Intervention de Alain Tourret

Séance en hémicycle du 1er mars 2016 à 21h30
Lutte contre le crime organisé le terrorisme et leur financement — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, la République, c’est un État de droit dont la colonne vertébrale est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le principe, c’est la liberté, l’exception, c’est la contrainte. Rappelons-le nous : nul ne peut être condamné sans loi préalablement votée. La présomption d’innocence reste le socle de cet État de droit, et les atteintes à cette loi fondamentale ne peuvent être que limitées dans le temps et dans l’espace. Mais, à l’évidence, rien ne serait pire que l’angélisme, rien ne serait pire que de renoncer à assurer la sécurité, car chaque Français revendique haut et fort le droit à sa sécurité. Pour n’avoir pas tiré les leçons de l’état de désordre, pour n’y avoir pas remédié, nous avons, monsieur le garde des sceaux, été balayés en 2002, alors que nous avions, à l’unanimité, voté la loi sur la présomption d’innocence.

La procédure pénale peut paraître excessive et complexe. Cette complexité est telle qu’elle autorise parfois des bavures et la remise en liberté de dangereux criminels lorsque des erreurs de droit sont commises. Mais, rappelons-le, la procédure pénale, c’est d’abord et avant tout la garantie des droits du citoyen.

Aujourd’hui, le crime organisé, le terrorisme nous lancent un défi d’exception. Nous devons nous poser les questions suivantes : pouvons-nous, avec les outils actuels, les lois existantes, les moyens dont nous disposons, dont les forces de l’ordre sont dotées, défendre la République ? La loi et l’ordre, l’ordre de la loi : telles sont les devises républicaines. Mais, monsieur le ministre, jusqu’où peut-on aller en termes de sécurité ? Nous avons déjà voté de nombreuses lois, sur le terrorisme, sur le renseignement, sur l’urgence. Nous avons voté d’innombrables restrictions au principe même de liberté.

Monsieur le ministre, il est des moments où le radical et le républicain que je suis se pose la question suivante : jusqu’où puis-je soutenir un tel renforcement de la sécurité ? Ce renforcement des lois sécuritaires est-il véritablement bien utile ? N’est-il pas, in fine, contre-productif ? Ne risque-t-il pas d’être utilisé dans d’autres périodes et dans d’autres domaines ? Je dois vous dire que cela m’angoisse. Cela m’angoisse quand je constate un certain délitement de l’État. Sur les huit textes nouveaux que nous avons votés, cinq ou six sont sans doute de trop.

Il convient dès lors de rappeler un certain nombre de principes. Premier principe : ne jamais permettre la normalisation de l’exception, la banalisation de l’urgence. Telles sont, bien évidemment, les lignes rouges que nous devons avoir à l’esprit.

Deuxième principe : la Constitution a prévu, dans son article 66, que l’autorité judiciaire reste la gardienne de la liberté individuelle, qu’elle assure le respect de ce principe. Or, texte après texte, nous renforçons l’autorité administrative et pourquoi pas, demain, l’autorité préfectorale. L’indépendance du juge, monsieur le garde des sceaux, est l’un des fondements mêmes de notre République.

Troisième principe : les contrôles d’identité, les investigations ne peuvent se faire que dans le cadre de textes prédéterminés, dans le cadre de la garde à vue. En effet, depuis des décennies, cette période du droit limité a été définie et précisée. J’ai vécu, dans l’exercice de ma profession et comme député, toutes ces évolutions, s’agissant de la présence de l’avocat, de la présence du médecin, du droit de prévenir un proche, du droit de se taire. Or, le nouveau cas de retenue administrative ouvre une période de non-droit. Vous me direz que cela ne dure que quatre heures, mais quatre heures, c’est, par moments, une vie. En tous temps, les droits du gardé à vue ont finalement été l’un des socles de la République et l’image même de la République irréprochable que nous voulons.

Monsieur le garde des sceaux, on nous dit que l’on ne peut entendre les mineurs de moins de dix-huit ans, à moins qu’ils ne soient accompagnés. Mais s’agissant des mineurs de moins de seize ans, n’y avait-il pas là une obligation d’interdiction ? Peut-on entendre quelqu’un qui a douze ans, treize ans ou quatorze ans ? Oui, dès lors que son tuteur ou son représentant légal se trouve auprès de lui. C’est insupportable, j’insiste sur ces mots. Comment, nous autres Républicains, pouvons-nous en arriver là sans nous poser, fondamentalement, des questions ?

Certes, les textes qui nous sont proposés ont une justification : la lutte contre le terrorisme. Faut-il pour autant faire notre loi de l’adage « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ? C’est sur ce thème que la Révolution s’est faite. Faut-il accepter de limiter la liberté de ceux qui participent à la défense des libertés ? Faut-il accepter la limitation de l’exercice des droits des avocats, des journalistes, des élus, qui sont autant de remparts contre l’arbitraire ? Chaque fois que nous l’acceptons, n’avons-nous pas le sentiment, finalement, de faire reculer l’État de droit ?

Alain, en son temps, a écrit un magnifique éloge sur Le citoyen contre les pouvoirs. C’est donc en me référant à celui qui a toujours été pour moi un guide, ce père du radicalisme, que je demande au Gouvernement, que je vous demande, monsieur le garde des sceaux, dont je connais l’attachement viscéral aux libertés, de renforcer ces dernières, de créer un nouvel équilibre dans le texte. Je vous le dis sereinement, mais avec une grande inquiétude : j’estime qu’actuellement, cet équilibre entre la sécurité et la liberté n’existe pas véritablement.

Je vous ai entendu dire, cet après-midi, qu’un certain nombre de propositions seraient faites. Pour l’heure, je ne les connais pas, mais si ces propositions ne conduisaient pas à nous rassurer sur cet équilibre, le soutien du groupe RRDP ne pourrait être acquis au Gouvernement.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion