Intervention de Ziad Majed

Réunion du 18 mai 2016 à 16h45
Mission d'information sur les moyens de daech

Ziad Majed, professeur à l'American University of Paris :

Nous sommes beaucoup plus dans l'incertitude que dans les certitudes au Moyen-Orient aujourd'hui alors que nous vivons une phase historique.

Daech existe aujourd'hui sous quatre formes : Daech en Irak, Daech en Syrie, Daech l'internationale djihadiste recrutant des jeunes dans des dizaines de pays de monde et les métastases – au Yémen, en Libye, en Égypte, pays dans lesquels des cellules commencent à se développer.

On peut discerner plusieurs raisons à l'émergence de l'organisation et à son évolution en Syrie, comme en Irak. La première d'entre elles est l'existence d'une littérature idéologique djihadiste. Des textes fondateurs à partir de la fin des années soixante, notamment de Sayyid Qutb en Égypte, prônent le djihad afin de changer l'ordre des choses et de faire face aux ennemis, non seulement lointains mais aussi locaux – les régimes, les sociétés qualifiées de « Jahiliya » ou de non-musulmanes. Vient ensuite la période du djihad afghan, avec le soutien des monarchies de Golfe, mais également du Pakistan et des États-Unis, puis, plusieurs autres événements, notamment l'invasion de l'Irak et la montée d'al-Qaïda en Irak. En outre, il ne faut pas oublier que dans la plupart des pays arabes, les régimes despotiques ont complètement détruit le champ politique pendant de longues décennies. Sur les ruines de ce dernier, les discours nihilistes, comme celui d'al-Qaïda puis de Daech, ont pu prospérer et séduire une partie de la jeunesse.

Daech en Syrie est né en avril 2013, vingt-cinq mois après la révolution syrienne et les mobilisations populaires, d'abord pacifiques avant d'opter pour la lutte armée, qui ont débouché sur un conflit syro-syrien qui s'est rapidement régionalisé.

L'évolution de Daech s'appuie sur une stratégie assez claire. En Syrie, Daech souhaitait contrôler les zones à proximité de la frontière irakienne où la branche irakienne de l'organisation était bien implantée – Daech en Irak est l'un des produits d'al-Qaïda, dirigé par le jordanien al-Zarqaoui, qui a été tué ; ce groupe a été défait militairement avant d'émerger de nouveau avec à sa tête un premier Baghdadi avant qu'Abou Bakr al-Baghdadi, l'actuel chef de Daech, prenne le relais. L'appel de ce dernier à créer un État islamique, à cheval entre l'Irak et la Syrie, pour devenir plus tard le califat, supposait le contrôle des zones frontalières de l'Irak en Syrie, c'est-à-dire Deïr ez Zor et Raqqa, dans l'est du pays.

Ces zones présentent des caractéristiques sociales, économiques et naturelles qui servent Daech. Ce sont des régions arides, peu peuplées – Daech n'a pas à gérer une population importante –, et traversées par l'Euphrate – le fleuve qui traverse la Syrie pour arriver en Irak ; ce sont des zones tribales – Daech peut plus facilement gérer les relations avec les tribus, trouver des compromis en matière de recrutement et de financement ; ce sont des zones riches en pétrole dont le commerce va alimenter les caisses de Daech et lui permettre de financer le recrutement. Ces zones, qui sont frappées à partir de 2009 par la sécheresse, avaient déjà connu une marginalisation économique à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, avec la libéralisation économique du régime Assad fils. Elles étaient des candidates idéales pour passer sous le contrôle de Daech.

Daech va vendre du pétrole à plusieurs clients : le premier d'entre eux sera le régime syrien ; l'homme d'affaires très proche de Bachar el-Assad, George Haswani, qui figure aujourd'hui sur la liste des sanctions de l'Union européenne comme sur celle des États-Unis, organisait les échanges entre le régime Assad et Daech dans ce domaine. Mais du pétrole sera vendu à d'autres, des hommes d'affaires, dans les zones contrôlées par l'opposition ou en Irak à travers les zones kurdes, mais aussi des hommes d'affaires turcs.

Ces zones étaient importantes pour une autre raison. L'opposition syrienne les avait libérées ou les contrôlait. Les combats entre avril 2013 et juillet 2014 vont donc surtout opposer l'opposition syrienne, qu'il s'agisse de l'Armée syrienne libre ou des formations islamistes nationales syriennes, à Daech qui va progressivement s'imposer. De son côté, l'opposition va chasser les cellules de Daech du nord-ouest du pays, c'est-à-dire d'Idlib et de l'ouest de la ville d'Alep. Daech va consolider sa présence dans la région de l'est et donner corps à la prophétie auto-réalisatrice annoncée par le régime Assad. Celui-ci peut ainsi faire la démonstration que l'alternative, c'est Daech. Depuis 2013, le régime de Damas essayait d'imposer cette idée et de faire du choix entre lui et Daech la véritable équation syrienne.

Daech a tiré profit dans son recrutement du processus de victimisation consécutif aux attaques chimiques de la Ghouta, à Damas, en août 2013. Le sentiment d'abandon par la communauté internationale, né de l'absence de réaction à ces attaques qui ont tué plus de 1400 personnes, a conduit de nombreux Syriens à abandonner la lutte et à considérer que le monde était aveugle à leur souffrance. Ce sentiment a aidé Daech à recruter, peut-être à l'extérieur de la Syrie. Il a également alimenté le discours de victimisation qui était déjà présent en Irak : beaucoup d'Arabes sunnites considèrent qu'ils ont été marginalisés à partir de 2003 et la chute de Saddam Hussein, l'installation d'un nouveau gouvernement à Bagdad ainsi que la montée en puissance des forces chiites irakiennes, soutenues par l'Iran. Certains soutiennent Daech, pas nécessairement pour des raisons idéologiques mais en réaction à l'hégémonie chiite irakienne. Une bonne partie des chefs militaires de Daech en Syrie, comme en Irak, sont des anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein. Le fameux Haji Bakr, qui était à la tête de l'organisation en Syrie et qui a été tué au nord d'Alep par l'opposition syrienne, était un ancien officier de renseignement de l'armée de Saddam Hussein. Il s'est inspiré des méthodes de travail des services de renseignement irakiens pour le recrutement et l'organisation du renseignement au niveau local en Syrie. L'expérience s'est transmise du système de Saddam Hussein à Daech. L'organisation tire profit, en Syrie, du sentiment d'abandon d'une bonne partie des Syriens face aux barils explosifs et à la violence inouïe du régime et, en Irak, de la marginalisation des sunnites arabes et de l'hégémonie chiite.

Comment Daech évolue ensuite, après l'annonce du califat à Bagdad et Damas, symbolisant l'empire omeyyade et l'empire abbasside ? Abou Bakr al-Baghdadi souhaite créer des fantasmes pour séduire et attirer non seulement ceux qui sont à l'extérieur de la région mais aussi ceux qui sont à l'intérieur. Il leur fait miroiter une véritable alternative, un État capable de fonctionner, selon des principes du 7e siècle, et doté d'une certaine légitimité – rendant difficile pour de nombreux oulémas musulmans dans la région de l'attaquer sur ce plan-là – tout en utilisant des outils du 21e siècle pour justifier ses actions, faire de la propagande et améliorer le recrutement. La violence qu'il diffuse lui garantit une attention permanente des médias en raison de son caractère spectaculaire et sensationnel – décapitations, formes barbares de violence – qui peut attirer des gens fascinés par la violence. Cette omniprésence témoigne en même temps d'une certaine puissance, qui repose sur une assise territoriale, une gestion du territoire, le pétrole mais aussi les rançons, le commerce illégal des antiquités, les impôts sur la population locale et les actes guerriers qui permettent de récupérer des armes et de se réorganiser – c'est le cas à chaque fois qu'ils prennent une localité, à Mossoul en Irak, comme à Tabqa en Syrie ou à Tadmor (Palmyre). Ils arrivent à gérer les avancées militaires et à digérer les revers qu'ils subissent, en essayant de rebondir dans d'autres régions.

Depuis les différentes interventions militaires, dirigées par les États-Unis puis les Russes, il est certain que Daech a perdu du terrain, en Irak comme en Syrie. Mais les pertes restent très limitées. Alors que les Américains bombardent en Syrie et en Irak depuis la fin de l'été 2014 et les Russes depuis fin septembre 2015 – ces bombardements ont visé beaucoup plus l'opposition syrienne que Daech, mais dans certaines localités, Daech a également été pris pour cible – le rapport de forces n'a pas été drastiquement modifié. Malgré la perte de Palmyre, Daech continue de contrôler les régions de Raqqa et de Deir ez Zôr, son assise territoriale la plus importante. Des zones ont été perdues face aux milices kurdes appuyées par l'aviation américaine. Daech affronte aujourd'hui l'opposition syrienne au nord-est d'Alep, en réussissant à maintenir sa présence intacte. En Irak, des territoires ont été perdus, confirmant un problème de recrutement aujourd'hui.

L'option militaire commence à affaiblir Daech mais ce n'est certainement pas suffisant. Sans une option politique, il n'y aura pas de solution durable. Al-Qaïda a été battue militairement en Irak en 2009, son chef, al-Zarkaoui, a été tué ; cela n'a pourtant pas empêché Daech d'émerger plus tard et d'être même plus puissant que la première version d'al-Qaïda en Irak. Daech peut être défait en Syrie mais rien ne dit qu'un autre phénomène similaire ne renaîtra pas si une solution politique n'est pas trouvée.

Or, cette solution politique passe par un changement à Damas. L'illusion consistant à croire qu'Assad peut être un allié ou un partenaire dans la lutte contre le terrorisme peut nourrir le terrorisme car, pour beaucoup de Syriens, qui ne voient pas les choses comme les Européens, leur premier bourreau s'appelle Assad. On est en train de leur dire que, pour faire face à Daech, il est possible de normaliser les relations avec celui qui est responsable de la grande majorité des pertes humaines et civiles. C'est comme si leur vie ne comptait pas. Le plus inquiétant dans ce message est qu'il renvoie aux Syriens l'image que le droit international n'est pas conçu pour les protéger : il est possible de normaliser les relations avec un régime qui les massacre – plus de 200 000 civils sont morts, dont la plupart ont été tués par le régime – si un phénomène comme Daech inquiète la communauté internationale. Il n'est plus possible de soutenir une politique qui a montré ses limites dans le passé : préférer des régimes autoritaires et prétendument laïques au prétexte de la stabilité qu'ils garantissent à des formations islamistes ou djihadistes. Cela a été le cas dans la plupart de pays arabes, cela n'a pas empêché les régimes de tomber et les sociétés de refuser à continuer à accepter cette humiliation et ces dictatures.

On oublie souvent que sous ces régimes-là, le terrorisme existait : sous Kadhafi, il y a eu l'attentat de Lockerbie, puis dans les années quatre-vingt-dix, l'avion abattu au-dessus du Niger et les explosions à Berlin. Sous Assad, il y a eu l'assassinat de l'ambassadeur français à Beyrouth et de ressortissants franco-libanais, le dernier étant Samir Kassir en 2005, ou encore l'attentat de la rue des Rosiers à Paris. Il n'est donc pas établi que les régimes de dictature assurent la stabilité et la paix sociale. En revanche, ils donnent lieu à des violations quotidiennes des droits des populations de la région et à un terrorisme épisodique à des fins politiques.

C'est surtout à de tels régimes que l'on doit l'émergence de phénomènes comme Daech. La position française jusqu'à présent – ni Daech, ni Assad – est assez équilibrée. Il faut trouver les ressorts d'un changement sérieux à Damas pour aider les Syriens à construire un nouveau consensus politique susceptible de faire face à Daech. Il reviendra aux Syriens de lutter pour libérer leur pays de Daech. L'organisation en Syrie est dirigée principalement par des chefs militaires irakiens, par des immigrants, comme ils aiment à se présenter, tunisiens, saoudiens ou européens, issus de l'immigration ou convertis. C'est surtout un phénomène international, ce qui n'empêche pas un recrutement local. Avec le temps, Daech recrute et paie des salaires dans des zones dans lesquels les offres d'emploi sont inexistantes depuis cinq ans.

Pour mener la lutte contre Daech, il faut un changement à Damas qui libère les Syriens du poids des barils explosifs et de la violence quotidienne qui s'abat sur eux. C'est également le cas en Irak où il faut engager un processus politique qui inclut tous les Irakiens, notamment ceux qui ont été exclus depuis 2003 – les Arabes sunnites – pour lutter d'une manière efficace contre Daech tout en maintenant la pression militaire et économique ainsi que le travail sécuritaire pour empêcher de nouveaux jeunes de rejoindre ses rangs. Il faut trouver les moyens d'étouffer ce cancer qui se développe dans la région.

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