Intervention de Philippe Gosselin

Réunion du 16 décembre 2015 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Gosselin :

On pourrait dire, en paraphrasant un certain grand auteur, que le XXIe siècle sera numérique ou ne sera pas.

Il s'agit ici de répondre à de nouveaux besoins, de développer des outils adaptés à l'intention des particuliers, des usagers des services publics et des entreprises – en la matière, les attentes sont grandes –, de créer de nouvelles formes d'activité autour de l'open data – je préfère quant à moi parler d'ouverture des données –, cet extraordinaire gisement de matières premières dont la gratuité est en question et devra être débattue au cours de nos futurs travaux. Il s'agit aussi de croissance et d'innovation, un domaine dans lequel le développement du numérique nourrit bien des espoirs, même s'il soulève aussi nombre de questions.

Annoncé en début de législature, puis reporté, le projet était très attendu. Il a été élaboré selon une procédure originale. On parlait sous la précédente législature de « coproduction législative » ; en l'espèce, on a adopté une approche citoyenne que je trouve sincèrement intéressante.

Le titre du texte est ambitieux, peut-être un peu trop – j'y reviendrai. On espère en tout cas ne pas vivre l'an I de la République numérique : la Constitution de l'an I, jamais appliquée, n'a pas laissé d'impérissables souvenirs…

Quant au contenu, le texte balaie l'ensemble des sujets d'actualité et des questions les plus attendues : la circulation des données du savoir, l'ouverture des données publiques et la création d'un service public de la donnée, les missions de la CNIL et de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) – un rapprochement s'esquisse à moyen terme et cette perspective, conjuguée aux conclusions du rapport sénatorial sur les autorités administratives indépendantes, ne peut que donner matière à réflexion –, les droits nouveaux, la neutralité de l'internet, l'accès au réseau, la loyauté des plateformes – autant de questions qui ont trait à la protection de la vie privée. Quant au «  numérique pour tous  », au-delà de la formule, qui rappelle d'autres slogans, il devra être confirmé.

Au total, en première approche, il y a de bonnes choses dans ce texte. Les droits du consommateur, voire du citoyen, sont accrus avec la portabilité des données des fournisseurs, le droit à l'oubli pour les mineurs, le sort des données après le décès. Mais les sujets de critique l'emportent sur les motifs de satisfaction.

Le premier problème est le calendrier. Le texte vient trop tard par rapport à la loi de Mme Clotilde Valter relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public. D'un autre côté, l'« arche de Noé », c'est-à-dire le projet de loi « Macron 2 » sur les nouvelles opportunités économiques, va réserver au numérique une place importante. Bref, votre projet, madame la secrétaire d'État, est pris entre le marteau et l'enclume.

Viennent ensuite les critiques du Conseil d'État. Certes, une partie d'entre elles tombe sans doute d'elle-même puisque le texte sur lequel elles portaient n'est pas exactement le même que celui qui a été présenté en Conseil des ministres. Il reste que le Conseil d'État «  déplore l'insuffisance de l'étude d'impact qui, sur plusieurs sujets, n'évalue pas les incidences des mesures prévues par le texte  » ; or l'objet même d'une telle étude n'est-il pas d'éclairer non seulement la représentation nationale, mais aussi les décideurs ? Le Conseil relève également le caractère insuffisamment normatif de certaines dispositions, ce qui nous rappelle certain rapport annuel sur la «  loi bavarde  » – un problème auquel je sais le président de la commission des lois particulièrement sensible. Le Conseil constate enfin le «  décalage entre le contenu du projet de loi et son titre  » et va jusqu'à proposer un nouveau titre que nous pourrions reprendre par voie d'amendement : «  projet de loi sur les droits des citoyens dans la société numérique  ». Évidemment, c'est moins « classe » ; par ailleurs, la notion de « citoyens » n'est pas sans rapport avec celle de « République » ; toujours est-il que cette proposition mérite l'attention.

Au-delà de ces problèmes auxquels il est sans doute possible de remédier, l'impression se dégage d'un village gaulois qui résiste, voire qui s'enferme dans une législation trop franco-française. Un règlement européen est en cours de négociation ; vous y avez fait référence, madame la secrétaire d'État. Certes, des rapprochements ont eu lieu au cours des derniers jours, en particulier hier, mais à petite vitesse. Au cours de la précédente législature, alors que je siégeais à la commission des affaires européennes, j'avais déposé et fait adopter un projet de résolution européenne sur la protection des données ; c'était avant juin 2012, et le règlement dont nous parlons était déjà en gestation. Quatre ans se sont écoulés et je doute qu'il soit achevé avant l'examen du présent texte, prévu le 13 janvier en commission et du 19 au 21 en séance. Autrement dit, l'encre qui aura servi à l'écrire sera à peine sèche que votre loi sera déjà en décalage avec le règlement. Rappelons qu'un règlement est obligatoire dans toutes ses dispositions et d'application directe, à la différence d'une directive : il ne nécessite aucune transposition.

Votre projet sera rapidement promulgué puisqu'il fait l'objet d'une procédure d'urgence — ce que je dénonce, madame la secrétaire d'État. J'ai entendu vos arguments : il ne s'agit pas de tuer le débat parlementaire dans l'oeuf. Je trouve néanmoins quelque peu fâcheux que celui-ci soit moins généreux que ne l'a été le débat public et citoyen, que j'approuve par ailleurs. Sans doute est-ce une manière de nous ramener à la condition moyenne qui est la nôtre sous la Ve République, mais je n'en suis pas d'accord.

Bref, nous risquons d'aboutir à deux textes contradictoires. Le Conseil d'État le disait il y a quelques semaines déjà, il sera «  difficile d'apprécier la parfaite adéquation [de certains articles] aux règles européennes en cours d'élaboration  ». Le dépôt de nos amendements pourrait être compliqué par cette concomitance.

Enfin, les réponses que le projet esquisse aux besoins de couverture numérique de l'ensemble du territoire ne sont ni assez concrètes ni assez précises. Or cet aspect est essentiel pour les territoires ruraux. Je vois que mon collègue Yves Goasdoué, de l'Orne, approuve : comme la Manche, son département a une politique numérique très volontariste, mais tous les départements ruraux ne sont pas logés à la même enseigne et je doute que la République numérique aille jusqu'à ces districts, pour filer la métaphore révolutionnaire. D'autant que je ne constate pas de grandes avancées quant au financement du dispositif – mais peut-être y aura-t-il des annonces à ce sujet.

Au total, si ce texte, intéressant du fait des questions qu'il soulève, mérite quelques satisfecit, il n'est pas tout à fait à la hauteur des attentes qu'il a suscitées. Je ne suis pas sûr qu'il devienne une grande Constitution de la République numérique. Il est vrai que l'on a vu des républiques en chasser d'autres !

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