Intervention de Didier Chabert

Réunion du 2 février 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

Je suis chargé de l'Irak et des pays du Golfe au ministère des affaires étrangères et du développement international.

L'Irak constitue, avec la Syrie, le terrain d'implantation privilégié de Daech, qui y a instauré le califat. Un substrat social et politique a permis à ce groupe terroriste de capitaliser sur les frustrations et les insatisfactions sociales, économiques et politiques des sunnites irakiens. Celles-ci remontent à la chute de Saddam Hussein, ce dirigeant sunnite ayant régenté pendant près d'un quart de siècle un pays à majorité chiite. Si de nombreux sunnites avaient compris que l'arrivée de la démocratie allait mettre fin à la prééminence de leur communauté, personne n'avait imaginé qu'ils seraient à ce point exclus de l'espace politique irakien. Ils ont tout d'abord subi le processus de débaasification, qui a entraîné l'élimination des cadres de l'ancien régime, majoritairement sunnites, de toute responsabilité politique.

Afin de contrer l'implantation d'al-Qaïda, les Américains ont encouragé la création de milices sunnites en s'appuyant sur des tribus à partir de 2006. Cette politique a fonctionné car les tribus ont participé à la lutte contre le terrorisme ; en outre, les Américains ont formé, dans les bases qu'ils détenaient dans le territoire irakien, ces brigades sunnites, qui ont contribué activement à reprendre Falloujah et à sécuriser l'espace sunnite.

Une fois que la menace représentée par al-Qaïda a été repoussée, ces brigades ont été dissoutes dans des conditions insatisfaisantes pour ses membres car les promesses financières ou d'intégration dans l'armée irakienne n'ont pas été tenues. Des combattants sunnites frustrés se sont ainsi retrouvés désoeuvrés, et le prestige et la cohésion interne des tribus ont été affaiblis.

L'arrivée au pouvoir de M. Nouri al-Maliki fut suivie d'un choix confessionnel, le Premier ministre jouant les chiites contre les sunnites. Les investissements publics n'ont plus irrigué les provinces à majorité sunnite, qui ont été défavorisées pour l'accès aux soins, à l'éducation et à l'ensemble des services publics. M. al-Maliki a intensifié le dispositif de débaasification pour se débarrasser de ses rivaux sunnites, notamment lors des élections de 2010. Malgré cela, ces élections ont constitué un succès pour les sunnites, la coalition menée par M. Iyad Allaoui ayant remporté d'une courte tête ce scrutin devant le parti de M. al-Maliki. Ce dernier a alors engagé un jeu de procrastination lui permettant de déposséder la coalition de M. Allaoui de son succès électoral. Les sunnites se sont sentis volés, ce qui a alimenté chez eux un puissant élan de frustration. M. al-Maliki a éliminé l'ensemble des dirigeants sunnites qui pouvaient lui faire de l'ombre, notamment l'ancien vice-Premier ministre, M. Tareq al-Hachemi, qui s'est exilé après avoir été condamné à mort et dont les gardes du corps ont été exécutés. La frustration politique et sociale des sunnites a constitué un terreau favorable pour l'implantation de Daech ; la population a en effet considéré que l'Irak abritait deux diables, le chiite, représenté par M. al-Maliki, et Daech. Une partie de la population sunnite a choisi Daech plutôt que l'État central dirigé par M. al-Maliki.

La situation a évolué, car, dans les zones conquises en Irak par l'organisation terroriste, les premières victimes furent des sunnites. En outre, M. Haïder al-Abadi a remplacé M. al-Maliki au poste de Premier ministre. M. al-Abadi, dont la philosophie, l'approche et l'esprit national divergent de ceux de son prédécesseur, essaie d'engager la réconciliation nationale ; cette tâche s'avère ardue, en raison de la guerre contre Daech – les conflits civils ne constituent pas les meilleures périodes pour mener des réformes – et de la faiblesse de sa base électorale dans le camp chiite, dont la majorité des députés ont appartenu à la clientèle de M. al-Maliki. Ce dernier reste présent, continue ses allers-retours entre Bagdad et Téhéran, et tente d'apparaître comme un recours en cas d'échec de M. al-Abadi. La marge de manoeuvre de ce dernier s'avère donc fort réduite.

Daech prétend aujourd'hui diriger un État peuplé de millions de personnes. Il est difficile de déterminer le montant de ses ressources ainsi que la part de chaque canal de financement. Daech a mis en place un système d'extorsion organisé lui permettant de prélever une grande partie de ses revenus sur les populations qu'il contrôle ; il taxe ainsi les biens et les activités économiques, il impose les salaires que l'État irakien continue de verser à certains fonctionnaires pour que les hôpitaux et les écoles restent ouverts. Daech détourne l'obligation religieuse de la zakât, aumône légale, pour se financer. Les camions traversant un territoire contrôlé par Daech paient également une taxe s'apparentant à l'octroi dans l'Europe de l'Ancien régime. Daech projette donc l'image d'un véritable État doté d'une administration prélevant des ressources fiscales.

Daech a mis la main sur les réserves financières des zones conquises ; il a ainsi trouvé entre 400 et 500 millions de dollars dans les coffres de la banque centrale à Mossoul. Cet énorme butin a permis à Daech de changer de dimension, de verser, dans la durée, des salaires aux combattants, de fidéliser des soutiens et d'acheter des armes. En outre, il a récupéré tous les fonds placés dans les banques privées des villes qu'il a investies.

Si Daech a contrôlé un temps des champs de pétrole très riches près de Kirkouk et a pu utiliser pendant longtemps la raffinerie de Baïji, il ne possède plus aujourd'hui les principaux champs de pétrole irakiens et les plus grandes raffineries, mais il parvient tout de même à en produire, ce pays étant particulièrement riche en hydrocarbures. Les services de renseignement ont constaté que lorsque la coalition détruisait un puits de pétrole, Daech possédait les moyens techniques lui permettant de réparer et de relancer l'extraction ; ses capacités de microraffineries lui fournissent du carburant pour ses véhicules et des revenus annexes provenant de la vente aux Irakiens et d'exportations. Les recettes quotidiennes tirées du commerce du pétrole représentent, pour Daech, entre 1 et 1,6 million de dollars – soit entre 300 et 600 millions de dollars par an.

Daech tire également des revenus du trafic d'antiquités et de biens culturels. Cette source de financement n'est pas la plus importante, mais elle s'avère symbolique et représente une perte bien triste pour l'humanité. Daech a dynamité les sites d'Hatra et de Ninive en Irak, celui de Palmyre en Syrie, et s'adonne à un trafic de mosaïques, de statues et de tous les objets de valeur.

Les activités criminelles n'effraient bien entendu pas ce groupe terroriste, qui vend en esclavage des femmes, notamment yézidies, et qui se livre au trafic d'armes.

De riches personnes privées donnent de l'argent à Daech car elles adhèrent à ses idées, à l'établissement du califat et à son programme politique reposant, entre autres, sur la protection des sunnites. Ces individus sont souvent originaires des pays du Golfe et utilisent le paravent d'organisations humanitaires.

Nous tentons de tarir chacune de ces sources de financement, afin de montrer aux populations locales que Daech ne constitue pas un État et qu'il ne peut répondre à leurs aspirations sociales de développement. En outre, vaincre militairement Daech exige de l'asphyxier financièrement.

La France entretient de très bonnes relations avec les États du Golfe, notamment avec l'Arabie saoudite et le Qatar, mais beaucoup de personnes se demandent si ces pays ne font pas preuve de duplicité en alimentant Daech tout en affirmant partager nos vues. Sur cette question, j'avoue mon optimisme : des ressortissants des pays du Golfe soutiennent idéologiquement Daech, mais il en existe également dans les pays européens ; certains de ces individus vivant dans le Golfe, très religieux et très riches, financent cette organisation terroriste. Jusqu'en 2010, les pays du Golfe ont pu faire preuve de négligence coupable – en distinguant l'activité de l'État de celle de ses sujets ; depuis cinq ans, ces pays ont mis en oeuvre des réformes internes pour répondre aux standards internationaux en matière de lutte contre le terrorisme et pour remplir les exigences du Groupe d'action financière (GAFI) sur le blanchiment d'argent et le combat contre le financement du terrorisme. En 2014, Bahreïn a organisé la première grande conférence internationale sur la lutte contre le blanchiment d'argent profitant à Daech. L'Arabie saoudite et le Qatar ont modifié leur législation pour assurer le contrôle des établissements financiers publics et pour obliger à déclarer la zakât dès que son produit est destiné à l'étranger. Le GAFI, organisme très rigoureux et exigeant, considère que les pays du Golfe ont désormais rejoint le groupe des pays occidentaux mettant en oeuvre les meilleures pratiques. Les pays, européens ou du Golfe, dont les administrations fiscales ont peu d'expérience en matière de lutte contre le blanchiment peinent à instaurer des services et des juridictions spécialisés ; le GAFI évaluera l'efficacité avec laquelle les États du Golfe utilisent les instruments dont ils se sont dotés. Bon nombre d'organes spécialisés dans ces matières estiment que, dans le Golfe, seuls les financements privés échappent aux contrôles et que même eux sont en passe d'être taris.

Cette évolution positive s'explique entre autres par le fait que les pays du Golfe se trouvent également touchés par le terrorisme. Daech a tué six militaires saoudiens dans l'attaque d'un poste-frontière, a perpétré cinq attentats dans les zones chiites d'Arabie saoudite qu'il cherche à soulever contre la population sunnite, et menace la structure politique de ces États.

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