Intervention de Nicole Gnesotto

Réunion du 4 mai 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicole Gnesotto, présidente du conseil d'administration de l'Institut des hautes études de la défense nationale :

Monsieur Le Bris, mieux vaut, en effet, des États structurés et vertébrés. Mais est-ce un critère suffisant ? Pourquoi soutenir l'Égypte et pas la Syrie puisque Bachar el-Assad s'appuie sur un État structuré et vertébré ? Retenir ce principe me semble ajouter des contradictions à nos contradictions. Cette profonde confusion qui règne dans nos valeurs contribue à ce que nos concitoyens se sentent perdus dans les orientations de notre politique étrangère et de défense. Je le dis pour souligner que les choses sont beaucoup plus compliquées, et je m'exprime en toute modestie, car je n'ai pas de responsabilités politiques – il est beaucoup plus facile de critiquer que de prendre des décisions.

J'en viens à votre question sur l'Europe de la défense et l'OTAN. Pour défendre l'Europe contre une menace directe pesant sur ses territoires et ses populations – dont on ne voit guère d'où elle pourrait venir, si ce n'est d'une Russie encore plus poutinienne qu'elle ne l'est aujourd'hui, si cela est possible –, la solution reposerait bien évidemment sur l'OTAN : les États-Unis, dans le cadre de l'Alliance, prendraient le leadership d'une opération de défense. C'est la base même du traité de Washington dont nous sommes signataires. Jusqu'à plus amples informations, M. Obama pas plus que Mme Clinton – pour M. Trump, je ne sais pas – ne remettent en cause l'engagement des États-Unis dans la défense de l'Europe au titre de l'article 5 de ce traité. En revanche, les Américains remettent depuis longtemps en cause l'engagement systématique de leur pays en Europe pour des questions de sécurité qui ne revêtent pas un caractère vital pour eux.

Il s'agit d'une modification profonde de l'Alliance atlantique : pendant soixante ans a prévalu une automaticité – si nous mourions, ils mourraient aussi –, qui faisait que nous concédions aux Américains le leadership, malgré quelques manifestations de mauvaise humeur du côté français. Aujourd'hui, les Américains le disent, l'écrivent noir sur blanc : l'Amérique ne veut pas s'engager dans une guerre qui n'est pas la sienne, pour reprendre une formule employée par le général de Gaulle en 1963. Ils se désintéressent donc des questions de sécurité qui n'ont pas de caractère stratégique pour eux, qu'il s'agisse de l'Ukraine, de la Crimée, peut-être un jour de la Géorgie ou du Haut-Karabagh, et pour une part du Moyen-Orient. Le seul enjeu encore stratégique pour eux dans les conflits au Moyen-Orient, c'est la sécurité d'Israël. Pour le reste, ils s'inscrivent dans une profonde révision de leur politique extérieure. Barack Obama a été un grand visionnaire, ce qui lui a permis de se placer déjà dans le XXIIe siècle avec sa politique du pivot asiatique et son insistance sur le renforcement des technologies de l'information – il ne correspond pas à l'Amérique d'aujourd'hui, raison pour laquelle il est peu populaire dans son pays.

L'OTAN n'est donc plus un cadre rassurant pour la défense de l'Europe si celle-ci n'est pas directement menacée par un déferlement massif de chars. Elle n'est plus la mieux placée pour assurer la sécurité des Européens.

Si l'on ne peut pas empêcher les Américains d'évoluer – ils n'ont plus que 50 000 militaires en Europe contre 300 000 à la fin de la Guerre froide –, pourquoi ne pas refonder l'OTAN en créant un pilier européen en son sein, autrement dit un commandement européen ? C'est une évolution que certains appellent de leurs voeux, mais les Américains le souhaitent-ils ? Ce pilier européen ne serait pas indépendant du commandant suprême des forces alliées en Europe – le SACEUR – et, si les Européens étaient confrontés à un échec, les États-Unis se verraient obligés d'intervenir dans des conflits qu'ils n'estiment plus les leurs. Cela créerait une contrainte d'engagement pour eux par le biais de l'OTAN. Or ce qu'a voulu casser Bush Junior, de manière très brutale, puis Obama, dans une moindre mesure, c'est l'automaticité de l'engagement des Américains dans des crises périphériques. Du reste, si certains pays européens sont si favorables au pilier européen, c'est qu'ils veulent continuer à pouvoir retenir les États-Unis en Europe.

En outre, pourquoi se lancer dans cette politique de pilier européen de l'OTAN puisqu'il existe déjà un pilier européen à travers l'Union européenne et qu'il suffirait de conclure un accord de partenariat militaire avec la Turquie pour disposer de l'ensemble des structures nécessaires ?

Pour des raisons politiques, je ne crois donc pas une seconde au pilier européen de l'OTAN. Seule la bureaucratie de l'OTAN peut se montrer enthousiaste. Nous le savons, une organisation militaire a toujours besoin de faire des choses. On le voit bien dans l'attitude du secrétaire général Jens Stoltenberg. Alors que les actions de l'OTAN en Afghanistan ne sont pas une très grande réussite, il évoque une intervention en Libye, ce qui irait à l'encontre de tout bon sens : d'abord, parce que ce serait un chiffon rouge pour les populations arabes ; ensuite, parce que ce serait incohérent après le refus d'intervention de 2011.

La solution est ailleurs : il faut que les Européens s'accordent davantage. Quand je dis les Européens, ce ne seraient pas les Vingt-Huit. Cela n'a pas de sens de demander la même chose à chacun des membres de l'Union. Si la Croatie consacre 2 % de son PIB à son budget de défense, cela ne changera pas la face de la défense européenne. En revanche, si la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne font cet effort, cela aura une incidence. Et cette action commune doit se faire en bonne intelligence avec les Américains, en totale transparence avec l'OTAN.

Cela me paraît assez simple à réaliser. Les principales difficultés résident, d'une part, dans la bataille idéologique entre l'Union européenne et l'OTAN que les diplomates adorent et, d'autre part, dans les réticences des Européens à prendre des risques seuls. Si ces derniers aiment tant l'OTAN, c'est que cette structure leur a permis de déléguer la gestion des risques aux États-Unis pendant soixante ans. Après une telle déresponsabilisation stratégique, ils ne veulent pas être confrontés à des crises sans bénéficier de la protection américaine.

Je crois que la crise atlantique est devant nous. Il y aura un jour une explication de la part des Américains qui nous diront qu'ils ne veulent plus payer pour des opérations que les Européens peuvent prendre en charge tous seuls. Barack Obama a déjà commencé à aller dans ce sens. Et si M. Trump gagne les élections – ce qui, dans le monde irraisonnable dans lequel nous vivons, n'a rien d'impensable, le rappel à l'ordre sera sévère.

Monsieur Marty, si les chefs d'État doivent tenir un discours clair sur les problèmes de sécurité, c'est pour des raisons non seulement politiques, mais aussi juridiques. Ils y sont obligés par l'article 222, paragraphe 7, du traité de Lisbonne qui prévoit que le Conseil européen fait régulièrement l'état des menaces et décide les politiques à prendre en conséquence.

La France a des responsabilités dans la baisse de l'enthousiasme en matière d'Europe de la défense, lequel n'a jamais été très élevé. Traditionnellement, c'est notre pays qui a été l'un des plus ardents défenseurs d'une ambition stratégique pour l'Europe, quels que soient les gouvernements. Depuis quelques années, force est de constater qu'il fait preuve de moins de conviction. Nous l'avons d'abord observé sous la présidence de M. Sarkozy. La réintégration dans l'OTAN – dans la « famille atlantique » selon ses termes – a été perçue par nos partenaires comme le signe d'une moindre ambition à l'égard de la défense européenne. Avec l'arrivée de M. Hollande au pouvoir, un peu d'élan a été retrouvé : notre ministre de la Défense est un véritable moteur au niveau européen. Toutefois les Français semblent déçus et fatigués. Ils ont tellement oeuvré pour rassembler qu'ils ont développé une certaine amertume. Il n'est qu'à penser aux difficultés auxquelles ils sont confrontés pour obtenir ne serait-ce que trois hélicoptères pour une opération au Mali. Toutefois, il ne faut surtout pas qu'ils renoncent. S'ils cessent de soutenir l'Europe de la défense, plus personne ne le fera !

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