Intervention de Jean-Paul Chanteguet

Séance en hémicycle du 24 janvier 2013 à 21h30
Débat sur la fiscalité écologique

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Paul Chanteguet :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre modèle de croissance a permis d'extraordinaires progrès. Nous vivons – en moyenne, car les inégalités perdurent – plus longtemps, et dans des conditions de confort et d'abondance que l'on n'aurait pas imaginées il y a un siècle. La croissance du PIB est devenue le thermomètre absolu de la santé de notre société, l'indicateur de la hausse du revenu, la promesse d'accumulation, le signe de la réussite.

Les Français ne sont évidemment pas les seuls à penser ainsi leur existence. Le bien-fondé de cette vision est quasiment partagé par le monde entier. Aussitôt libérés du communisme, les peuples russe et est-européens n'ont eu de cesse qu'ils n'aient atteint le même niveau de vie. Aussitôt touchés par la mondialisation, les peuples des pays émergents ont aspiré à partager l'aisance d'une alimentation diversifiée et d'un logement confortable, le plaisir des loisirs et de la consommation de masse.

Pourtant, ce modèle de croissance, très récent au regard de l'histoire humaine, n'en constitue également qu'une parenthèse. Il est basé sur la transformation et la consommation de ressources, qui s'épuisent en quantité et en qualité, et ce d'autant plus vite que la croissance de la population est exponentielle. Nous consommons aujourd'hui l'équivalent d'une planète et demie chaque année, et nous polluons toujours plus les ressources naturelles à la base de l'existence de la vie sur terre.

Jusqu'à présent nous avons pu faire mentir Malthus, repousser, grâce à la science et aux technologies, les limites de notre développement, tandis que le gigantesque écran de notre société de consommation se charge de nous voiler la pénible réalité. Cependant, nous devons dorénavant, pour nous-mêmes et pour les générations futures, accepter de voir et d'entendre les signaux : la raréfaction des ressources fossiles, minerais, métaux et terres cultivables, le changement climatique, l'épuisement des sols, la pollution des eaux et de l'air, l'explosion des maladies liées à l'environnement, la dégradation de la biodiversité, plus rapide que lors des cinq grandes extinctions précédentes. Ils signifient l'effondrement de la capacité d'adaptation de l'ensemble du vivant au changement que notre mode de vie impose à la planète. Les populations les plus vulnérables doivent faire face à des difficultés chaque jour un peu plus nombreuses.

Pour arrêter cette course à l'abîme, nous devons d'urgence refonder notre modèle. Il est aujourd'hui basé sur l'idée de ressources naturelles infinies, gratuites et exploitables sans limites. Dénuées de prix, ces ressources naturelles sont les seules valeurs, pourtant essentielles à notre survie, qui s'épuisent et disparaissent. Leur donner un prix suppose qu'elles puissent faire l'objet d'une transaction, d'un échange, d'une appropriation, ce qui se révèle impossible, pour les biens collectifs que sont l'air, l'eau, la diversité des êtres vivants ou les services écologiques.

En revanche, la dégradation de ces biens collectifs a un coût. Le nettoyage des plages après une marée noire, la dépollution des sols lors de la fermeture d'une usine chimique, le démantèlement d'une centrale nucléaire constituent autant de réparations et de restaurations de notre environnement qui, si elles sont plus ou moins assumées par leurs auteurs, le sont toujours a posteriori et seulement en cas d'évidente perturbation. Quant aux dégradations structurelles, c'est la collectivité qui les prend en charge, jamais leurs responsables : maladies et baisse de fertilité liées aux pollutions industrielles et agricoles, conséquences économiques et humaines des canicules, tempêtes et inondations, appauvrissement des services écosystémiques comme l'épuration des eaux, la pollinisation ou le stockage du carbone. Le système actuel ne fait donc que réparer, très partiellement et de manière injuste, les dégâts qu'il provoque.

Pour rendre durable notre modèle de développement, il faut agir de manière globale : en amont, économiser les ressources ; en aval, restaurer, quand c'est possible, celles que l'on utilise. Pour cela, il nous faut intégrer à l'ensemble de nos actes de production et de consommation la valeur des ressources naturelles.

La façon la plus simple et la plus juste de donner une réalité à cette valeur, c'est de taxer non pas la propriété des ressources naturelles mais l'ensemble de leurs usages et des atteintes qui leur sont portées, de les taxer grâce à une fiscalité écologique dont l'objectif est d'inciter les agents à adopter des comportements plus respectueux de l'environnement, en particulier au moyen d'un signal prix adressé à l'ensemble des acteurs économiques, qui devra, pour être efficace et accepté, être le plus universel dans son champ, le plus progressif dans sa mise en oeuvre et le plus prévisible dans son application. Il s'agira de pousser les individus, les entreprises et les collectivités publiques à modifier leurs comportements et à les adapter aux nécessités de l'environnement. Changer en améliorant devra revenir moins cher que maintenir en détériorant. Cette évolution se diffusera dans l'ensemble des secteurs économiques. L'énergie, l'industrie, l'agriculture, la pêche, les transports, le commerce seront encouragés à utiliser d'autres modes de production et de distribution, moins carbonés, à privilégier l'usage des ressources renouvelables, à limiter les déchets, à ne plus programmer l'obsolescence, à favoriser le recyclage.

Le constat est partagé par tous et a été mis en lumière à de nombreuses reprises par l'Union européenne et l'OCDE : la France accuse un retard important en matière de fiscalité écologique. Cette dernière ne représente que 1,86 % du PIB contre 2,37 % en moyenne dans les autres pays de l'Union européenne. Nous devons nous interroger sur la fiscalité appliquée en France au domaine de l'énergie puisque, alors que l'État français dépense chaque année plus de trente-trois milliards d'euros en soutien public des énergies fossiles et dépenses fiscales en leur faveur, de nombreuses études ont montré, par exemple, que, dans les pays comme l'Allemagne, la Norvège et la Suède, qui ont mis en oeuvre une taxation plus élevée des carburants, la quantité de ceux-ci utilisée par unité de PIB y est plus faible. De même, reconnaissons que la fiscalité sur le diesel, inférieure de 17 centimes à celle sur l'essence, constitue une originalité difficilement justifiable, alors que le diesel est reconnu comme polluant et cancérigène. La mauvaise qualité de l'air, à l'origine de 42 000 décès prématurés par an, représente un coût minimal pour la collectivité de l'ordre de 20 à 30 milliards d'euros par an.

Cet avantage en faveur du diesel, comme le précise l'association Que choisir, oriente de plus les automobilistes vers un choix erroné car, dans 71 % des cas, les Français ne roulent pas assez pour compenser le surcoût à l'achat d'un véhicule diesel. Cette forte diésélisation de notre parc automobile a enfin entraîné une inadaptation progressive de l'industrie française de raffinage, puisque les capacités y sont saturées pour le gazole et excédentaires pour l'essence.

Cette situation pèse sur notre balance commerciale puisque nos importations de gazole ont augmenté en moyenne de 15,8 % par an entre 2002 et 2010, entraînant, en 2011, un creusement de près de 13 milliards d'euros de notre déficit dû à la détérioration du solde des produits pétroliers raffinés.

Pour des raisons tant sanitaires ou économiques qu'environnementales, il me paraît difficile de ne pas envisager de rattraper cette sous-taxation sur une période d'une durée comprise entre trois et cinq ans.

Alors que la France s'est engagée dans le cadre européen à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 20 % d'ici 2020, qu'elle souhaite accueillir en 2015 le sommet international sur le réchauffement climatique, que, de plus, le marché européen des quotas d'émissions de carbone est en pleine déroute, il est aujourd'hui plus que jamais nécessaire de réfléchir à la création d'un outil fiscal du type contribution climat énergie, qui, en donnant un signal prix au carbone, conduira les agents à consommer moins d'énergie, en particulier moins d'énergie fossile. Le principe d'universalité des assujettis sans dérogation devra être retenu, mais s'accompagner de mesures de compensation, afin de préserver la compétitivité de nos entreprises et le pouvoir d'achat des ménages.

Il est, nous le savons, un autre enjeu majeur auquel nous devons faire face, c'est celui de l'artificialisation des sols, qui porte atteinte à la biodiversité, au potentiel agricole et accroît nos consommations d'énergie. Face à ce défi, notre fiscalité est aujourd'hui d'une grande inefficacité. Il est donc urgent de repenser complètement la fiscalité actuellement applicable au patrimoine naturel, au foncier, à l'urbanisme et à l'eau.

Fiscalité incitatrice, notre fiscalité écologique sera aussi une fiscalité de rendement. Elle se fera à prélèvement constant et sera redistribuée en partie aux acteurs économiques, ménages et entreprises, en situation de dépendance aux assiettes taxées. Elle devra aussi permettre d'alléger les charges pesant sur le travail et de financer la transition énergétique, une des premières priorités de ce quinquennat.

Cette fiscalité écologique, que j'appelle de mes voeux, répond à notre volonté de défendre une plus grande justice sociale, tant il est vrai qu'inégalités sociales et inégalités environnementales sont fortement liées : les maladies dues à la pollution ou à d'autres formes de nuisances sont plus fréquentes dans les milieux modestes que dans les milieux aisés.

Elle répond également au souci constant de faire évoluer les administrations en rénovant les politiques publiques. Elle répond enfin à l'urgence de provoquer un changement d'ordre culturel. Demain, les citoyens consommateurs prendront conscience, grâce au signal envoyé par les prix, des coûts environnementaux des produits et services qu'ils acquièrent. Ils pourront modifier en conséquence leurs achats. Demain, ils favoriseront la location, le partage de l'usage, le recyclage, lutteront contre le gaspillage et la production de déchets, utiliseront davantage les circuits courts – qui sont par ailleurs créateurs de liens sociaux. Ils feront évoluer leurs façons d'habiter et de se déplacer. Ils seront à même de développer à nouveau leur autonomie grâce aux progrès techniques comme l'impression en trois dimensions ou les réseaux électriques intelligents.

Reconnaissons-le : notre modèle, fondé sur la consommation de ressources non renouvelables, n'a pas su, jusqu'à maintenant, leur attribuer de valeur. L'usage gratuit de l'environnement est privatisé, tandis que le coût des pollutions est pris en charge par la collectivité et souvent reporté sur les générations suivantes. La fiscalité, qui repose aujourd'hui majoritairement sur le travail, le capital et les biens et services consommés, témoigne d'un rapport à la production et à la consommation caractéristique de nos deux premières révolutions industrielles. Pour faire évoluer ce rapport et pour traduire en même temps notre nouveau choix de société, la fiscalité doit dorénavant reposer sur un quatrième pilier, celui des pollutions et des ressources naturelles.

Enfin, cette fiscalité verte ne pourra susciter l'adhésion populaire que si elle s'accompagne d'une transition concrète de notre économie et d'une mutation réelle de notre société pour redonner du sens et de l'espoir, et pour s'inscrire dans un temps long qui dépasse celui du quinquennat. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

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