Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 5 février 2016 à 9h30
Protection de la nation — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, des attaques terroristes, d’une lâcheté, d’une cruauté sans nom, nous ont frappés au coeur. En France, comme partout dans le monde, l’intensité de la menace n’a pas faibli et perdurera, tant que la bête immonde ne sera pas anéantie, la bête immonde dont parlait Bertolt Brecht, qui a pris aujourd’hui le nom de Daech.

Aussi devons-nous faire preuve de détermination et d’efficacité face à l’armée de fanatiques qui nous a pris pour cible. A priori, aucune piste pour l’affronter ne doit être écartée d’emblée. C’est même la condition sine qua non pour nous protéger et vaincre cette barbarie.

Si la vie ne pourra plus être tout à fait la même après ces jours sanglants, nous pensons, comme le disait le Président de la République aux Invalides, que la France devra rester elle-même, telle que les disparus l’avaient aimée. Oui, nous en sommes convaincus, malgré les épreuves, la France doit rester fidèle à ce qu’elle symbolise : la terre des libertés, celle des droits de l’homme et du respect des valeurs universelles d’égalité et de fraternité.

Elle doit également, surtout dans des circonstances dramatiques, savoir préserver les équilibres structurels de notre État de droit et de la séparation des pouvoirs. Chaque mesure prise pour lutter contre le terrorisme ne peut venir heurter ces symboles et ces principes et seules les mesures efficaces dans la lutte contre le terrorisme doivent être mises en oeuvre.

Au lendemain des attentats, dans un contexte inédit, la déclaration de l’état d’urgence se justifiait malgré une restriction inévitable des libertés. Sa prolongation, une semaine après les attaques, apparaissait nécessaire pour une durée limitée et dans un cadre légal strictement défini. C’est pourquoi nous avons voté sa prorogation à l’unanimité de notre groupe.

Des mesures exceptionnelles dans des circonstances exceptionnelles, c’est d’ailleurs la raison d’être de l’état d’urgence, dont l’obsolescence est programmée, comme le rappelait alors le rapporteur de la loi de prorogation de l’état d’urgence, aujourd’hui garde des sceaux.

Nous sommes réunis pour avaliser le souhait du Président de la République d’inscrire dans notre Constitution l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés Français. Je le dis nettement, nous ne pensons pas que la modification de notre loi suprême, du texte fondateur de notre République, soit nécessaire.

Nous défendons, certes, la réécriture de notre Constitution pour fonder une VIe République, mais nous réfutons toute révision de simple opportunité politique. Notre conviction, c’est que notre Constitution ne devrait pas subir des modifications de pures circonstances, dont l’utilité n’est pas avérée ou qui pourraient être réglées par la loi ordinaire, tel que l’affirme sans ambages son article 34. « Il faut prendre les droits au sérieux », déclarait avec solennité le philosophe du droit, Ronald Dworkin.

Si la Constitution a une valeur supérieure à celle de toutes les autres normes de droit interne, c’est en raison de l’importance des règles et principes qu’elle contient. Ni l’état d’urgence, ni la déchéance de la nationalité n’ont vocation à y figurer.

Certes, la constitutionnalisation de l’état d’urgence ne signifie pas, en soi, l’institution d’un état d’urgence permanent : ce sont toujours des circonstances exceptionnelles qui justifieront la mise en place des mesures exceptionnelles prévues par la loi de 1955. Le déclenchement de ce régime restera subordonné à une décision prise en conseil des ministres et le Parlement devra autoriser sa prorogation au-delà de douze jours.

Cela étant, cette constitutionnalisation est, pour le moins, contestable juridiquement. En effet, l’état d’urgence s’applique actuellement sans rencontrer d’obstacle constitutionnel, et le principe de l’existence d’un tel état d’exception a déjà été validé dans le passé par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. Surtout, depuis sa décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a clairement admis la possibilité pour la loi d’organiser un régime d’état d’urgence sans violer la Constitution. En bref, cette constitutionnalisation n’est pas utile.

Du reste, elle n’apporte aucune garantie juridique supplémentaire s’agissant des dispositions législatives, actuelles ou à venir, encadrant l’état d’urgence. La loi de 1955 modifiée, ou toute loi prise sur le fondement du futur article 36-1, devra être conforme au bloc de constitutionnalité et pourra être contrôlée par le Conseil constitutionnel.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence devrait également permettre, selon le Premier ministre, « d’empêcher la banalisation de l’état d’urgence ou tout recours excessif ». Cet argument n’est pas plus convaincant : la constitutionnalisation de l’état d’urgence n’est pas, en soi, une garantie contre les abus et dérives liberticides. Elle ne permet ni d’encadrer plus strictement les pouvoirs exorbitants accordés à l’exécutif, ni de garantir un meilleur équilibre entre liberté et sécurité.

Comme le souligne Olivier Beaud, professeur à l’université Panthéon-Assas, « Constitutionnaliser, c’est-à-dire institutionnaliser, banaliser, naturaliser l’état d’exception, n’est pas un progrès pour la démocratie. »

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion