Intervention de Hélène Rey

Réunion du 30 mars 2016 à 9h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Hélène Rey, professeure à la London Business School :

Le sujet est si vaste que je ne m'attarderai que sur quelques points.

Rappelons tout d'abord le contexte macro-économique hérité de la crise. La crise économique très grave de 2008, qui a vraiment commencé comme la crise de la Grande Dépression des années 1930, a été heureusement en partie endiguée par des politiques monétaires très expansionnistes, mais aussi, dans certains pays, par des politiques budgétaires agressives. La plupart des grandes zones monétaires subissent encore les séquelles de cette crise, avec des taux d'intérêt qui sont nuls ou presque, que ce soit aux États-Unis, au Japon, à la BCE ou à la Banque d'Angleterre. Cette situation est tout de même très inédite. Les bilans des banques centrales connaissent par ailleurs une expansion massive.

En outre, le niveau de dette est très élevé – je tiens à souligner ce facteur de risque. Du fait de la crise, les dettes des États ont énormément augmenté. Pour certains pays, cela est dû à la mutualisation des risques de leur système financier. En Irlande et en Espagne, les chiffres sont spectaculaires. En 2007, l'Irlande est entrée dans la crise avec une dette qui ne s'élevait qu'à 24 % de son PIB ; en 2015, elle en représente 100 %. Ce n'est pas dû uniquement à la mutualisation des risques de son système financier, puisque la récession a également produit des effets ; néanmoins, c'est impressionnant. En 2007, l'Espagne est entrée dans la crise avec une dette qui ne s'élevait qu'à 36 % de son PIB ; en 2015, elle en représente aussi 100 %. Pour mémoire, la France est entrée dans la crise, en 2007, avec une dette qui ne s'élevait qu'à 64 % de son PIB ; en 2015, elle en représente 96 %.

La dette privée ne reste pas moins élevée que la dette des États, même si elle varie selon les pays. Dans certains secteurs, elle continue à croître. Des créances douteuses dans le bilan des banques constituent par ailleurs un facteur de risque dans certains pays de la zone euro.

Dans ce contexte, la croissance n'est pas repartie dans la zone euro et le chômage reste élevé, alors que l'économie mondiale est en train de ralentir. Une partie de cette croissance faible est due au désendettement progressif de certains acteurs, partant à une baisse de la demande agrégée, ou à un frein à l'investissement dû au surendettement : dans un environnement où les dettes sont élevées, les investisseurs ne pensent pas que les rendements vont être tout à fait à la hauteur, car cela induit énormément d'incertitudes. L'on peut également penser à des problèmes liés au progrès technique, à des problèmes institutionnels ou à la problématique d'une stagnation séculaire. Le surendettement est le premier facteur de risque.

Les pays émergents constituent le deuxième facteur de risque. La Chine, deuxième économie mondiale, est en train de ralentir de façon significative. Ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle, parce que cela montre qu'elle est en mutation. Elle doit sortir d'un modèle économique tourné vers les infrastructures et l'exportation, avec une croissance qui n'était certainement pas soutenable dans le long terme ; ce modèle fondé sur l'accumulation de capital doit être remplacé par un modèle tourné vers la consommation et les services, mais aussi vers l'innovation.

Cette nouvelle phase prend du temps et nécessite une réforme des institutions. Il n'est pas déraisonnable que la croissance baisse, mais la question est de savoir combien de temps cette transition va durer et quels sont les risques qui y sont associés, outre ses effets induits sur les autres pays émergents et sur l'économie mondiale. L'un des facteurs de risque est que la dette chinoise a crû énormément, en particulier celle des entreprises.

À cause des politiques expansionnistes des banques centrales, un énorme volant de liquidités est à la recherche de rendement sur les marchés financiers. La pratique du carry trade se développe, qui consiste à investir dans des taux d'intérêt élevés en se finançant à des taux d'intérêt bas et en faisant un pari spéculatif sur le mouvement du taux de change. De nombreuses entreprises chinoises ont ainsi pu se financer sur les marchés. Le problème est qu'une partie de cet endettement est libellé en dollars : si le passif est en dollars et que les revenus sont en monnaie locale, il y a aussi un risque que cette dernière se déprécie. La tendance à la baisse de la monnaie chinoise, le renminbi, peut faire naître des inquiétudes sur la soutenabilité de la dette de certaines entreprises et faire anticiper des remboursements anticipés de cette dette en dollars, pour parer à une poursuite de la baisse du taux de change.

Si tel est le cas, je pense que des variations brutales du renminbi pourraient être plus déstabilisantes sur les marchés internationaux que les mouvements sur les marchés d'actions chinois durant l'été : spectaculaire par son ampleur, leur chute n'est que celle d'un marché somme toute peu important par son volume. Elle n'avait donc pas d'effet trop grand sur l'économie réelle, à la différence ce qui se produirait en cas de chute du marché des changes, en Chine, mais aussi dans les autres pays émergents.

Le durcissement progressif de la politique monétaire constitue le troisième facteur de changement. La politique monétaire américaine a un impact important sur le cycle financier mondial. Elle influe en particulier sur les primes de risque des actifs financiers. À cet égard, je partage l'avis de M. Pébereau que ce risque n'est pas actuellement bien reflété dans les prix. Quand la politique monétaire est très expansionniste, les spreads de taux tendent à être tous très bas ; avec un durcissement progressif, le danger serait que les spreads de taux commencent à se rouvrir de manière beaucoup plus hétérogène.

Traditionnellement, le durcissement de la politique américaine est lié à une augmentation des primes de risque, à une augmentation de la volatilité et à une dépréciation des monnaies, en particulier celles des pays émergents. Or une inadéquation de leur monnaie, que ce soit au passif ou à l'actif, pour leurs entreprises ou pour leurs banques, peut amener des faillites, notamment en cas de dévaluation brutale due à des fuites de capitaux.

De 2000 à 2007, les flux internationaux ont été dominés par les banques. Ils étaient assez volatils, comme l'a montré en 2008 la chute massive des flux internationaux de capitaux, en particulier bancaires. Depuis 2008, les flux internationaux sont plus nombreux à venir des fonds d'investissement, qui effectuent des placements de portefeuilles en actions ou en obligations. Je pense à des acteurs tels BlackRock ou Pimco. Des rachats massifs de ces fonds, opérés par des investisseurs qui auraient besoin de liquidités, pourraient-ils conduire à des effets très déstabilisants sur les prix de certains actifs, en particulier pour certains pays émergents ? C'est difficile à établir et à calculer, mais il faut observer les effets de concentration et d'illiquidité des investissements de ces acteurs, qui pourraient déstabiliser les prix et, ce faisant, déstabiliser d'autres bilans.

Quant aux autres politiques monétaires que la politique américaine, notamment la celle de la zone euro, on peut se poser la question de leur efficacité décroissante. Il est clair qu'elles sont très importantes pour réparer les marchés. L'intervention de Mario Draghi en juillet 2012 a peut-être sauvé la zone euro. Depuis, il est difficile pour la BCE de remplir son mandat de stabilité des prix et de tenir son objectif d'une inflation annuelle proche des 2 %, notamment en raison de la chute du prix des matières premières. Comme l'a dit à de nombreuses reprises, et à juste titre, son gouverneur, la politique monétaire ne peut pas tout faire ; elle doit être accompagnée par des politiques budgétaires appropriées et par des réformes au niveau national et au niveau européen. Pour tout dire, la BCE se sent assez seule. Étant donné la fragilité de la zone euro vis-à-vis des chocs de prime de risque, il faut se demander si le quantitative easing peut nous protéger pendant assez de temps pour que le poids de la dette décroisse suffisamment, dans un contexte de croissance nominale très faible. Autant dire que, si l'on ne fait rien, l'on va mettre des décennies à se désendetter.

Je voudrais terminer en évoquant deux risques.

La crise des réfugiés divise l'Europe, alors que des solutions en faveur de l'intégration relèvent assez clairement des compétences européennes. Plus on investira tôt dans le capital humain des réfugiés ou dans des logements, plus les retombées économiques positives arriveront rapidement, sans même évoquer le facteur humain. Malheureusement, il semble qu'il ne se passe pas grand-chose de ce côté.

D'autre part, un Brexit constituerait un choc assez important, à la fois pour l'économie réelle et pour le système financier. La dernière méta-analyse des sondages réalisée par le Financial Times montre que 46 % des sondés seraient en faveur d'un maintien dans l'Union et 40 % en faveur d'un départ. Ce n'est tout de même pas très rassurant, même s'il y a beaucoup de volatilité dans ces sondages. Les modèles qui s'efforcent de calculer les effets d'un Brexit reposent sur des analyses du commerce, qui dépendent de la renégociation, mais aussi sur les transferts et la régulation. Nombre de risques sont cependant difficilement quantifiables, en particulier les risques politiques et les conséquences sur l'Écosse ou sur d'autres parties de l'Union européenne. C'est un risque à ne pas sous-estimer.

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