Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 16 décembre 2015 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, rapporteur, président :

Jean-Frédéric Poisson et moi souhaitions faire un point sur l'état d'urgence, un mois après son instauration, et formuler un certain nombre d'observations sur le travail de contrôle que nous effectuons au nom de l'Assemblée nationale et, plus particulièrement, de sa commission des Lois.

Cette première communication, dont nous étions convenus du principe lorsque vous nous avez confié, chers collègues, ces pouvoirs de contrôle, vise à vous présenter de manière assez exhaustive les outils que nous avons mis en place et, surtout, à tirer des premiers enseignements. Je ne reviens pas sur le cadre juridique de notre intervention ; vous le connaissez pour l'avoir adopté.

Commençons par les outils. L'Assemblée ne s'étant jamais livrée à cet exercice, et le contexte évoluant constamment, nous sommes évidemment partis de rien. À mes yeux, les chiffres ne sont pas l'essentiel, mais, en moyenne, chaque jour depuis la proclamation de l'état d'urgence, le Gouvernement a procédé à quatre-vingt-sept perquisitions et prononcé douze assignations à résidence.

Nos outils ne sauraient être solides qu'à deux conditions. D'une part, il faut obtenir régulièrement le plus grand nombre d'informations des ministères de l'intérieur et de la justice. À cette fin, l'article 4-1 de la loi 3 avril 1955 dispose que le Parlement est informé «  sans délai des mesures prises pendant l'état d'urgence  ». D'autre part, il faut évidemment multiplier les sources afin de croiser les informations, les recouper et les analyser. Voilà qui est plus facile à dire qu'à faire, et de nombreux échanges avec les cabinets du ministre de l'intérieur et de la garde des sceaux ont été nécessaires. Je veux d'ailleurs en souligner la qualité. Si nous avons cru percevoir ici ou là des tentatives de comportements dilatoires, les ministres se sont chargés de rappeler la disponibilité du Gouvernement vis-à-vis du pouvoir législatif. Nous disposons d'ailleurs de deux lettres, l'une du ministre de l'intérieur, datée du 1er décembre, l'autre de la garde des sceaux, datée du 9, qui expriment de manière formelle et sans ambiguïté cette disponibilité de leurs services.

Quels sont nos moyens d'investigation ? Le premier, ce sont des saisines quotidiennes – j'insiste sur le qualificatif – du ministre de l'intérieur. Commencées dès avant notre réunion du 2 décembre dernier, elles se poursuivent. Elles concernent les mesures administratives, générales ou individuelles prises, pour l'essentiel, par les préfets et par le ministre lui-même, car c'est bien celui-ci qui peut décider les perquisitions administratives et les assignations à résidence.

Ces saisines portent sur des faits relevés dans les différents médias, dont nous avons instauré une veille aussi attentive que possible, ou signalés par courrier, notamment par les parlementaires. Jean-Frédéric Poisson et moi-même vous avions écrit le 8 décembre pour vous dire notre disponibilité. À ce jour, quatre collègues nous ont répondu, en appelant notre attention sur des faits survenus depuis l'instauration de l'état d'urgence dans leur département ou dans leur circonscription. Nous recevons également des communications du Défenseur des droits, que nous avions sollicité, pour qu'il mette en alerte ses délégués territoriaux. Le Défenseur a désigné un interlocuteur unique ; depuis l'établissement de ce lien, onze sujets de vigilance ont été portés à notre connaissance. Nous recevons aussi du courrier d'avocats – le Conseil national des barreaux nous avait indiqué le 1er décembre qu'il était mobilisé sur ce sujet. Enfin, nous sommes sollicités par des collectifs associatifs.

Lorsque des informations sont données, nous ne répondons pas à ceux qui nous les envoient – nous n'en avions pas pris l'engagement —, mais nous nous servons des éléments qui nous paraissent les plus intéressants pour interroger le ministre. Ainsi, entre le 27 novembre et le 15 décembre, nous avons écrit cinquante-huit lettres, qui concernent trente-sept départements. Quarante-deux visent des perquisitions, dix des assignations à résidence, six des mesures générales de police administrative, comme des interdictions de manifester ou des couvre-feux décidés dans telle ou telle commune. Le ministre a répondu à quarante et une de ces lettres, soit un taux de réponse de 77 %, mais il a promis hier qu'il répondrait à toutes, sans aucun délai. Nous n'avons donc pas de raison de nous inquiéter, et nous lui laissons un peu de temps, car nous souhaitons que ses réponses soient extrêmement précises. Lorsqu'elles ne le sont pas suffisamment, nous lui envoyons un courrier complémentaire.

Ce sont ces informations qui nourrissent la page du site internet de l'Assemblée dédiée au contrôle. Nous veillons cependant à respecter la confidentialité qui s'attache, par essence, à ces courriers. Nous sommes également constamment attentifs au fait que notre contrôle porte sur l'usage par le Gouvernement des mesures prévues par la loi de 1955. Il ne saurait être question, pour nous, de porter atteinte à la séparation des pouvoirs.

Notre deuxième outil, ce sont les alertes des associations. Dès le 9 décembre, nous avons sollicité la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) afin que les trente associations, syndicats et ONG qui y siègent puissent nourrir notre réflexion. J'ai confirmé notre disponibilité lors de l'assemblée plénière de la CNCDH qui se tenait dans nos murs, le 10 décembre dernier. La CNCDH m'a indiqué à cette occasion qu'elle rendrait le 15 février prochain un avis sur l'état d'urgence. Nous verrons quelles suites les associations donnent à cet échange. Certaines, comme l'Observatoire international des prisons, ont indiqué leur intention de nous transmettre des éléments.

Les déplacements sur le terrain sont notre troisième outil, en vertu du pouvoir de contrôle sur place et sur pièces dont vous nous avez investis. Le premier déplacement a eu lieu dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 décembre, à la préfecture du Val-de-Marne. Nous avions annoncé notre arrivée, effectivement imminente, au préfet de ce département où ont eu lieu soixante-quatorze perquisitions et où dix personnes sont assignées à résidence. En présence de toutes les autorités de police, y compris, pour Orly, la police de l'air et des frontières et la gendarmerie des transports aériens, et de la procureure de Créteil, nous avons examiné le détail des mesures prises et les conditions de leur préparation, ainsi que les modalités de coordination entre les différents services de l'État, notamment l'éventuelle articulation entre autorités administratives et parquet. D'autres déplacements auront lieu, demain, mais aussi mardi prochain, et peut-être tous les jours au cours de ces vacances parlementaires qui libèrent quelque peu notre agenda. Il y a des perquisitions et des assignations pendant les vacances, il y aura donc aussi des contrôles !

Notre quatrième outil, le recueil de données statistiques auprès du Gouvernement, est évidemment la source d'information la plus massive en volume.

Il y a tout d'abord les données chiffrées dites « de synthèse », dont le Gouvernement dispose depuis le premier jour de l'état d'urgence. Formant la base de l'information qu'il diffuse régulièrement et récapitulant le nombre des mesures et le contentieux administratif auquel elles donnent lieu, elles sont intégralement publiées sur la page internet de l'Assemblée nationale et font l'objet d'une actualisation hebdomadaire, en général le vendredi soir. Ces seules indications n'étaient cependant pas suffisantes. Nous avons donc demandé au ministère de la justice de construire des données relatives au suivi judiciaire de l'état d'urgence, en se fondant sur les informations transmises par les parquets généraux. La Chancellerie a publié ce matin un communiqué dont les informations que nous lui avions demandé de collecter forment la matière. Je me félicite que nous ayons ainsi pu pousser le Gouvernement à améliorer l'information délivrée aux citoyens. Nous examinons actuellement le détail de ces informations, notamment les suites pénales des perquisitions ainsi que les sanctions prononcées en cas de non-respect des mesures administratives.

Il y a ensuite les informations détaillées relatives à chacune des mesures administratives, qui n'étaient pas disponibles au cabinet du ministre de l'intérieur, mais toutes nos exigences en termes d'information sur chacune des mesures prises depuis le 14 novembre dernier ont été satisfaites. Avec plus de 2 700 perquisitions menées depuis un mois, le stock est considérable et le flux constant. Nous sommes convenus, avec le ministre, d'apurer le flux quotidien. Ainsi, nous recevons quotidiennement les informations demandées sur les perquisitions, assignations et autres mesures administratives — pour une seule perquisition, les informations comportent une vingtaine d'items. Quant au stock, le ministre a pris l'engagement qu'il serait repris avant le 20 décembre. Pour l'instant, l'Assemblée nationale dispose d'informations sur 500 perquisitions, sur 2 700, mais toutes ne sont pas aussi documentées que nous le souhaitons. Nous demanderons donc des compléments d'informations.

Nous attendons beaucoup de ces indicateurs que nous avons construits. Ce sont eux qui nous donneront une connaissance fine et détaillée de l'application de l'état d'urgence. Ce sont aussi eux qui nous permettront d'organiser nos déplacements dans les départements. Ce sont eux, enfin, qui permettront une analyse quantitative et qualitative des pouvoirs momentanément accordés aux services de sécurité intérieure.

Le contrôle parlementaire a d'ores et déjà montré son utilité, puisqu'il a poussé le Gouvernement – autant le ministère de l'intérieur que celui de la justice – à structurer sa remontée d'informations, notamment sur certaines mesures insuffisamment observées, comme les restrictions de circulation et les interdictions de manifester. Nos échanges avec le Gouvernement se sont très bien passés et nous ont permis de mesurer les potentialités que nous avions devant nous.

J'en viens aux premiers enseignements.

Je veux d'abord souligner une dynamique vertueuse entre les préfets et les parquets, constatée dans nos contacts. Les mesures administratives étant susceptibles de donner lieu à la découverte d'éléments pouvant caractériser des infractions pénales, leur articulation avec les procédures judiciaires doit être parfaitement assurée. Il est ainsi prévu qu'un officier de police judiciaire territorialement compétent soit présent au cours des perquisitions. Le lien entre les préfets et les procureurs n'est pas seulement réel, mais essentiel, et, à l'évidence, la collaboration née à l'occasion de certaines politiques publiques, dans les zones de sécurité prioritaire, a été un solide point d'appui.

Deuxième enseignement, il ne faut pas se focaliser sur les faits publics. Le recensement des perquisitions évoquées par la presse est une source précieuse d'informations, mais se limiter à ces cas, qui ne peuvent à eux seuls permettre d'appréhender globalement les mesures prises, conduirait à une vision très partielle de l'efficacité de l'état d'urgence. Aussi spectaculaires soient-elles, les perquisitions ne constituent que l'une des treize mesures que le Gouvernement peut prendre en vertu des sept articles que comporte la loi sur l'état d'urgence. Et la comparaison des réponses du ministre aux récits que nous pouvons lire, dans notre courrier ou dans la presse, fait ressortir des différences significatives dans la moitié des cas. Ainsi, les faits souvent spectaculaires relayés publiquement – le non-respect des règles relatives aux sommations, l'investissement brutal de locaux, la prise à partie d'occupants, parfois mineurs – n'apparaissent pas dans les réponses ministérielles, dont les plus précises indiquent seulement qu'aucune indemnisation n'a été demandée, qu'aucun recours n'a été formé.

Qu'en conclure ? Devons-nous aller plus loin dans nos investigations ? Est-ce notre mission ? Le cas échéant, comment faire ?

Cela nous amène à un troisième constat : nous devons définir avec précision le périmètre de notre action. Si les cas individuels sur lesquels nous avons travaillé ne répondent pas à toutes les questions, ils nous ont permis d'aller plus loin dans l'organisation de notre contrôle. Pour éviter toute ambiguïté, il faut circonscrire avec précision le champ de notre action. L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 mentionne à la fois « le contrôle et l'évaluation » par le Parlement des mesures prises.

Primo, l'un des buts du contrôle parlementaire est bien de chercher à mesurer l'intérêt de ces mesures exceptionnelles. Le contrôle doit ainsi chercher à mesurer quelle plus-value apporte l'état d'urgence, en termes d'efficacité de la lutte contre le terrorisme, par rapport au droit commun. Secundo, conduire une évaluation, c'est démontrer que l'encadrement démocratique de l'exception fait partie intégrante du processus de protection de l'État et de ses citoyens. Loin d'être une concession à la marge, l'innovation que représente ce contrôle parlementaire est au contraire la source de la légitimité de ce moment d'exception que nous vivons, et les observations formulées doivent permettre d'éviter la routinisation de certaines mesures dérogatoires au droit commun, qui pourrait conduire à une entreprise de rationalisation de l'exception et de ses usages. C'est à cette fin que l'étude de cas particuliers peut se révéler utile, selon la méthode du « carottage » –un cas particulier servant à approfondir tel ou tel point.

Nous avons ainsi étudié, entre autres, les mesures préventives prises en lien avec la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, dite « COP21 », puisque le Gouvernement a utilisé les prérogatives de l'état d'urgence pour maintenir l'ordre durant ces deux semaines. L'application de ces mesures fut limitée dans le temps et dans l'espace. Ainsi furent décidées par le ministre des interdictions de manifester, des interdictions de séjour et vingt-sept assignations à résidence. Le Conseil d'État a jugé, le 11 décembre, que celles des assignations dont il était saisi « n'étaient manifestement pas illégales », leur conformité à la Constitution faisant l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité dont il a accepté qu'elle soit transmise au Conseil constitutionnel.

L'état d'urgence, c'est, de notre point de vue, l'alliance de la force et du droit, c'est l'articulation entre les principes de nécessité et de proportionnalité qui limitent toute action de police administrative. De ce point de vue, des interrogations manifestes existent sur la justification de certaines mesures individuelles – perquisitions, assignations à résidence — ou générales — interdictions de manifester. Il est en effet encore trop tôt pour mesurer la tension qui pèse sur les forces de l'ordre et qui pouvait justifier ces mesures – ce serait donc la nécessité dont le ministre peut légitimement se réclamer. Cependant, dans le département de la Dordogne, par exemple, les mesures apparaissent manifestement disproportionnées.

Plus généralement, ces mesures préventives interrogent sur la finalité et le périmètre de l'état d'urgence. Celui-ci doit-il viser au maintien de l'ordre public dans son ensemble ou être concentré sur la seule lutte contre le terrorisme ? Elles nécessitent donc de notre part des approfondissements sur la caractérisation d'un certain nombre de faits, voire sur la notion de « comportement » dangereux, dont nous avons débattu lors de l'examen de la loi sur l'état d'urgence. Je rappelle que la loi de 1955 visait les personnes « dont l'activité s'avère dangereuse » ; elle s'applique désormais à toute personne « à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace ». Alain Tourret avait soulevé cette question, nous devrons l'approfondir.

Enfin, nous souhaitons rappeler les mesures d'accompagnement. L'état d'urgence ne suspend pas l'application des autres lois et ne dispense pas d'un devoir de transparence. Le Gouvernement contribue à celle-ci en informant régulièrement le Parlement – hier encore, les présidents des commissions concernées du Sénat et de l'Assemblée nationale et les présidents de tous les groupes parlementaires étaient réunis autour du Premier ministre –, mais nombre d'entre vous ont souligné, à raison, l'importance de l'information du public. De même, l'information des élus paraît incontournable, mais la situation est très différente d'un département à l'autre : des préfets sont extrêmement proactifs, d'autres beaucoup plus mesurés dans le partage de l'information.

Nous devons veiller aussi à une juste et rapide indemnisation des dommages causés à mauvais escient. De ce point de vue, nos premiers constats laissent apparaître des marges manifestes de progression. Nous allons donc inciter le Gouvernement à réaliser les progrès indispensables.

Telles sont les premières observations que nous voulions porter à votre connaissance. Nous avons également veillé à ce que vous disposiez d'un écrit qui résume nos propos, pour éviter toute mésinterprétation.

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