Intervention de Stéphane Lacroix

Réunion du 18 mai 2016 à 16h45
Mission d'information sur les moyens de daech

Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d'études et de recherches internationales, CERI :

Je vais déplacer la focale vers un pays encore un peu plus périphérique pour Daech mais où la menace est probablement grandissante, à tout le moins, mérite d'être regardée de près.

L'Égypte est dans une situation paradoxale au regard de l'histoire du djihadisme parce que d'un côté, ce pays a fourni toute une partie des idéologues et des premiers groupes djihadistes contemporains – on a parlé de Sayyed Qutb qui est peut-être le père intellectuel du djihadisme, mort en 1966, qui était égyptien ; c'est en Égypte que se développent dans les années soixante-dix les premiers groupes islamistes violents qui sont là encore à la racine de ce qui deviendra le djihadisme – le Jihad islamique et la Gamaa islamiyya qui vont conjointement assassiner le président Sadate en 1981. Le terreau est donc ancien. Dans le même temps, Al-Qaïda, en tant qu'organisation djihadiste globale, va s'implanter relativement tard en Égypte. Il faudra attendre l'après printemps arabe, au grand dam d'Ayman al-Zawahiri, le chef actuel d'Al-Qaïda, qui déplore en tant qu'égyptien de n'avoir pas réussi à créer une filiale en Égypte plus tôt.

Pourquoi ? Parce que, pour simplifier, sous Moubarak, d'une part, les services de sécurité, omniprésents et omnipotents, exerçaient un contrôle sécuritaire extrêmement fort et d'autre part, parce que le régime avait réussi, de manière assez intelligente entre guillemets, à utiliser les Frères musulmans, une organisation très puissante en Égypte – deux millions de membres il y a quelques années encore – comme une sorte de rempart qui permettait de capter la demande islamiste et de la canaliser dans un sens légaliste. Sous Moubarak, les Frères musulmans sont tolérés, ils sont très présents dans l'action sociale, ils sont même représentés au Parlement ; ils jouent un jeu un peu ambigu avec le pouvoir qui d'une certaine manière sert les intérêts de ce dernier en permettant qu'une forme de stabilité politique s'installe dans le pays. Ce n'est qu'après la chute de Moubarak que va se développer un mouvement puissant qui se réclame du djihad, dans une région qui jusque-là avait été très marginale dans l'histoire du djihadisme : le Sinaï. La plupart des groupes des années soixante-dix dont j'ai parlé étaient implantés en Haute Égypte, cette région qui va de Assiout à Louxor et Assouan. Le Sinaï est donc un nouveau venu dans l'histoire du djihadisme égyptien. Pourquoi le Sinaï ? Un mot d'abord sur la spécificité de cette région en Égypte : elle présente un tissu social qui la distingue du reste de l'Égypte, puisqu'il est très tribal – la tribu continue d'être la structure sociale dominante alors que dans le reste du pays, ce n'est pas le cas, sauf dans certains endroits de Haute Égypte mais jamais de la manière dont cela s'exprime au Sinaï. Ce tissu social tribal est beaucoup plus lié d'un côté au Néguev et à la Jordanie, et de l'autre à l'Arabie saoudite en termes d'imaginaire et de liens de parenté qu'au reste de l'Égypte. Il y a toujours eu une spécificité du Sinaï.

Surtout, le Sinaï a été occupé par Israël après la guerre de 1967 et rendu à l'Égypte, quinze plus tard, en 1982, aux termes des accords de Camp David. Depuis, il a été victime d'une sorte de préjugé défavorable de la part du pouvoir égyptien qui était persuadé que les Israéliens avaient laissé des informateurs parmi la population ; le pouvoir central a toujours manifesté une très grande méfiance vis-à-vis du Sinaï dont les allégeances semblaient douteuses. Cette perception va avoir pour conséquence la discrimination des populations du Sinaï : elles ne sont pas ou très peu recrutées dans l'armée et les services de sécurité puisque leurs allégeances sont considérées comme suspectes ; le développement de la région est complètement négligé : seuls la région de Charm el Cheikh et les centres touristiques de la péninsule profitent du développement mais y travaillent essentiellement des employés venus du reste de l'Égypte ; le développement touristique ne profite pas aux habitants du Sinaï qui voient d'autres venir prendre les emplois. La région a été tenue à l'écart. La seule activité qui reste aux tribus du Sinaï pour survivre, c'est la contrebande, qui est florissante, en particulier avec Gaza. Cette contrebande concerne des armes, plein de choses, parfois des migrants. Les tribus vivent donc grâce à ce système D qui compense les faillites de l'État.

Cette situation va créer un mécontentement grandissant dans la région qui va s'exprimer politiquement dans les années 2000 avec l'apparition des premiers groupes djihadistes. En 2004 et 2005, on voit les premiers attentats commis par un groupe appelé Al-Tawhid wal-Jihad qui visent des centres touristiques ; en 2006, le pouvoir crie victoire pensant avoir démantelé la cellule. Or, ce sont des gens provenant de cette mouvance qui, en 2011, au lendemain de la révolution, passent de nouveau à l'action sous un autre nom Ansar Beit el-Maqdis, les partisans de Jérusalem, et avec une nouvelle stratégie : viser chaque mois le gazoduc livrant du gaz à Israël. Cette action va les rendre assez populaires en Égypte car on reproche à Moubarak la livraison de gaz à Israël à des prix préférentiels, qui ont été négociés de manière opaque et qui permettent aussi de nourrir la corruption du système. Plus d'une vingtaine d'attentats seront commis en 2011 et 2012 contre le gazoduc. Ce groupe profite du vide sécuritaire qui suit la révolution pour s'étendre. Il tire aussi parti de ses liens avec Gaza : une connexion va s'établir entre les salafistes djihadistes de Gaza et le groupe du Sinaï. Après l'offensive du Hamas en 2009, les groupes de salafistes djihadistes vont se réfugier au Sinaï. Le Sinaï devient la base arrière des groupes djihadistes à Gaza tandis que Gaza devient celle des groupes djihadistes au Sinaï, les uns et les autres passant par les tunnels.

Le groupe Ansar Beit El-Maqdis possède une composante palestinienne mais il recrute essentiellement dans les tribus du Sinaï. Il continue à se développer à partir de cette période en adoptant une rhétorique qui s'identifie de plus en plus ouvertement à al-Qaïda. À partir de 2012, on voit apparaître des vidéos dans lesquelles sont revendiqués les attentats contre le gazoduc, avec une rhétorique salafiste-djihadiste, c'est-à-dire qui s'inscrit dans une logique globale et qui rejette le processus politique en Égypte commencé au lendemain de la révolution ainsi que les Frères musulmans. Dès le départ, ce groupe se pose en rupture avec les Frères musulmans : il excommunie Morsi dès le début de son mandat et se veut une alternative radicale aux Frères musulmans. Il continue à prospérer sous Morsi puisque celui-ci, refusant la logique sécuritaire, essaie de négocier avec eux ; il envoie des émissaires, sans aucun autre effet que celui de leur permettre de gagner du temps et de prolonger la période de vide sécuritaire qui prend fin avec le coup d'État du 3 juillet 2013, le renversement de Morsi et la prise de pouvoir d'al-Sissi. Le coup d'état va provoquer un changement de rhétorique complet de la part de ce groupe. Jusque-là, son discours était axé sur la lutte contre Israël dans une logique djihadiste globale. À partir de l'été 2013, en particulier au lendemain des massacres du mois d'août 2013 contre les partisans de Mohamed Morsi, rassemblés sur la place Rabaa au Caire, qui vont faire plus d'un millier de morts – c'est un événement effrayant et unique dans l'histoire moderne de l'Égypte sur lequel le groupe capitalise pour se poser en premier groupe djihadiste qui lutte contre l'État égyptien –, il va rediriger ses attaques vers la police et l'armée égyptienne. Un certain nombre d'attentats vont avoir lieu au Sinaï mais aussi à l'extérieur, les plus médiatisés à l'époque étant un grand attentat contre le commissariat de police de la ville de Mansoûrah dans le delta et une tentative d'assassinat contre le ministre de l'intérieur. Ces attaques vont continuer et ne jamais cesser ; les plus spectaculaires seront par la suite l'assassinat du procureur général à l'été 2015 et plus tard l'attentat contre l'avion russe au départ de Charm el Cheikh à l'automne 2015. Même si le groupe alterne les phases où il est très actif et celles où il est en repli, les chiffres annuels confirment que la violence est en constante augmentation depuis trois ans.

Comment ce groupe va-t-il s'implanter et diffuser cette violence ? À partir de l'été 2013, il s'impose face à tous les autres groupes djihadistes, d'abord grâce à ses attaques spectaculaires. Il accroît ensuite sa visibilité en novembre 2014 en prêtant allégeance à l'État islamique (EI) et en devenant « Wilayat Sinaï », la province du Sinaï de l'État islamique. Sa visibilité et sa place de premier groupe djihadiste d'Égypte vont lui permettre d'agréger de nombreux éléments – pour analyser l'EI, il faut le penser comme un agrégateur ; s'il est difficile d'établir les profils de ceux qui rejoignent l'EI, c'est parce qu'il agrège des choses très diverses. Le groupe agrège d'abord un ressentiment des tribus du Sinaï qui est grandissant après l'été 2013. Pourquoi ? Parce que le pouvoir va répondre par une campagne de contre-terrorisme complètement indiscriminée et très violente qui s'apparente à une politique de la terre brûlée, il punit collectivement les habitants du Sinaï en détruisant des villages entiers, en rasant des maisons. Dans cette société tribale, si un membre de la tribu est touché, on est solidaire avec lui. Avec cette campagne de contre-terrorisme indiscriminée, le pouvoir va se couper d'une partie de la population du Sinaï qui, pour une part, va rejoindre l'EI et dans sa grande majorité, va offrir à ce dernier un environnement favorable. Aujourd'hui, le pouvoir est complètement coupé de la société réelle du Sinaï, il n'a plus d'informateurs. Quand elle n'a pas rejoint l'EI, la société est d'une certaine manière complice, elle protège et offre un refuge à ses combattants.

Le groupe va aussi s'étendre au reste de l'Égypte après 2013 en agrégeant une partie de la mouvance djihadiste – certains d'entre eux sont d'anciens djihadistes libérés après la révolution ; le conseil militaire, en 2011, après la chute de Moubarak, a libéré de nombreux prisonniers, en particulier des djihadistes qui pour certains sont revenus à leurs premières amours. La capacité de l'État islamique à agréger est toutefois limitée par sa rivalité avec al-Qaïda. Le groupe al-Mourabitoune va ainsi prêter allégeance à al-Qaïda contre l'EI. L'EI va réussir à rassembler une partie des anciens djihadistes mais certains vont préférer conserver l'étiquette al-Qaïda. Malgré tout, il parvient à s'implanter dans des régions où il n'était pas présent jusqu'alors, que ce soit dans le delta, en Haute-Egypte, au Caire, etc.

Le groupe va de plus en plus chercher à s'implanter auprès de la jeunesse des Frères musulmans, des jeunes radicalisés qui sont en rupture de ban avec la confrérie et qui sont susceptibles de souscrire à une rhétorique plus radicale.

Pour comprendre, il faut revenir sur la situation des Frères musulmans après le coup d'État de 2013. Ces derniers ont été renversés par la force le 3 juillet 2013. Certes, des manifestations monstre vont amener à ce renversement mais les Frères musulmans considèrent que le pouvoir leur a été confisqué de manière arbitraire. À l'été 2013, sont perpétrés de grands massacres dont le plus important est celui de Rabaa, qui va faire un millier de morts. Ensuite, ils vont être arrêtés par milliers. On compte aujourd'hui en Égypte une cinquantaine de milliers de prisonniers politiques dont la plupart sont des Frères musulmans ou des sympathisants. La structure est complètement désorganisée. La plupart des chefs sont en prison, quelques-uns en exil. Elle a même perdu ce qui était un peu sa marque de fabrique, cette hiérarchisation aujourd'hui complètement désarticulée. En décembre 2013, les Frères musulmans vont officiellement être déclarés par le pouvoir organisation terroriste. Depuis, ils font l'objet d'une campagne de répression qui atteint des sommets, qui n'a rien à voir avec la période Moubarak. On est revenu à un pouvoir autoritaire à la manière nassérienne, sans l'idéologie, ni les ressources qu'avait Nasser. Sissi fait du nassérisme cinquante ans plus tard mais sans ce qui faisait la recette et le succès jusqu'à un certain point du nassérisme.

Aujourd'hui, un certain nombre de jeunes appartenant aux Frères musulmans veulent prendre leur revanche. Ils sont déconnectés de la direction qui continue à souhaiter une solution pacifique. Deux discours coexistent : celui des dirigeants qui escomptent toujours une solution négociée avec le pouvoir – les Frères musulmans sont des politiciens, ils pensent qu'ils finiront par s'asseoir avec les généraux et qu'on reviendra à un système de type Moubarak dans lequel le pouvoir leur refera une place, ce qui les conduit à refuser l'escalade et à espérer un processus politique. L'autre discours est celui d'une jeunesse qui se sent de moins en moins représentée par le sommet, qui est de moins en moins sous son contrôle et qui veut passer à l'action. Depuis 2014, des petits groupes liés à la jeunesse des Frères musulmans, ayant pris différents noms : « punition révolutionnaire », « comité de la résistance populaire », « Molotov », mènent des actions de violence ciblée contre la police et l'armée égyptienne. Il existe en Égypte une violence qui n'émane ni d'al-Qaïda, ni de l'EI mais de groupes autonomes et qui se distingue par son caractère plus ciblé. Les jeunes issus des Frères musulmans évitent les attentats dans un lieu public, ils sont plutôt dans une logique d'assassinats ciblés. Cette violence fait au moins autant de victimes que l'autre mais elle passe en dessous des radars. C'est là que se trouve l'enjeu : cette jeunesse qui, si la situation perdure, va de plus en plus souscrire à la rhétorique de l'EI. La jonction entre les deux ne s'est pas encore faite. Les jeunes ex-Frères musulmans ayant rejoint l'EU restent pour le moment en petit nombre – l'EI compte 1 000 à 2 000 membres – mais cette jeunesse représente un vivier énorme dans lequel l'EI pourra puiser. Ce n'est pas encore le cas mais si les choses restent en l'état, on pourrait voir une jonction se faire.

La seule solution, je reviens à ce que disaient Ziad Majed et Bernard Rougier, se trouve donc dans le processus politique. Tant qu'il n'y a pas de processus politique et que la répression est violente, toute une partie de la jeunesse est susceptible de rejoindre les rangs de l'EI. Plus le temps passe, plus le processus politique sera difficile à mener en Égypte. La direction des Frères musulmans perd de plus en plus le contrôle de sa base. Plus il attend, plus le pouvoir, si un jour il se décide à négocier, risque de le faire avec des gens qui ne représentent plus personne et qui ne sont plus capables de tenir leur propre base. Cette situation est très problématique. Pour l'instant, le pouvoir refuse le processus politique, au point qu'il a adopté une stratégie systématique d'élimination des forces politiques mais aussi de la société civile : la campagne de répression vise bien au-delà des Frères musulmans, les activistes de gauche par exemple. Tout ce qui fait la société civile égyptienne est aujourd'hui menacé et en partie détruit. Cette évolution est très préoccupante. Le pouvoir s'est construit sur la rhétorique que nous connaissons des régimes autoritaires arabes « moi ou les djihadistes ». Depuis trois ans, on a l'impression qu'il essaie de faire advenir la prophétie. C'est inquiétant. En tout cas, c'est un pari risqué.

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