Intervention de Laurent Piermont

Réunion du 27 janvier 2016 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Piermont, président-directeur général de CDC Biodiversité :

Je précise que je suis docteur en écologie, que je travaille depuis près de quarante ans dans le secteur de l'action pour la nature, dont vingt-cinq au sein de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour la gestion d'espaces naturels et forestiers.

Nous avons créé CDC Biodiversité en 2008, avec le soutien de France nature environnement et d'autres grandes associations écologistes, du ministère de l'écologie et de personnalités scientifiques pour apporter un élément de réponse à une question d'intérêt général extrêmement simple : chaque année, 20 000 à 30 000 hectares sont artificialisés. La loi de 1976 relative à la protection de la nature prescrit aux maîtres d'ouvrage d'éviter, de réduire et, si possible, de compenser leurs impacts. Or, lors de la journée anniversaire des trente ans de la loi, le diagnostic était unanime : presque aucune mesure compensatoire au sens de restauration n'a été mise en oeuvre alors que plus d'un million d'hectares ont été artificialisés. Que faire si l'on veut concilier le nécessaire équipement du pays et la protection de la nature ?

La mise en oeuvre de la loi repose sur le respect scrupuleux de la séquence « éviter-réduire-compenser » (ERC) et sur le contrôle de ce respect par l'administration. Des améliorations au dispositif d'autorisation et de contrôle sont sans doute nécessaires, mais c'est sur le maître d'ouvrage que repose principalement le respect de la loi. Pour lui, la mise en oeuvre des mesures est difficile, car elle implique la maîtrise de considérations écologiques et foncières, et surtout de la gestion à très long terme des espaces, sans compter les entreprises qui disparaissent en cours de route. S'il sait qu'il sera obligé de compenser ses impacts et de payer pour cela, il sera incité à réduire lesdits impacts. Et c'est lui qui dispose de tous les moyens d'études et de la connaissance du terrain. S'il sait, à l'inverse, qu'il n'a pas d'obligation de compenser, il trouvera sans doute, contraint par des considérations budgétaires, de bonnes raisons pour ne pas mettre en oeuvre de mesures compensatoires.

La première vertu de la mise en oeuvre effective de la compensation écologique, c'est de créer une pression économique sur le maître d'ouvrage l'incitant à réduire ses impacts sur le milieu naturel. Un exemple survenu au mois de janvier l'illustre fort à propos : devant le coût de compensation que nous avions chiffré pour deux éoliennes d'un grand parc qui posaient des problèmes écologiques, le maître d'ouvrage a renoncé à les construire pour réduire son budget. La seconde vertu, c'est de faire payer le travail de restauration par celui qui a détruit.

Sur cette analyse, nous avons créé CDC Biodiversité, premier opérateur français de compensation, pour que l'administration puisse demander à un maître d'ouvrage qui ne parviendrait pas à mettre en oeuvre ses obligations de compensation de s'adresser à un opérateur de confiance qui, lui, le pourrait. Je précise immédiatement que les opérateurs de compensation ne sont pas la panacée, mais seulement un élément du dispositif au centre duquel il y a la loi et l'autorité administrative.

Nous avons réalisé une série d'opérations de compensation, notamment celle de l'autoroute Pau-Bordeaux, montrant ainsi que les mesures compensatoires décidées par l'administration pouvaient bel et bien être mises en oeuvre intégralement et dans les délais prescrits. Je le précise, car ce qui peut sembler une évidence n'a pas été considéré comme tel pendant quarante ans.

Notre mode opératoire prend en compte trois considérations. Premièrement, nous cherchons systématiquement à inscrire nos actions dans les projets de territoire des collectivités, dans un souci de cohérence d'aménagement. Deuxièmement, nous agissons en partenariat avec ces collectivités, en faisant travailler les acteurs locaux que sont les conservatoires d'espaces naturels, les agriculteurs, les entreprises locales de génie écologique. Accessoirement, cela permet de créer localement des emplois et de remplacer des emplois de l'ancienne économie par des emplois verts. Troisièmement, nous privilégions l'approche contractuelle vis-à-vis des agriculteurs et des forestiers qui craignent, selon moi légitimement, de subir la double peine. Nous les finançons avec l'argent des mesures compensatoires pour qu'ils introduisent dans leurs exploitations des cahiers des charges écologiques. L'objet est de contribuer à la transition écologique de l'agriculture.

Parallèlement, nous avons lancé, en première européenne, avec le ministère de l'écologie, une expérience de compensation à l'avance que nous avons appelée « réserve d'actifs naturels ». Ce nom a été choisi pour souligner que la nature ne devait plus être considérée comme un simple espace inerte et sans valeur que l'on pouvait détruire sans conséquences.

En est à l'origine un projet de grande ampleur confié à CDC Biodiversité par les gestionnaires de la réserve naturelle des Coussouls de Crau, dans les Bouches-du-Rhône – le laboratoire d'écologie d'Avignon, l'administration et les collectivités. Il s'agissait de restaurer, sur un terrain de 357 hectares, des conditions écologiques favorables à une faune exceptionnelle, notamment d'oiseaux. Après études, nous avons considéré qu'il faudrait près de trente ans pour remettre cet espace sur une trajectoire écologique favorable. Nous avons décidé de dégager un budget d'investissement plus un budget de gestion de trente ans, ce qui, à ma connaissance, est unique en matière écologique. Après huit ans, nous sommes plutôt satisfaits des résultats, mesurés par les gestionnaires de la réserve et des autorités scientifiques indépendantes : la plupart des oiseaux cibles – outarde, oedicnème, ganga cata – sont revenus ; la végétation progresse plus lentement, mais elle revient.

L'autre volet de l'expérimentation est institutionnel. Il consiste en un engagement de CDC Biodiversité à réaliser l'opération, à investir durant trente ans et à maintenir la vocation écologique de l'espace sans aucune limitation de durée. La transparence est la plus totale, les données sont sur la table. Un comité de pilotage régional, regroupant des associations, des scientifiques, et autres administrations, s'est réuni à dix-neuf reprises depuis 2008, et un comité de pilotage national se réunit plus régulièrement.

En 2010, à l'issue des travaux de restauration, l'État a validé l'opération et autorisé CDC Biodiversité à en proposer le financement à des maîtres d'ouvrage soumis à des obligations de compensation équivalentes aux travaux de restauration réalisés. Ne peuvent être concernés que des maîtres d'ouvrage situés dans un rayon fixé par l'administration à vingt-cinq kilomètres, et pour la restauration d'espaces spécifiquement de plaine méditerranéenne favorable à l'avifaune steppique. Je précise que le maître d'ouvrage est libre de recourir à d'autres mesures compensatoires que le financement de l'action de CDC Biodiversité, et l'administration est libre de refuser sa proposition. C'est elle qui doit valider la correspondance entre les impacts résiduels du nouveau projet après respect de la séquence « éviter-réduire », avec l'opération menée par CDC Biodiversité.

Bien sûr, ce ne sont ni le terrain, ni les oiseaux, ni l'écosystème qui sont vendus au maître d'ouvrage, mais l'action de restauration et le maintien de l'état écologique sur une longue durée. Juridiquement et fiscalement, cela s'analyse comme une prestation de services, mesurée à l'hectare et appelée « unité de compensation ». Depuis 2008, CDC Biodiversité a vendu 164 unités de compensation, dont 10 compensaient en partie la rupture d'un pipeline proche de notre opération, et 44 à un maître d'ouvrage qui, depuis 1997, avait une obligation de compensation exactement équivalente à ce que nous avons réalisé mais qui déclarait ne pas y parvenir.

Cela a-t-il créé un appel d'air ? Visiblement, non. D'une part, une partie des projets d'ouvrage qui avaient été répertoriés par l'administration lors de la mise en oeuvre de l'opération pour justifier le lancement de la réserve d'actifs naturels ne se sont pas concrétisés ou ont trouvé d'autres solutions. D'autre part, on observe qu'il y a plutôt moins d'opérations d'aménagement dans la Crau depuis 2008. J'hésite à attribuer cet effet à notre action, mais deux choses sont certaines : l'opération n'a pas créé d'appel d'air et, depuis son lancement, 164 hectares ont fait l'objet d'une mesure de restauration alors que les 3 500 hectares de Crau qui avaient été artificialisés entre 1976 et 2008 n'y avaient pas donné lieu.

On a beaucoup parlé de financiarisation de la nature. Dans une réserve d'actifs naturels, personne ne devient propriétaire des oiseaux ou de l'écosystème. Ce qui est vendu, c'est une prestation de services qui est la restauration d'un espace naturel. Une réserve d'actifs naturels est une sorte de SAMU, de clinique de la nature. Je ne crois pas que payer les honoraires d'un médecin ou d'une clinique corresponde à une financiarisation de la santé. Il en est de même pour une réserve d'actifs naturels. De la même façon, je ne crois pas que l'existence des SAMU incite nos concitoyens à adopter des conduites plus imprudentes.

La réserve d'actifs naturels présente trois grands avantages. Le premier est la cohérence écologique et l'effet d'échelle par rapport à la dispersion des opérations de compensation à la demande – quand elles sont réalisées. Le deuxième est la certitude que la mesure compensatoire est mise en oeuvre et de quelle manière. Il y a là une économie de moyens considérable pour l'État : plutôt que d'avoir à contrôler des dizaines d'opérations dispersées dont les maîtres d'ouvrage sont plus ou moins compétents et ont parfois disparu, il en a qu'il peut contrôler et suivre. Cela est valable aussi pour les associations. Le troisième avantage, très important, est qu'un espace est restauré pour les oiseaux avant que le leur ne soit dégradé, ce qui leur assure de ne pas être sans domicile pendant quelques années.

Pour autant, de même que les opérateurs de compensation, je ne pense pas que les réserves d'actifs naturels soient la panacée. Elles ne sont aussi qu'un élément du dispositif d'ensemble évitement-réduction-compensation qui repose sur l'action centrale de l'État.

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