Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 26 mai 2016 à 15h00
Réhabilitation des fusillés pour l'exemple — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, chers collègues, nous commémorons depuis deux ans, et pour deux années encore, le centenaire de la Grande Guerre, et chaque 11 novembre, nous commémorons la fin de ce conflit, qui fut l’une des plus grandes tragédies de notre histoire.

Le rapporteur l’a rappelé, dimanche prochain aura lieu la commémoration des 100 ans de la bataille de Verdun, forte de symbole, autour du président Hollande et de la chancelière allemande Angela Merkel, trente-deux ans après le geste symbolique de François Mitterrand et de Helmut Kohl.

« Notre victoire n’était pas une victoire, et nous n’avons jamais été des vainqueurs », écrivait l’ancien dragon de 1914, Georges Bernanos, dans Les enfants humiliés.

Cette guerre n’a pas eu de vainqueur. Elle a simplement laissé deux peuples exsangues, deux peuples vaincus, privés de leur jeunesse par l’indicible horreur des tranchées, et la boue trempée de sang a définitivement sali le mythe glorieux d’une guerre victorieuse et patriotique.

C’est à la lumière de ce constat et du profond traumatisme culturel engendré par la Première Guerre mondiale que nous formulons aujourd’hui le voeu d’une réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de 1914-1918, ces fusillés pour l’exemple qui restent parmi les grands oubliés de notre mémoire commune.

Cette proposition, constituée d’un article unique, comporte également une demande de pardon de la Nation à leurs familles et au pays tout entier.

Certains ne manqueront pas, sans doute, d’accabler de sarcasmes cette initiative, en regrettant la propension de notre époque à se complaire dans les postures victimaires et compassionnelles.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit : il s’agit de porter une exigence de justice à l’égard de tous ces « civils déracinés » dont parlait Henri Barbusse, sous l’uniforme desquels on reconnaissait le laboureur, l’ouvrier, le Breton, l’Auvergnat, et qui furent condamnés à mort, le plus souvent de manière expéditive, par des conseils de guerre spéciaux ou parfois par de simples officiers, pour refus d’obéissance, abandon de poste ou désertion à l’ennemi.

La question des fusillés pour l’exemple constitue indubitablement un volet douloureux de notre histoire, une blessure qui ne s’est pas refermée. Elle renvoie à la condamnation par les tribunaux militaires et à l’exécution par l’armée de ses propres soldats, l’exécution d’hommes pourtant éprouvés par le déchaînement de la violence, jusqu’aux limites du supportable.

Douloureuse, cette question est aussi difficile : elle nous confronte à des drames individuels et familiaux, à des situations d’injustice humiliantes, à l’arbitraire de centaines d’exécutions.

Il est fréquent encore, dans les documentaires ou les manuels d’histoire, que l’on mette l’accent sur le poids qu’exerçait alors la « culture de guerre » et d’insister sur le large consentement des soldats à la boucherie à laquelle ils prenaient part.

C’est oublier combien l’épuisement et l’angoisse, la terreur occasionnée par ce que Genevoix a appelé cette « espèce de farce démente » purent avoir raison même des plus tenaces, conduisant certains à la folie, d’autres au suicide, d’autres encore à tenter désespérément de sauver leur vie ou celle de leurs frères d’armes, d’autres enfin au refus de combattre.

Le 7 novembre 2013, dans son allocution pour le lancement des commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale, que vous avez citée, monsieur le secrétaire d’État, le Président François Hollande a évoqué dans un autre extrait « ceux qui furent vaincus non par l’ennemi, mais par l’angoisse, par l’épuisement né des conditions extrêmes qui leur étaient imposées », rappelant que « certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes. »

À cette occasion, le président François Hollande avait annoncé l’ouverture d’une salle consacrée à l’histoire des fusillés au musée de l’Armée, aux Invalides, et la mise en ligne, sur le site « Mémoire des hommes », des dossiers des conseils de guerre. Il avait ainsi trouvé ce que les historiens nomment une « solution de connaissance » à la question de la réhabilitation des fusillés pour l’exemple.

Avant lui, en 1998 – cela a été rappelé par M. Candelier et par vous-même, monsieur le secrétaire d’État –, le Premier ministre, Lionel Jospin, avait rendu un inoubliable hommage aux mutins de Craonne sur le Chemin des Dames de 1917, qui, « épuisés par des attaques condamnées à l’avance et plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être sacrifiés. »

Lionel Jospin avait alors appelé à réintégrer ces soldats fusillés pour l’exemple dans la mémoire collective. Rappelons aussi l’hommage rendu par Nicolas Sarkozy, en novembre 2008 à Douaumont, et la réhabilitation, en 2012, du sous-lieutenant Chapelant, fusillé à vingt-trois ans sur son brancard. Ces prises de positions successives soulignent les progrès accomplis dans la voie de la reconnaissance des soldats exécutés pour l’exemple durant la Grande Guerre.

Il y a peu, on évoquait encore 953 soldats. Dans le cadre de son travail, notre rapporteur, Jean-Jacques Candelier, a pris en compte le comportement de certains d’entre eux, qui n’avait rien à voir avec le simple manquement à la discipline militaire. À la suite de ce travail, notre rapporteur est arrivé au chiffre de 618 au lieu de 953. Nous sommes nombreux aujourd’hui à souligner la nécessité de franchir un pas supplémentaire, celui de la réhabilitation collective des 618.

Certains de nos collègues préconisent un réexamen des dossiers afin de permettre aux soldats exécutés alors qu’ils avaient fait leur devoir d’avoir leur place sur nos monuments aux morts. Mais ce réexamen de l’ensemble des dossiers des fusillés pour l’exemple ne nous paraît pas faisable. Le réexamen au cas par cas ne pourrait aboutir qu’à la réhabilitation des seuls hommes dont l’arbitraire de la condamnation ne fait aucun doute, au détriment de tous les autres, alors même que le tiers des archives a disparu.

Nous ne saurions par ailleurs accepter de soumettre à un nouveau procès, un siècle après, et quelle qu’en soit l’issue, tous ces malheureux qui furent appelés sous le drapeau, se sont battus, ont souffert et ont connu, comme des millions d’autres, un destin tragique.

Comme le soulignait le brancardier musicien Leleu du 102e régiment d’infanterie, décoré de la Croix de guerre, que citait notre rapporteur : même si tous ne furent pas des héros, « ce n’est pas un moment de défaillance physique ou morale qui peut effacer leur sacrifice » ou nous permettre de porter sur eux un jugement.

La guerre de 1914-1918 demeure inscrite dans notre imaginaire collectif, non comme un épisode glorieux mais comme une folie épouvantable, un déchaînement de barbarie dont la bataille de Verdun et ses 300 jours d’enfer sont aujourd’hui le plus terrible symbole.

Qui oserait encore en faire aujourd’hui, de part et d’autre, un quelconque symbole d’unité nationale ? La bataille de Verdun comme cette guerre dans son ensemble ont définitivement perdu leur dimension nationale pour ne plus inspirer qu’un sentiment de tristesse et d’horreur devant le sacrifice sanglant de millions d’hommes.

La Première guerre mondiale fut la cristallisation de la haine réciproque de deux peuples, haine longuement entretenue et préparée, et que le pacifisme d’un Jaurès n’a pu désarmer.

Faut-il rappeler la propagande cocardière déversée alors sur le peuple français, illustrée par la fleur au fusil et alimentée par une xénophobie farouche diabolisant le soldat allemand ? 1,3 million de nos compatriotes ont disparu dans ce conflit, sans compter ceux qui sont décédés ensuite, en raison de blessures ou d’infections, sans compter non plus les quelque 700 000 orphelins, les 600 000 veuves, les millions de blessés et d’infirmes.

Les fusillés pour l’exemple étaient leurs frères, leurs parents, leurs compagnons d’armes. Tous ont partagé le même terrible destin, la même souffrance, qui fut alors celle du pays tout entier. C’est à ce titre que nous jugeons nécessaire et même indispensable, sans réveiller d’inutiles blessures, de leur offrir la reconnaissance de la Nation et de leur exprimer notre regret de ne pas avoir voulu les reconnaître plus tôt comme des enfants de la République, comme nos aïeux et comme nos frères. Oui, comme des enfants de la République.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion