Intervention de Pascal Terrasse

Réunion du 2 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascal Terrasse :

L'économie sociale et solidaire bénéficie d'un cadre juridique renforcé : elle a ses modes d'organisation, sa gouvernance et une fiscalité propre. Le champ de cette économie est très large en incluant aussi des organismes financiers – qui peuvent se cacher derrière ce joli terme d'économie sociale et solidaire. Elle se distingue certes de l'économie collaborative, mais une part de celle-ci concerne les structures de l'économie sociale et solidaire, qui elle-même peut concerner tous les secteurs d'activité. Ainsi, l'économie collaborative ne peut pas se réduire à l'économie sociale et solidaire.

Certaines plateformes sont, par nature, très capitalistiques, avec une valorisation boursière extrêmement importante sur un potentiel économique qui n'est pas défini. À titre d'exemple, Airbnb est très largement valorisée – plus que Hyatt et le groupe Accor réunis –, mais ne dispose d'aucune chambre en dur. Cette bulle spéculative autour de certaines plateformes est susceptible de poser problème, car il suffirait que l'Europe décide de mettre fin à l'activité d'Airbnb pour que le dispositif s'effondre. Ainsi, derrière l'économie collaborative, quelques bulles financières se sont créées sur des potentiels économiques. Les États-Unis sont allés beaucoup trop loin, si bien que nombreux sont ceux qui s'inquiètent des risques potentiels de crise financière. En Europe, y compris en France, il n'y a pas de difficulté. Les quelques grandes « licornes » dans notre pays ont été financées par des fonds étrangers – comme on l'a vu pour Blablacar récemment. Reste à savoir si nos propres organismes financiers ont, par l'intermédiaire de leurs filiales, financé des licornes américaines.

À tout moment, une innovation peut disparaître du circuit. Des plateformes sont valorisées parce que des opérateurs ont eu l'intelligence de créer des licornes, mais demain, c'est la blockchain qui va monter en puissance. À titre d'exemple, Uber sera peut-être demain une autre plateforme qui appartiendra à tout le monde, à l'instar de Wikipédia. Je pense donc que l'économie collaborative va muter à la faveur de plateformes qui n'appartiendront à personne. Cette transition risque d'entraîner des bouleversements économiques, et c'est la raison pour laquelle j'émets des craintes à l'égard de certaines innovations ou plateformes très largement valorisées sur des seuls potentiels économiques.

D'ailleurs, ces plateformes restent très discrètes sur leur chiffre d'affaires. En effet, si elles peuvent être valorisées à plusieurs dizaines de millions d'euros, leur chiffre d'affaires représente parfois à peine 2 à 3 millions d'euros en raison de leur valorisation sur un potentiel économique difficilement mesurable. Il y a en quelque sorte un jeu de chaises musicales : on crée sa plateforme, on la valorise en cherchant un maximum d'adhésions pour, ensuite, la revendre en faisant un beau coup financier.

À mon avis, une des plateformes dont on entendra parler, c'est Waze, petite plateforme israélienne toute récente, rachetée par Google, qui demain va changer la nature de nos modes d'organisation en matière de déplacements – plus que Blablacar, entreprise française –, en faisant de l'intrusion au travers de la communication et de la publicité. En utilisant Waze, vous saurez que vous devez vous arrêter à telle station-service si votre voiture n'a pratiquement plus d'essence ou que tel restaurant vous attend à tel prix car il est bientôt midi… Cette organisation, cette « toile », va changer la nature même de notre économie.

L'Europe, c'est 350 millions de consommateurs pouvant avoir accès à l'économie collaborative, la Chine et les États-Unis également. La Chine a su s'organiser et, contrairement à ce que l'on peut penser, il s'y passe des choses exceptionnelles, en particulier à Shenzhen. On a donc tort d'avoir toujours les yeux tournés vers les États-Unis. Le problème est que les Chinois ont un écosystème bien organisé, de même que les États-Unis – on le voit avec les grandes plateformes – et que l'Europe est très en retard en matière de numérique, que ce soit sur la notation ou la standardisation des modèles économiques. Sur ces sujets, l'Europe a besoin d'avancer, car les produits, les services et les usages venant d'Amérique et d'Asie pénètrent notre marché et vont accentuer notre retard. La transition numérique des entreprises traditionnelles en France pose problème, sans doute par crainte de la perte d'emplois et du problème de cybersécurité. Par conséquent, des formations et des reconversions seront nécessaires.

Pour autant, des entreprises classiques organisent aujourd'hui leur propre « disruption ». De grands groupes travaillent actuellement à leur réorganisation en interne car, comme ils me l'ont expliqué, soit ils restent dans l'économie traditionnelle au risque de mourir, soit ils effectuent eux-mêmes leur transition. Les deux grands groupes de location de matériels en France ont bien conscience qu'ils ne vendront plus, ou pratiquement plus, leurs produits dans quelques années. Je prends l'exemple de la perceuse. Un utilisateur moyen – comme moi qui ne suis pas un grand bricoleur – qui doit acquérir une perceuse dans une de ces grandes enseignes va l'acheter peu cher, car il sait qu'il ne va pas beaucoup l'utiliser : il s'en servira en moyenne huit minutes dans toute sa vie. Demain, ces entreprises pourront relocaliser des productions, c'est-à-dire proposer des perceuses de bonne qualité, au lieu de les faire venir à pas cher d'Asie. Certes, ces perceuses seront plus coûteuses, mais l'avantage est qu'elles seront valorisées grâce à la location. Ainsi, dans une économie circulaire, l'obsolescence des produits traditionnels disparaîtra dans le respect de l'environnement. Cette sobriété volontaire, comme le dit l'essayiste Pierre Rabhi, est bien plus intéressante dans une économie moderne, car mieux vaut être sobre dans ses usages et dans l'utilisation des produits qu'être propriétaire d'un bien. Grâce à ce changement d'organisation – vous avez parlé de coopération et de mutualisation –, notre société deviendra moins productiviste pour s'orienter vers plus de qualité. D'ailleurs, beaucoup d'entreprises mettent d'ores et déjà en place des dispositifs de maintenance, ce qui laisse présager des créations d'emplois. Pour autant, il y a de vraies interrogations, car si des emplois très qualifiés vont être créés – web designers, programmateurs –, ainsi que des petits emplois (coursiers, petite maintenance), les emplois intermédiaires risquent quant à eux de disparaître. À cet égard, les Pays-Bas nous fournissent un bon exemple.

Il y a une trentaine d'années aux Pays-Bas, les infirmières travaillaient à leur compte par quartier, puis l'administration décida de les regrouper. Pour ce faire, elle créa des services pour la gestion des ressources humaines, pour la formation, etc., et réorganisa le service des infirmières, ce qui généra quelques économies. En revanche, les prestataires et les salariés furent peu satisfaits du dispositif, car les infirmières n'avaient plus le temps de discuter avec les patients. Une plateforme a alors été mise en place pour rétablir à terme le travail indépendant. En fin de compte, la prestation est aujourd'hui de meilleure qualité et les salariées sont mieux payées, car les supports intermédiaires ont été supprimés – 400 emplois administratifs ont disparu. Pour revenir à l'économie collaborative, La Ruche qui dit Oui, par exemple, est un dispositif qui marche très bien : un producteur s'adresse à un consommateur en direct, sans aucun frais de marketing, de publicité ou de transport. Le consommateur est content car il connaît la provenance du produit, le producteur l'est aussi en étant mieux rémunéré.

Pour autant, je suis convaincu que de nouveaux emplois pourront être créés, mais peut-être moins que ce que l'on pourrait imaginer. À cet égard, je pense que le débat sur le revenu universel, sujet majeur s'il en est, devra être posé au moins dans les dix ans à venir car l'emploi salarié traditionnel sera amené à évoluer. D'ailleurs, un nombre croissant de personnes travaille d'ores et déjà une partie de la semaine comme salarié et l'autre partie comme indépendant. Cela étant dit, je n'ai pas voulu proposer à ce stade la création d'un troisième statut, car on m'aurait reproché le risque d'« ubérisation » des nouveaux emplois – fuite en avant dans le low cost, transferts d'emplois salariés, etc. Notons que des acteurs de l'économie traditionnelle sont en train de faire basculer les emplois vers des statuts tiers – un site médiatique dont je tairai le nom procède actuellement à des licenciements.

Sur la concurrence déloyale, il faut savoir de quoi l'on parle. L'activité occasionnelle d'un particulier sur les plateformes ne doit pas être fiscalisée. On ne peut pas tout fiscaliser : le troc ou l'échange ont toujours existé. Par contre, quelqu'un qui monte une cloison chez un tiers est payé : il est donc autoentrepreneur. Or les microentreprises paient des impôts et n'exercent pas une concurrence déloyale ! La question se pose de savoir si le plafond d'exonération du montant de la TVA fixé à 32 000 euros est le bon : c'est une norme européenne, et il serait stupide de faire payer la TVA à ces gens. Par contre, je suis favorable à l'accès pour tous au dispositif d'exonération de la TVA. Aux acteurs de l'économie – chambres de commerce et d'industrie, syndicats professionnels – qui se considèrent désavantagés par rapport à d'autres et réclament des normes pour ces derniers, je réponds qu'eux-mêmes réclament depuis toujours moins de normes et plus de dispositifs simplifiés. Cette nouvelle économie est une opportunité pour introduire la simplification.

Je m'empresse de dire que simplification n'est pas synonyme de déréglementation. Le numérique permet la simplification, et d'abord en matière fiscale. En effet, les paiements par carte bancaire via l'économie numérique permettent une traçabilité. Il appartient à l'État d'aller plus loin en distinguant activités professionnelles et activités occasionnelles. À terme, les plateformes devront transmettre à l'administration fiscale l'ensemble des données. Un rapport de force s'exerce actuellement avec les grandes plateformes américaines, mais la Ville de Paris a réussi à se faire verser 1,3 million d'euros de taxe de séjour ; d'autres villes devraient lui emboîter le pas.

En Europe, les dispositifs en matière de location d'appartements varient d'une ville à l'autre dans certains États – Barcelone n'a pas le même dispositif législatif que Madrid, par exemple. La France doit-elle appliquer une norme française ou une norme par ville ? Personnellement, je préfère la seconde option, pour diverses raisons : les tensions sur le marché de l'immobilier varient d'une ville à l'autre ; un locataire peut sous-louer à Airbnb, ce qui impose de clarifier le droit ; les copropriétaires doivent pouvoir donner leur avis – dans certaines villes européennes, des hordes de jeunes alcoolisés débarquent dans les immeubles... Une régulation s'impose donc : nous allons l'organiser, non pas contre, mais avec Airbnb, qui est prêt à parler avec nous.

Je n'ai pas réalisé d'étude d'impact, faute de moyens.

Enfin, l'observatoire de l'économie collaborative, dont je propose la création, serait un lieu ouvert où les organisations professionnelles, les organisations syndicales et l'administration produiraient « au fil de l'eau » de la règle et de l'information à destination de l'ensemble des acteurs. Car le temps politique est inadapté au temps économique, vous l'avez souligné en préambule, madame la présidente, mais il l'est davantage encore vis-à-vis de l'économie collaborative. Or cet écosystème, nous ne voulons pas le brider.

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