Intervention de Ziad Majed

Réunion du 18 mai 2016 à 16h45
Mission d'information sur les moyens de daech

Ziad Majed, professeur à l'American University of Paris :

Lorsqu'on parle de solution politique, il est plus facile de faire des recommandations que d'entrer dans les détails.

Dans le cas syrien, il faut commencer par ne pas faire ce qui a été fait jusqu'à maintenant, c'est-à-dire abandonner le peuple syrien, considérer que le choix se résume à Bachar ou Daech – le peuple syrien devient invisible, deux forces confisquent la Syrie –, et croire qu'on peut compter sur des forces étrangères pour régler le problème. La Syrie a connu l'intervention américaine puis l'intervention russe, entre-temps l'intervention iranienne, celle du Hezbollah libanais, des milices chiites irakiennes, des milices des hazaras afghans. On est en train de faire exactement ce qu'il ne faut pas faire. On compte parfois sur les Kurdes mais cette solution crée des tensions avec une partie de la population arabe qui peuvent profiter à Daech dans certaines régions.

Le combat contre Daech en Syrie doit être mené par les Syriens, par la majorité arabe sunnite. Or, pour que cette majorité s'engage dans ce combat, il faut qu'elle obtienne ce pour quoi elle s'est soulevée en 2011, c'est-à-dire, la fin de la dictature de la famille Assad. Aujourd'hui, dans plusieurs rapports internationaux, sont identifiés des criminels de guerre, des crimes contre l'humanité. On connaît le noyau dur du pouvoir, la famille Assad avec leurs cousins, la famille Makhlouf et la famille Shalish. On peut envisager des négociations sérieuses avec les Russes ou les Iraniens pour les accueillir quelque part, pour ne pas parler de justice internationale directe dans un premier temps. On peut trouver au sein des institutions de l'État syrien, contrairement à ce qui a été fait en Irak en 2003, soit des technocrates, soit des anciens généraux à la retraite qui n'ont pas de sang sur les mains et qui peuvent garantir à la communauté alaouite une certaine protection. On peut penser à des anciens ministres, des notables, alaouites ou d'autres communautés, qui peuvent jouer un rôle dans une transition avec les représentants de groupes rebelles, de la coalition nationale syrienne et des Kurdes. On peut envisager un État décentralisé, contrairement à l'État central qui a longtemps exercé son pouvoir autoritaire. Plusieurs scénarios sont possibles mais la question centrale reste celle de la volonté politique de tourner la page des Assad, en faisant pression si nécessaire, sans laquelle on ne pourra malheureusement pas sortir du cercle vicieux, même si Daech perd du territoire. Le problème se pose dans les mêmes termes en Irak.

Certains considèrent que l'armée de Bachar el-Assad, épaulée par les Russes, les Iraniens et les milices libanaises, peut battre Daech. Peut-être, mais après, la Syrie connaîtra une occupation étrangère qui favorisera de nouveau l'émergence et la mobilisation de groupes comme Daech. Au-delà de la Syrie même, on note un malaise sunnite qui est nourri par le sentiment que l'Occident préfère les chiites, peut-être parce qu'ils sont minoritaires ou parce que certains, par anti-islamisme, parlent de l'Iran comme d'une grande civilisation, sous-entendu pré-islamique. Les chiites ne sont pas perçus comme des djihadistes même s'ils voyagent partout et se battent partout tandis que les sunnites sont vus comme djihadistes et dangereux. Cette perception entretient dans leur imaginaire collectif un sentiment d'injustice.

Il faut aussi avoir à l'esprit les dynamiques entre islamistes. Le discours des djihadistes l'emporte parfois sur un discours islamiste plus modéré qui considère que la participation politique est possible. Pourquoi ? À cause de plusieurs exemples récents : en Algérie, les islamistes gagnent les élections en 1991, s'ensuivent un coup d'État et une guerre terrible qui vont mettre fin à cette expérience politique – il ne s'agit pas de savoir s'ils étaient démocratiques – ; à Gaza, le Hamas gagne les élections, on le boycotte et le processus politique n'est pas respecté ; en Égypte, les Frères musulmans gagnent les élections après une révolution pacifique, mais un coup d'État militaire, en dépit du soutien d'une partie de la population, les chasse du pouvoir, dans le silence de la communauté internationale. Pour beaucoup, la voie électorale et la voie démocratique sont sans issue alors qu'elles peuvent les rendre moins rigides sur le plan idéologique – quand on fait de la politique, on est obligé de faire des alliances, des promesses, on ne peut pas présenter l'islam comme la solution en parlant d'économie, de finance ou d'environnement. Les islamistes n'ont pas été contraints au pragmatisme par leur pratique du pouvoir. Les djihadistes peuvent continuer à affirmer que le monde ne comprend que le langage de la violence.

S'agissant des Européens partant faire le djihad, je suis d'accord avec Bernard Rougier, mais je ne suis pas tout fait satisfait par une partie de sa réponse. Les textes obscurantistes ne mènent pas nécessairement à la violence. Ces textes existent depuis des décennies. Pourquoi maintenant et à partir des années quatre-vingt, des jeunes sont-ils prêts à partir, à tuer et à se faire tuer ? J'identifie une série d'éléments qui peuvent se cumuler : un sentiment d'injustice ou de marginalisation, certains évoquent les injustices faites au monde arabe ou la Palestine pour preuve de l'existence de deux poids deux mesures ; certains sont en quête de virilité ; d'autres ont perdu tout espoir ici, sans compter les réseaux sociaux. Il y a trente ou quarante ans, les jeunes ne voyaient pas à la télévision ce qui se passait en Irak, en Palestine ou en Afghanistan. Maintenant, ils le voient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sur les chaînes d'information. Ils y réagissent. Il y a évidemment la blessure de la guerre d'Algérie mais aussi les nouveaux discours de certains salafistes selon lesquels le djihad offrira une rédemption, y compris aux délinquants – c'est le cas de la plupart des djihadistes européens. Il y a le modèle du grand frère martyre qui part se sacrifier pour la cause de l'islam, qui remplace d'autres modèles qui existaient avant dans certaines banlieues ou certaines cités.

Il faut également souligner l'aspect psychologique. Récemment, un article très intéressant de Fethi Benslama évoquait la question du « surmusulman ». Enfin, une enquête du MI6 en Grande-Bretagne montre que les djihadistes ne lisent pas nécessairement la lecture obscurantiste. Ils achètent sur Amazon L'islam pour les nuls pour avoir quelques idées et pour passer à l'acte. Le génie diabolique du djihadisme aujourd'hui, c'est ce passage à l'acte très rapide qui ne nécessite pas une construction idéologique, bien qu'elle existe en cas de besoin pour convaincre les hésitants. L'acte fait d'eux des héros. Les Européens partent avec l'idée qu'ils vont vivre le vrai islam, qu'ils pourront épouser une femme qui est une vraie musulmane, qui n'a pas été aliénée par la culture occidentale.

Les raisons sont donc multiples. Encore une fois, la clé pour dissiper ces illusions et ces fantasmes se trouve dans les solutions politiques des grands conflits du Moyen-Orient. Parallèlement, un important travail reste à accomplir dans la société française et dans l'Union européenne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion