Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 7 mars 2016 à 14h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Je vous remercie, monsieur le président, de poser cette question de façon aussi directe, car je l'ai vue affleurer à plusieurs reprises dans le débat public, ainsi, parfois, que dans les journaux qui en relataient les termes ; elle appelle la réponse la plus précise.

Avons-nous attendu les attentats du mois de novembre, ou même ceux du mois de janvier 2015, pour prendre la mesure du risque terroriste ? Je viens par mon exposé de reconstituer la totalité de la chronologie des décisions que nous avons prises. Nous avons décidé de réarmer les services de renseignement et les services de sécurité intérieure dès 2012, pour des raisons qui tenaient à la conscience que nous avions, à l'époque, de l'état de faiblesse dans lequel ces services se trouvaient, à la suite de la réforme des renseignements généraux, qui avait ébranlé l'organisation du renseignement dans les territoires, de la diminution de 13 000 des effectifs de la police et de la gendarmerie, qui n'avait pas été sans impact quant à la capacité du pays de réagir au risque terroriste et quant à l'évolution des moyens des services de renseignement, et d'une diminution d'environ 17 % des crédits hors titre 2 de la police, la privant de matériels significatifs. Nous avons pris des dispositions législatives, notamment avec la loi de décembre 2012, destinée à renforcer les moyens de lutte antiterroriste, et la loi du 13 novembre 2014, qui offre un ensemble de moyens que j'ai rappelés : interdiction de sortie du territoire, interdiction d'entrée sur le territoire, blocage administratif des sites, blocage des adresses internet, possibilité pour les services de renseignement d'intervenir sous pseudonyme dans les réseaux sociaux, mise en place de l'incrimination pénale individuelle terroriste, mise en place du statut de repenti, possibilité d'utiliser les fonds de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) en vue du financement de ce statut. Je pourrais dresser la liste de l'ensemble des mesures qui ont été prises avant les attentats de janvier.

Après les attentats de janvier, nous avons décidé de renforcer davantage encore les moyens des services de renseignement : 1 500 emplois créés, 233 millions d'euros débloqués, dont 98 millions dépensés pour des sujets absolument stratégiques dès l'année 2015, mise en place de la loi sur le renseignement, absolument essentielle à la lutte antiterroriste, avec l'instauration du suivi en continu des terroristes et de la détection sur données anonymes – les risques que ces dispositions législatives pouvaient représenter pour les libertés publiques ont suscité d'énormes débats au cours desquels nous avons apporté toutes explications. Nous avons également commencé à préparer les dispositifs de renforcement des primo-intervenants, et le plan du 29 octobre, que j'ai présenté avant les attentats du 13 novembre, était le résultat d'un travail important de confortement des forces d'intervention.

Reste la question de l'état d'urgence, dont je comprends qu'elle se pose quand on connaît la fin du film, mais, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, combien de parlementaires, de responsables politiques ont demandé l'instauration de l'état d'urgence au mois de janvier 2015 ?... Je n'en tiens rigueur à personne, la raison est très simple : l'état d'urgence n'est pas un dispositif à convenance, les conditions doivent être réunies sur le plan juridique pour le déclarer.

Je reprends très précisément ce que vous avez dit. Votre raisonnement est le suivant : le fait que d'autres attentats aient été commis après ceux du mois de janvier prouve que le risque était imminent. Je rappellerai car il faut être extrêmement précis sur ces sujets qu'en janvier, à l'issue de l'assaut à l'Hyper Cacher, nous savions que ceux qui étaient à l'origine des tueries avaient été neutralisés : les deux frères Kouachi à Dammartin-en-Goële et Amedy Coulibaly à l'Hyper Cacher. Le risque d'une réplique dans les heures suivantes était donc relativement faible.

Tel n'est pas du tout le cas le 13 novembre. Ce qui a conduit au déclenchement de l'état d'urgence, c'est cette tuerie de masse dont les acteurs, à l'heure où je vous parle, n'ont pas encore été tous récupérés par les services sous l'autorité de la justice. Je pense notamment à l'un des frères Abdeslam et à certains de ses complices. Nous sommes donc dans une configuration très différente.

Si personne au mois de janvier 2015 n'a proposé qu'on déclenche l'état d'urgence, c'est que chacun, suivant cette approche rigoureuse, voyait bien que les conditions juridiques n'étaient pas réunies. J'ajoute un point : il n'a échappé à la sagacité d'aucun d'entre vous que trois jours après son déclenchement en novembre, le débat a émergé – parce que la démocratie est ainsi faite et il est bien qu'elle soit ainsi – sur la procédure elle-même, comme si le problème était non pas l'attaque terroriste mais l'état d'urgence.

En outre, comme l'état d'urgence ne peut pas se prolonger indéfiniment, je vous pose la question : si l'état d'urgence avait été déclenché après les attentats de janvier alors que les conditions juridiques n'étaient pas réunies, son re-déclenchement aurait-il été accepté après le 13 novembre, alors qu'il aurait déjà été en vigueur plusieurs mois après le 13 janvier ? Toute une série d'acteurs se seraient d'ailleurs demandé pourquoi il n'avait pas permis d'éviter de nouveaux attentats.

L'argument que vous développez est tout à fait réversible, monsieur le président. Vous dites que le péril était imminent, la preuve en étant qu'il y a eu des attentats ensuite, mais les conditions juridiques n'étaient pas réunies pour les raisons que je viens d'indiquer, et s'il avait été déclenché et qu'il y avait eu des attentats ensuite, on aurait dit : « Mais alors, vous avez pris des mesures qui ne servent à rien ! »

Les conclusions que je tire de tout cela sont très simples. La première, c'est que l'état d'urgence ne peut être déclenché que dès lors que les conditions juridiques sont strictement réunies pour qu'il le soit. La deuxième, c'est que l'état d'urgence ne peut durer indéfiniment. Par conséquent, il est indispensable que soient prises en droit des dispositions qui permettent de faire suite à l'état d'urgence après qu'il a cessé de faire connaître ses effets. C'est ce que nous avons fait avant que l'état d'urgence ne soit déclenché, avant même les attentats du mois de janvier 2015. La loi du 13 novembre 2014 prévoit ainsi un certain nombre de mesures de police administrative susceptibles de prendre le relais de l'état d'urgence – je pense, par exemple, aux interdictions de sortie du territoire, dès lors que les conditions juridiques sont réunies pour les appliquer à ceux qui font l'objet d'assignations à résidence. D'autre part, j'insiste aussi beaucoup sur le fait que l'état d'urgence n'est pas le seul instrument de la lutte antiterroriste : il y a toutes les dispositions que je viens de rappeler, sur le plan budgétaire, sur le plan de la création des emplois, sur le plan des moyens juridiques donnés aux services. De ce point de vue, l'agenda qui a été le nôtre, et qui s'est traduit par une mobilisation parlementaire très forte, a été extrêmement chargé.

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