Intervention de Christophe Bonneuil

Réunion du 27 janvier 2016 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Christophe Bonneuil, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, CNRS :

J'ai été amené à m'intéresser aux instruments dits marchands de la compensation écologique par deux voies dans mes recherches. J'ai d'abord travaillé sur l'histoire mondiale des politiques environnementales depuis 1945. Dans les années 1960-1970, ces politiques s'appuyaient sur des instruments publics – taxes, parcs, réserves, listes rouges d'espèces protégées, normes techniques de pollution à ne pas dépasser. Dans les années 1970-1990, sont apparus de nouveaux types d'instruments, dits de marché – droits à polluer, carbone, banques de conservation d'habitat et d'espèces. Ce que l'on nomme aujourd'hui en France les réserves d'actifs naturels ont pour nom aux États-Unis conservation banking, mitigation banking, species banking, ou biodiversity banking, et cela existe déjà depuis vingt-cinq ans.

Le basculement entre ces différents types d'outils est intervenu aux États-Unis au cours de la période que les historiens appellent « du retour de bâton environnemental », les années Reagan-Bush, de dérégulation environnementale. On ne peut pas dire que les outils antérieurs publics aient été plus efficaces. La biodiversité n'a cessé de se dégrader depuis 1945, le mouvement s'accélérant ces vingt dernières années à l'échelle mondiale, y compris aux États-Unis, malgré la présence de ces instruments.

Je ne me prononcerai pas sur l'efficacité relative des deux systèmes. J'ai toutefois pu observer que les outils basés sur des instruments de marché ne sont pas neutres. Ils sont apparus à un moment et dans un contexte précis aux États-Unis. Ils véhiculent l'idée que la terre, la nature ne sont pas des biens communs, que pour être bien conservée la biodiversité doit être un bien privé, appartenir à quelqu'un qui va la gérer en bon entrepreneur, en bon investisseur et qui gagnera de l'argent si elle est bien conservée.

La deuxième voie par laquelle je me suis intéressé à ces questions est celle de la sociologie des sciences et des techniques, à travers des études détaillées du travail de standardisation, d'abstraction, de réduction auquel se livrent les écologues, les économistes, les bureaux d'études pour transformer la biodiversité, qui est fondamentalement locale, attachée à des sols, à des relations écologiques extrêmement complexes et à des usages humains, en unités réduites et bien identifiées que l'on peut vendre et acheter, et qui seraient substituables d'un lieu à un autre. Il est frappant de voir, dans cette arrière-cuisine de la compensation écologique, combien on bricole, comment on se débrouille pour que cela ne coûte pas trop cher aux aménageurs. Plusieurs travaux traitent du sujet : aux États-Unis, Morgan Robertson, un ancien fonctionnaire de l'Environmental Protection Agency (EPA), qui est maintenant géographe universitaire, a beaucoup travaillé sur l'analyse de ces pratiques ; en France, Coralie Calvet a soutenu sa thèse d'économie sur l'expérience de la CDC en Camargue ; dans mon laboratoire, un doctorat analyse le projet de compensation écologique de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes qui pose toute une série de questions méthodologiques. (Murmures divers)

Si je devais donner mon sentiment, je dirais que c'est une fausse bonne idée. Auparavant, on dégradait mais on ne faisait rien ; maintenant, on crée un cadre pour compenser. A priori, le principe semble rationnel, généreux et de bons sens. Mais au-delà des principes, il faut regarder les réalités politiques, institutionnelles, économiques dans lesquelles ces nouveaux instruments sont mis en place et se pencher sur les conditions pour établir, en France, un nouveau secteur privé qui serait chargé de conserver la nature.

Le mécanisme est loin d'avoir fait ses preuves d'un point de vue écologique. Un numéro spécial de la revue Conservation Biology, paru il y a quelques mois, dresse un bilan extrêmement critique sur l'efficacité écologique réelle. Plusieurs écologues et naturalistes comparent la compensation écologique à l'idée que l'on puisse autoriser la destruction de Chenonceau en échange de la peinture des huisseries du château de Chambord, autrement dit compenser des choses qui ne sont pas comparables. (Sourires)

Se pose aussi la question de la garantie temporelle de ces mécanismes de compensation. Dans celui de CDC Biodiversité, la garantie est de trente ans seulement ; au-delà, elle peut vendre le terrain, qui, en l'absence de garanties statutaires ou d'arrêté de protection, peut être aménagé, bétonné. Le projet de loi en cours d'examen ne prévoit pas davantage de garantie temporelle. À Notre-Dame-des-Landes, certaines parties de la compensation se font par des contrats de neuf ans seulement, qui concernent des zones appelées à être artificialisées en cas de prolongement de la piste de l'aéroport. Bref, beaucoup des modalités pratiques de la compensation sont insatisfaisantes.

Ces nouveaux instruments ont, par ailleurs, des effets sociaux et politiques qui ne sont pas neutres. Ils véhiculent l'idée que tout est compensable, que la nature qui nous gêne à tel endroit peut être remplacée à côté. Qui plus est, ils peuvent alimenter la spéculation foncière. La CDC Biodiversité a vendu les premiers actifs naturels des Coussouls au prix de 43 000 euros l'unité alors qu'ailleurs l'hectare vaut 5 000 euros. Ne vaudrait-il pas mieux qu'un conservatoire régional de l'environnement achète des terrains à un prix huit à neuf fois moins élevé ? On peut également se demander, pour autant qu'on accepte le principe de la compensation assorti de garde-fous, s'il doit être laissé à des acteurs privés ou plutôt géré par des acteurs à but non lucratif, tels que des associations ou des conservatoires. Le risque est d'aboutir à un système qui mettra en concurrence les opérateurs de gestion de la nature auprès desquels les aménageurs pourront choisir d'acheter les crédits, et qui conditionnera le financement de la conservation de la nature à l'existence de projets d'aménagement. Ainsi, avec la crise financière ces dernières années, il y a eu, aux États-Unis, moins de constructions, donc moins de financements pour les réserves d'actifs naturels américaines. Le secteur de la protection de la nature a connu une crise économique parce qu'il était dépendant de financements privés.

J'ai le sentiment qu'il est peut-être trop tôt pour légiférer dans le sens de la création d'acteurs privés de la compensation. L'expérience de CDC Biodiversité est encore en cours, et l'on ne dispose pas d'une évaluation complète. Il n'y a pas de garantie sur la pérennité à long terme de ces systèmes de compensation, aucune servitude environnementale n'est inscrite dans la loi et il n'y a pas de principe de non-régression environnementale : rien ne garantit l'efficacité de cette compensation écologique. L'équivalence écologique ne doit pas rester un simple slogan.

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