social et politique, nécessiterait d'autres travaux universitaires sur le genre pour mieux comprendre et analyser une question – les violences, par exemple – et ce qui, dans le domaine de la recherche, apporterait de nouvelles perspectives pour l'action sociale, politique, culturelle, ou de nouvelles données, de nouveaux concepts… L'IEC organise également des cafés où se prolonge le débat.

Les dernières assises que nous avons organisées portaient précisément sur la circulation des savoirs. Je pense que cela peut intéresser d'autres interlocuteurs qui s'intéressent à ce champ d'étude, nous avons mis, ces dernières années, nombre de savoirs en circulation sur notre site et sur Dailymotion, et nous avons produit des livres.

Nous nous sommes demandé s'il ne manquait pas un maillon au fameux « triangle de velours ». À côté de ce triangle, nous proposons de réfléchir à d'autres formes géométriques, comme le carré, en ajoutant aux politiques publiques, à la recherche et au monde associatif, la médiation des savoirs.

Depuis une trentaine d'années, l'effort a été considérable dans tous les domaines de la recherche et au niveau du soutien politique, mais il est nécessaire, aujourd'hui, de se poser la question de l'accompagnement de ces savoirs. Je ne reviendrai pas sur le triste arrêt de l'expérience des « ABCD de l'égalité », mais la transmission de ces savoirs dans l'enseignement primaire et secondaire est un véritable enjeu.

Il y a une accumulation de savoirs, une masse critique importante, qui reste un peu bloquée dans sa forteresse, mais je crois que ce n'est pas du fait des chercheurs. Tout est prêt à être diffusé, mais il y a un blocage. L'enseignement et la formation continue sont des vecteurs essentiels pour remédier à cette situation. Nous sommes plusieurs réseaux à avoir constaté notre échec à l'égard des écoles de journalisme, par exemple, qui constituent, pour l'instant, un bastion infranchissable, malgré la présence de journalistes très engagées lors de nos débats et de nos assises.

Le soutien à la diffusion et à la circulation des savoirs, ainsi qu'aux réseaux qui les portent, est un autre défi à relever, sans oublier la production. L'aide à la jeune recherche et les allocations sont le maillon indispensable pour que des travaux puissent être entrepris, la jeune génération contribuant elle-même à la circulation des savoirs par l'enseignement.

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