Intervention de Bernard Rougier

Réunion du 18 mai 2016 à 16h45
Mission d'information sur les moyens de daech

Bernard Rougier, professeur à l'Université de Paris III :

Je suis d'accord sur un point avec Ziad Majed, à savoir qu'il n'y aura pas de changement en Irak ou en Syrie sans une force sunnite démocratique soutenue de l'extérieur. L'effet pervers de l'aide donnée aux organisations kurdes est que si cette dernière porte ses fruits sur le plan militaire, elle inquiète les sunnites : quel sera l'avenir de Mossoul si la ville est reconquise par le gouvernement ? Y a-t-il un risque de purification ethnique au détriment des Arabes ? Les mémoires anthropologiques anciennes sont réactivées dans les temps de crise.

Je souhaite revenir dans les années quatre-vingt-dix pour tracer une perspective historique. Le Liban, et plus généralement le Levant, est le terminal de deux dynamiques contradictoires qui se sont constituées dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix : le djihad chiite et le djihad sunnite.

Le djihad sunnite a bâti sa mythologie et son idéologie autour de l'Afghanistan des années quatre-vingt. À peu près à la même époque, l'idéologie du chiisme militant révolutionnaire se construit à la suite de la révolution iranienne de 1978-1979. Ces deux dynamiques vont se côtoyer avant de s'affronter.

Il faut avoir présent à l'esprit, notamment au Liban et en Syrie, dans les années quatre-vingt-dix, un durcissement du discours idéologique qui est lié au processus de paix israélo-palestinien et à l'échec progressif de celui-ci. À ce moment-là, se met en place ce qu'on appelle l'idéologie de la résistance, de la « moukawama », de la « moumanaha », de l'obstruction à l'Occident, idéologie construite par le pouvoir et l'appareil de propagande, en Iran et en Syrie, qui condamne le principe de la paix, qualifie Arafat de traître et l'Autorité palestinienne d'institution illégitime. On ne peut pas comprendre ce qui se passe dans un pays sans prendre en considération la situation dans la région. Ce discours révolutionnaire de lutte contre les Occidentaux et contre le processus de paix au niveau politique va nourrir dans le milieu sunnite un durcissement, autour de ces questions : pourquoi y-a t-il un islamisme presque officiel, un islamisme mêlé d'éléments révolutionnaires nationalistes arabes, une nouvelle idéologie qui va durcir les élites syriennes au Liban et en Syrie et pourquoi n'avons-nous pas le droit également de lutter contre Israël ? Pourquoi le Hezbollah détient et verrouille le front au sud Liban alors que nous militants sunnites islamistes n'avons pas la possibilité de nous battre contre l'ennemi israélien et de faire valoir nos droits ?

On assiste alors au retour de toute une « graphie » anti-chiite, une littérature médiévale qui accuse les chiites d'être des hypocrites et qui fait écho à la situation ; les sunnites constatent que ce grand système de résistance régional verrouille le front au Sud Liban, a des alliés au Hamas et au djihad islamique, lutte avec l'appui de l'appareil iranien et de l'appareil syrien contre le processus de paix tandis qu'eux sont dépourvus de moyens d'action. Au fond, cette concomitance entre ces deux logiques va aboutir à une coupure en milieu sunnite – c'est vrai à la fois pour la Syrie et pour le Liban – : d'un côté, la bourgeoisie va bénéficier des avantages de la libéralisation économique sous Bachar el-Assad ; elle va accepter d'être apolitique à condition d'en retirer un certain nombre de bénéfices ; de l'autre, une classe moyenne inférieure ou une prolétarisation progressive de la population sunnite va se retrouver en quelque sorte dans la périphérie, elle perd ses modes d'accès à l'État avec la crise du parti Baas, qui, sous Hafez el-Assad, était capable de relayer des demandes sociales et de servir de courroie de transmission entre la société et le régime. Le parti Baas est également marginalisé. La crise syrienne est au fond une crise des périphéries, des villes moyennes, des bourgs, parfois des villes comme Raqqa, Der'â ou Homs qui ont été autrefois plutôt privilégiées par le régime.

Un clivage idéologique va donc se former entre ces deux formes de djihad – l'un soutenu par un appareil d'État, l'autre totalement marginalisé – qui va radicaliser les milieux populaires. Cette double logique va travailler des milieux sunnites militants au Liban, essentiellement d'abord dans les camps palestiniens, puis dans les quartiers populaires, surtout au Nord Liban, à Tripoli ; à l'intérieur des camps palestiniens, des enclaves salafo-djihadistes vont se constituer. Les manuels scolaires vont être modifiés. L'enseignement de Mahmoud Darwich est interdit car il est considéré comme un poète licencieux, qui prône la débauche et qui n'est pas islamique. On assiste à une resocialisation profonde en milieu palestinien, qui n'occupe pas l'essentiel des camps mais des enclaves et qui s'opère en coopération avec des institutions religieuses dans le Golfe et aussi des commerçants palestiniens, libanais au Danemark ou en Europe. Progressivement, une géographie salafiste se met en place au Liban, un peu moins en Syrie, dont certains éléments sont extrêmement politisés ; d'autres préfèrent se reconnaître dans un salafisme apolitique, qu'on appelle souvent quiétiste, mais qui est la manifestation d'un refus des institutions. Le régime syrien, quand il occupait le Liban, a laissé faire très largement ce processus de salafisation d'une partie de la population sunnite libanaise ; le fait de les voir refuser le principe de vote et de considérer Rafic Hariri, le leader sunnite de l'époque, comme un mécréant ne le dérangeait pas, d'autant plus que la diffusion de cet islamisme sunnite en milieu libanais affaiblit la communauté sunnite. L'islamisme au Liban est un facteur de destruction de la communauté sunnite tandis qu'il est un facteur de renforcement de la communauté chiite, à travers le Hezbollah. Cette idéologie a des effets déstructurants en milieu sunnite, et structurants en milieu chiite. La dépolitisation marginalise le Premier ministre de l'époque Rafic Hariri avant son assassinat.

La marginalisation des sunnites trouve sa traduction géographique : il est très intéressant de noter que l'est d'Alep est occupé par des banlieues, des grandes barres d'immeubles, des taudis, des ghettos. On observe le même type de séparation géographique dans la ville de Tripoli, qui est la ville sunnite la plus importante au Nord Liban. Le clivage au sein de la communauté sunnite est au moins aussi important, me semble-t-il, que le clivage entre sunnites et chiites. Les éléments les plus radicalisés à l'intérieur des milieux sunnites salafo-djihadistes vont miser sur la force du clivage entre sunnites et chiites et l'attiser. Pourquoi ? Parce que c'est une façon de disqualifier les élites civiles en milieu sunnite qui souhaitent travailler en Irak, en Syrie ou au Liban dans des formules de cohabitation, qui ne jettent pas l'anathème sur le membre d'une autre communauté.

Ce qu'il faut voir à travers Daech, Jahbat al-Nosra et tous les groupes djihadistes et salafistes, c'est la force du clivage idéologique et social qui bouleverse et traverse les communautés sunnites au Moyen-Orient. Cette dimension, que je qualifie presque de lutte des classes, est l'un des facteurs très importants selon moi du succès de ces organisations. Les recompositions sociales profondes à la faveur de la guerre entraînent le rejet d'élites potentielles : dans le cas libanais, c'est le rejet des Hariri et des ohamas, les chefs politiques traditionnels ; dans le cas syrien, en l'absence de représentation politique sunnite, c'est le rejet des élites civiles – médecins, avocats, militaires, tous ceux qui sont compromis avec le régime.

J'ai recueilli des témoignages de jeunes, notamment dans la région de Homs, qui ont constitué des milices salafistes contre le régime. Pour eux, il n'était pas question de suivre des officiers qui avaient fait défection de l'armée syrienne parce qu'ils continuaient d'être le symbole de Bachar el-Assad, même s'ils avaient quitté l'armée ; ils considéraient qu'ils n'avaient pas à se soumettre à des gens qui les ont dominés pendant toutes ces années. Ils voulaient constituer eux-mêmes leurs brigades, se laisser pousser la barbe et obtenir l'argent du Golfe.

Je veux montrer que dans les années quatre-vingt-dix, avec la crise puis l'échec du processus de paix, se développent deux logiques djihadistes, l'une qui renforce les appareils d'État du côté chiite, l'autre qui construit des enclaves du côté sunnite. Ces deux logiques vont finir par s'affronter après avoir cohabité. Elles ont cohabité paradoxalement parce que, notamment dans le cas libanais, la politique du Hezbollah a consisté aussi à jouer la fragmentation et la radicalisation en milieu sunnite. Des relais du Hezbollah – j'insiste sur l'importance démographique et symbolique du Nord Liban – ont expliqué à leurs ouailles que les Hariri étaient des mécréants parce qu'ils finançaient des églises. Du fait de la rivalité mimétique entre les deux formes de djihad, le djihad chiite contribue aussi à radicaliser en milieu sunnite par ces formes de surenchère.

Aujourd'hui, le Liban connaît une crise de toute forme de leadership civil. La famille Hariri et d'autres, comme les Mikati au Nord Liban, ont le plus grand mal à contrôler une communauté qui est en train, non pas de se dissoudre, mais de disparaître en tant que telle. Le Liban a été l'héritier d'un modèle ottoman, d'un modèle clientéliste qui a permis aux élites de continuer à valoriser un islam sous une forme culturelle et consensuelle, un islam comme religion. Aujourd'hui, l'islam ou l'islamisme comme idéologie brise cette culture politique de la cohabitation et du clientélisme. L'hypothèse et le risque, c'est de voir que les élites civiles politiques sunnites ne parviennent plus à contrôler une communauté en voie d'éclatement et qu'une partie de la population, face au succès du Hezbollah, face à ce qu'elle perçoit comme une connivence entre l'armée libanaise et l'appareil de sécurité du Hezbollah, préfère se dire : quelles sont les organisations capables de nous défendre ? Au pire Daech, un peu mieux, Jahbat al-Nosra dont l'image, bien meilleure, est celle d'une organisation courageuse, beaucoup plus pragmatique, qui sait gérer les situations locales et qui n'assassine pas les gens sur la base de leurs préférences. Une partie de la population dans les milieux populaires bascule vers cette forme de salafo-djihadisme. Derrière Daech, il existe d'autres formes de salafisme qui entretiennent la crise de la communauté. La question est la suivante : avons-nous les moyens de donner le pouvoir à des élites politiques civiles en milieu sunnite ? Le grand discours des salafistes sunnites au Liban est le suivant : le Hezbollah a fait une opération militaire à Beyrouth en 2008, vous n'avez pas été aidés par les Français et les Américains ; par conséquent, nous sommes les seuls à pouvoir réussir à défendre les droits des sunnites ; en disant cela, ils contribuent à détruire les contours de la communauté sunnite au Liban.

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