Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 7 mars 2016 à 14h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Je suis désolé, monsieur le président, mais je dois répondre aux questions relatives aux services de renseignement, par respect pour ceux qui m'ont interrogé.

Je suis trop conscient de la difficulté de la lutte antiterroriste pour l'aborder avec des arrière-pensées polémiques. Il serait extrêmement facile pour moi de dire qu'il y a deux périodes : l'une au cours de laquelle on a supprimé 13 000 emplois, l'autre où l'on en recrée ; l'une où l'on a démantelé le renseignement, l'autre où on le conforte. Ma conviction profonde est que, tous les gouvernements, de droite ou de gauche, qui ont été confrontés à la menace terroriste – et ils l'ont tous été – ont essayé de faire au mieux dans l'organisation des services qui étaient sous leur responsabilité pour assurer la protection des Français. Je ne suis pas sûr que ma volonté de tenir en la matière le propos le plus rigoureux et le plus juste possible conduira l'ensemble des acteurs à avoir la même précaution à mon égard mais je pense que la question du terrorisme mérite cette approche. Sinon, on crée les conditions d'un climat extrêmement malsain. La force d'un pays face au terrorisme, ce n'est pas simplement la capacité d'une administration à s'organiser, même si c'est bien entendu essentiel, c'est aussi la capacité des forces qui sont ou ont été en situation de responsabilité d'assurer aux Français que le mieux est fait. Ne pas les convaincre de cela alors que telle est la réalité, c'est diminuer considérablement la capacité de résilience du pays. La capacité de résilience d'un pays dépend pour partie de la conviction qu'ont les citoyens que le maximum est fait pour les protéger : moi, je n'ai pas de doutes sur le fait que le maximum a été fait pour protéger les Français dans une période antérieure. Et, compte tenu du temps que j'y passe aujourd'hui, je n'ai pas de doutes non plus sur le fait que nous essayons de faire au mieux.

La réforme des renseignements généraux a reposé sur l'idée qu'il y avait un changement d'époque, que nous pouvions « technologiser » le renseignement et que le renseignement territorial, tel qu'il avait pu exister par le passé, devait évoluer compte tenu des nouveaux enjeux technologiques auxquels le pays était confronté. Était-ce une erreur ? Ce n'est jamais une erreur, de considérer que des services ont besoin de la technologie. Était-ce suffisant ? Non. Depuis que nous sommes confrontés au risque terroriste, de nombreuses analyses d'experts ou de journalistes développent l'idée qu'on aurait fait le choix, en France, de la technologie contre les hommes. Mais que vaut la technologie dans les services de renseignement s'il n'y a pas des hommes pour analyser l'ensemble des éléments collectés par la technologie ? Cela ne sert à rien. La technologie permettra-t-elle de tout faire, y compris ce qu'étaient capables de faire les policiers sur le terrain, lorsqu'ils étaient immergés dans des quartiers dont ils connaissaient tous les acteurs ? Non. Mais ne pas armer les policiers de moyens numériques et technologiques qui permettent notamment d'entrer dans les dispositifs extrêmement sophistiqués qu'utilisent les terroristes en vue de la commission d'actes terroristes serait stupide. Cette opposition, cette espèce d'antienne constamment réitérée sur le thème du choix de la technologie contre les hommes est donc absurde. Il faut des hommes compétents et de la technologie.

Dans le cadre de la lutte antiterroriste, nous essayons précisément aujourd'hui de moderniser considérablement les moyens technologiques des services. C'est ce que nous avons fait avec la loi sur le renseignement, c'est ce que nous faisons en consacrant dès 2015 98 millions d'euros de crédits hors titre 2 à cette modernisation, au sein des 233 millions d'euros de crédits hors titre 2 alloués dans le cadre du plan de lutte antiterroriste.

Vous avez évoqué, Monsieur Larrivé, la revendication des attentats, mais je ne peux pas communiquer d'informations sur ce sujet, pour la bonne et simple raison que, si je le faisais, je diffuserais devant votre commission des informations couvertes par le secret de la défense nationale ou le secret de l'instruction. D'ailleurs, pour des raisons qui tiennent à la manière dont les enquêtes sont conduites et au respect des principes de droit, le ministre de l'intérieur n'est pas au courant du détail de toutes les procédures judiciaires conduites par les juges antiterroristes, même si un certain nombre d'éléments de l'enquête peuvent être portés à sa connaissance afin que ses services s'organisent pour éviter la commission d'autres actes. Je ne peux donc pas répondre à cette question.

Le plan Vigipirate est-il efficace ? Il n'est pas dirigé par le ministère de l'intérieur, qui n'en est qu'un contributeur. J'ai sur la question des modalités d'intervention des militaires et des forces de l'ordre sur le territoire national une réflexion, qui résulte des événements qui se sont produits en Europe, dans le monde et en France au mois de janvier 2015 et au mois de novembre dernier et qui m'incite à faire au Président de la République et au Premier ministre des propositions de modification de la doctrine. Je ne souhaite pas les livrer ici car elles n'ont pas encore été arbitrées. Peut-être serai-je en situation, lorsque vous me réauditionnerez d'expliquer les raisons pour lesquelles j'ai fait ces propositions, mais sans les dévoiler toutes. À mon sens, dès lors que nous avons affaire à des terroristes, qui peuvent frapper en tout lieu et à tout instant, et commettre des tueries de masse, la meilleure manière d'assurer la protection optimale, c'est de prévoir des dispositifs de patrouille aléatoires et imprévisibles qu'ils sont susceptibles de croiser à tout instant. Les moyens ne seront jamais suffisants pour protéger par des gardes statiques tous les lieux susceptibles d'être frappés. Si nous laissons accroire cela, chaque fois que des personnes seront touchées dans un lieu, on se demandera pourquoi il n'était pas protégé. La question, au demeurant très légitime, qui m'a été posée sur le Bataclan en témoigne.

Il y a par exemple, tout confondu, 77 000 établissements scolaires en France. Pour assurer une garde statique permanente devant ces établissements scolaires, il faudrait que je mobilise 220 000 policiers et gendarmes, c'est-à-dire la quasi-totalité de mes effectifs. Ce serait très compliqué. Il n'est d'ailleurs pas sûr, les premières actions de sensibilisation que nous avons conduites en témoignent, qu'une garde statique devant chaque établissement garantirait la sécurité optimale des enfants sans sécurisation des locaux. La meilleure manière d'assurer cette protection, c'est de faire tourner en permanence des forces, pour que le dynamisme de la garde nous permette d'aboutir à des solutions plus efficaces. En tant que ministre de l'intérieur, je constate cependant qu'il est très difficile d'arriver à faire partager ce point de vue, même si cela relève pour nous d'une démarche de bon sens, à ceux qui sont dans l'anxiété et qui peuvent légitimement penser qu'une garde statique est plus efficace qu'une garde dynamique. Ainsi, Charlie Hebdo faisait l'objet d'une garde dynamique. Dans les semaines qui ont précédé les événements, il avait été considéré en effet que chaque garde fixe constituait une cible pour les terroristes et que la meilleure manière d'assurer la sécurité des lieux sans présenter des cibles était de dynamiser les gardes. Cette théorie a été beaucoup développée, nous l'avons mise en oeuvre.

Je suis favorable à une évolution et je fais des propositions dans l'esprit que je viens de vous indiquer. Cela fait également l'objet de réflexion avec les militaires, l'objectif étant que le dispositif de garde soit suffisamment dynamique pour que Vigipirate présente suffisamment d'imprévisibilité pour ceux à qui nous devons faire face.

Le sujet de l'hôpital du Val-de-Grâce ne relève pas directement des compétences du ministère de l'intérieur, mais peut-être pouvons-nous revenir sur ce qui s'est passé le soir des attentats du 13 novembre. Les sapeurs-pompiers, renforcés par les 21 équipes médicales, ont veillé à apporter des premiers secours et de premiers soins. L'objectif était d'évacuer les blessés vers les hôpitaux afin qu'ils bénéficient de la prise en charge la plus adaptée. C'est d'ailleurs ce qui a été fait, avec une capacité de résilience de notre dispositif de secours et de soins qui a été saluée. Paris dispose de nombreux établissements hospitaliers, et deux hôpitaux militaires ont également été mobilisés ; à aucun moment le dispositif auquel nous avons fait appel ne s'est trouvé saturé. Le ministre de la santé et le ministre de la défense veillent ensemble, dans le cadre des exercices auxquels nous procédons, à ce qu'il n'y ait pas de saturation de nos moyens d'intervention.

Le Président de la République a effectivement évoqué l'intérêt de la garde nationale devant le Congrès. Le ministère réfléchit à la création d'une garde nationale gendarmerie nationale, et fera, à la mi-mars, des propositions en ce sens au Premier ministre et au Président de la République. Nous réfléchissons concrètement à une force rapidement mobilisable, placée sous l'autorité des préfets, formée pour accomplir des missions de type sécurisation ou appui des policiers et gendarmes. Le modèle des réserves de la gendarmerie, avec ses 28 000 réservistes – 40 000 demains –, nous inspire, parce qu'il fonctionne bien depuis vingt-cinq ans, pour un coût relativement modéré. Si nous reprenons cette idée, je souhaite néanmoins que nous puissions créer une garde nationale qui n'écrase pas la réserve actuelle, qui est employée tous les jours dans les brigades. Je crois beaucoup à ce concept nouveau qui nous permettra de renforcer nos moyens lors d'événements extraordinaires. Je vous confirme donc que c'est une idée sur laquelle nous travaillons et à propos de laquelle nous formulerons très prochainement des propositions ; les choses avancent.

Votre cinquième question, sur le PNR, est dépourvue de toute arrière-pensée politique. (Sourires.) J'y vois là l'expression de votre malice et de votre très bonne connaissance des sujets, et je vais par conséquent vous répondre sans précautions. Je considère qu'il n'est absolument pas responsable, mais alors pas du tout, de différer aujourd'hui l'examen par le Parlement européen du PNR. Lorsque je suis allé devant la commission LIBE du Parlement européen en février 2015, ce sujet était hors de portée. Et l'accueil qui m'a été réservé était absolument glacial, pour ne pas dire frondeur. (Sourires.) Il était par conséquent extrêmement difficile de convaincre, mais nous avons convaincu. Et nous sommes parvenus, dans le cadre du trilogue, à une discussion de très bonne qualité qui a abouti à un accord. Voici maintenant que l'on veut différer l'examen du texte par le Parlement européen et le lier à des éléments à venir sur la protection des données ! Soyons très clairs : le seul instrument fiable dont nous disposons pour assurer la traçabilité du retour des terroristes sur le territoire de notre pays, c'est le PNR – pour ceux qui reviennent par avion en tout cas. Ne pas se doter de cet outil, alors que nous sommes allés au bout de la discussion dans le trilogue et que toute garantie est donnée sur la protection des données – elle pourra toujours être renforcée par les textes à venir – nous expose. Or nous exposer face au risque terroriste n'est pas du tout responsable. J'ai donc sur ce sujet, compte tenu du combat que j'ai mené au sein des instances européennes et de l'intérêt qu'il présente, une vision extrêmement claire, et je ne peux que me retrouver dans votre préoccupation et redire ce que j'ai déjà eu l'occasion de dire à plusieurs reprises.

En ce qui concerne le GIGN et le RAID, monsieur Lamy, j'ai vu qu'il y avait des polémiques, mais j'ai donné tout à l'heure la chronologie précise des modalités d'intervention du RAID : le GIGN est mis en alerte à 22 h 26 et reçoit son ordre de départ à 22 h 45 pour se rendre disponible à la caserne des Célestins au cas où il devrait être engagé sur d'autres sites. C'est le principe de précaution qui nous conduit à mobiliser le GIGN. Dans une situation comme celle du 13 novembre, on ne sait pas si d'autres attentats n'interviendront pas après ceux qui viennent d'avoir lieu. La responsabilité qui est la mienne, et je l'ai dit à plusieurs reprises aux deux directeurs généraux, qui en conviennent, est alors non pas d'organiser la guerre des services mais de faire en sorte que tous les services fassent la guerre au terrorisme. Le temps de la guerre des services est dépassé ; aujourd'hui, c'est le temps de la guerre de tous les services contre le terrorisme. C'est la raison pour laquelle nous avions mobilisé le GIGN, pour le cas où…

De même, le patron de la gendarmerie nationale et le patron de la police nationale travaillent dans un excellent esprit, et j'aurai l'occasion de l'exposer dans quelques jours. Avec le patron de la DGSI, ils ont fait un travail très important au mois de janvier 2015, dans le « fumoir », où nous sommes restés ensemble pendant quarante-huit heures jusqu'à la neutralisation des terroristes. Ils ont parfaitement conscience qu'en cas de tuerie de masse, il n'y a pas de place pour la stratégie normande « au plus fort la pouque » : c'est au contraire tous ensemble pour faire face à l'adversité et à la nécessité de neutraliser les terroristes. D'ailleurs, la carte que nous présenterons montrera que nous couvrons la totalité du territoire.

Sur le SCRT, j'ai répondu. Il est déjà opérationnel, et nous lui donnons des moyens supplémentaires, y compris sur le plan technologique ; il pourra mobiliser des techniques de renseignement. D'ores et déjà, dans la lutte antiterroriste, il est tout à fait à pied d'oeuvre.

Sur la protection des sites, nous pouvons trouver aujourd'hui une excellente articulation avec les militaires dans le cadre d'un processus dynamique et imprévisible pour les terroristes. Les gardes statiques posent un problème opérationnel face à des individus qui peuvent frapper à tout moment et partout. Il faut donc faire mouvement.

Quant aux manques dans l'organisation des services, lorsqu'on exerce mes responsabilités et qu'on affronte ce qui s'est passé en 2015, on n'est pas du tout dans l'état d'esprit de quelqu'un qui considère que tout s'est passé comme cela devait se passer. D'ailleurs, si je raisonnais ainsi, je commettrais une faute à l'égard de mes services. Je n'ai pas de suspicion à l'égard des services, mais des événements comme ceux que nous avons vécus justifient un retour d'expérience agrégé, et pas simplement par direction, un retour d'expérience global qui permette d'identifier les difficultés.

Celles-ci résultent d'abord de trous dans le dispositif européen de coopération entre les services de renseignement – sujet considérable, le 13 novembre l'a montré. Le dispositif de contrôle des frontières extérieures est également déficient, s'agissant de la lutte contre les faux documents. Une plus grande fluidité est en outre nécessaire dans les échanges entre les services, notamment en ce qui concerne le suivi individuel des cas. C'est la raison pour laquelle j'ai mis en place l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT) – complémentaire de l'UCLAT –, pour s'assurer que chaque individu figurant au FSPRT fait l'objet d'un suivi extrêmement méticuleux et attentif. Cela suppose aussi, et c'est fondamental, un croisement dans l'analyse des services, ce que nous organisons. Cela suppose également que nous ouvrions davantage le ministère de l'intérieur au monde de la recherche et de l'université sur ces questions. J'y tiens beaucoup car, quelle que soit l'excellence de nos services, auxquels je veux encore une fois exprimer ma gratitude, quelle que soit la haute compétence de ceux qui les servent, nous ne pouvons pas, dans la période que nous traversons, ne pas nous ouvrir à la réflexion intellectuelle et universitaire sur ces sujets.

Je veux le dire à la commission d'enquête : j'aborde ces questions avec beaucoup d'humilité et une volonté de faire monter en gamme notre dispositif, dans l'esprit que je viens d'indiquer.

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