Intervention de Jean-Frédéric Poisson

Réunion du 27 mai 2015 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Frédéric Poisson :

Les députés membres du groupe de l'Union pour un mouvement populaire (UMP) partagent évidemment l'objectif de lutter contre les discriminations dans l'entreprise, dans l'administration et partout où elles peuvent malheureusement se déployer. Nous sommes, en revanche, extrêmement réservés sur la pertinence de la procédure de l'action de groupe pour combattre ces comportements déviants. En l'état, cette proposition de loi pose davantage de questions qu'elle n'offre de réponses.

Ainsi, nous nous interrogeons sur la capacité de démontrer que l'on est « placé dans une situation comparable ». M. le rapporteur propose de remplacer le terme « comparable » par les mots « similaire ou identique », mais je ne suis pas certain que cette suggestion résolve le problème. De plus, dans certains cas, faire valoir son droit requerrait de porter sur la place publique des éléments relevant de l'intimité et de la vie privée, comme les convictions religieuses, l'orientation sexuelle ou les opinions politiques.

En outre, il est difficile de comprendre que la juridiction civile puisse être saisie d'un domaine qui relève aujourd'hui de la compétence du juge pénal. N'est-il pas dommageable de répartir entre deux juridictions distinctes l'estimation d'une même situation ?

Ce texte porte le risque d'une dérive communautariste dont notre société n'a vraiment pas besoin. Dans Le puzzle de l'intégration, Malika Sorel fait part de sa crainte que l'introduction de l'action de groupe en France n'accélère « l'intensification de la communautarisation de la République ». Elle écrit ainsi : « La justice en France est individuelle ; l'action de groupe est directement importée du modèle multiculturel anglo-saxon. Aux États-Unis, on voit le résultat : la discrimination positive et les class actions n'ont fait qu'exacerber les tensions raciales et pousser les communautés à se replier sur elles-mêmes ». Elle poursuit en expliquant que « l'attaque de grands groupes américains a empêché de réfléchir au fond du problème. On est encore une fois dans une politique de victimisation, de culpabilisation qui affirme que c'est la société qui est coupable de tous les maux et que c'est elle qui doit réparer ». Elle souligne enfin que l'« on introduit de la défiance et du ressentiment là où il faudrait au contraire pacifier la société ».

Plusieurs rapports d'origine diverse, récents pour trois d'entre eux, indiquent également que la voie de l'action de groupe n'est pas la plus adaptée pour atteindre votre objectif que, je le répète, nous partageons. Ainsi, dans son rapport rédigé en 2013, Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de cassation, préconise que le juge intervienne « pour demander qu'il soit mis fin aux discriminations en ne sanctionnant leurs auteurs qu'en cas de refus de donner suite à ses injonctions ». Elle précise que cette démarche ne doit pas avoir de vocation indemnitaire. Selon le rapport, des organisations syndicales représentatives dans le secteur concerné doivent pouvoir saisir la juridiction civile et, à l'échelle de la branche, le procureur de la République devrait avoir la latitude de constater que les mécanismes de négociation ou de prévention ont échoué. Mme Laurence Pécaut-Rivolier estime que ce sont les juridictions prud'homales qui doivent décider d'éventuelles indemnisations : elle écarte le mécanisme que vous proposez.

Dans leur rapport publié en 2014, intitulé La lutte contre les discriminations : de l'incantation à l'action, nos collègues sénateurs Esther Benbassa et Jean-René Lecerf s'interrogent sur la capacité de mettre en oeuvre ce dispositif. Ils écrivent : « Il convient de relever que l'introduction d'un recours collectif en matière de discriminations soulève certaines difficultés. La première tient à la spécificité même du contentieux de la discrimination, par nature très subjectif. […] Dans la mesure où un même fait discriminatoire, par exemple le refus d'une promotion, peut avoir des conséquences différentes selon les victimes – pour poursuivre avec le même exemple, perte de salaire potentiel, mais également risque de dépression pour certains –, la définition des critères de rattachement au groupe peut s'avérer complexe ». Là est toute la question et je reviens sur ma remarque portant sur le choix des termes « comparable », « similaire » ou « identique ».

Les deux sénateurs poursuivent ainsi leur propos : « Une seconde difficulté soulevée par l'introduction d'un recours collectif en matière de discrimination tient à son articulation avec le régime probatoire aménagé en faveur du demandeur. Dans la mesure où il appartient au défendeur “ de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ”, il doit pouvoir connaître chacune des victimes pour procéder à cette démonstration au cas par cas […]. Ainsi, après le jugement déclaratoire de responsabilité, il faudrait procéder à l'examen de recevabilité de chacun des cas de personnes souhaitant se joindre à l'action de façon à mettre en capacité le défendeur de l'écarter s'il justifie d'éléments objectifs démontrant l'absence de discrimination ».

Enfin, M. Jean-Christophe Sciberras, ancien président de l'Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), a remis un rapport aux ministres chargés de la ville et du travail portant sur les discriminations dans l'emploi. Le Gouvernement a retenu la majorité des propositions de ce rapport, dont celle suggérant de créer un recours collectif en justice en matière de discriminations. Cependant, les experts recommandent de « définir une nouvelle voie de recours collectif, ouverte, après échec du processus de dialogue social, à toute partie ayant intérêt à agir, c'est-à-dire les associations et les organisations syndicales, permettant à la fois la cessation de la pratique discriminatoire, la sanction si nécessaire de cette pratique et la réparation des préjudices subis par les victimes ». Les professionnels du droit dans les entreprises privilégient donc la mécanique du dialogue social plutôt que les déclarations individuelles d'un préjudice présumé et une action collective à laquelle on viendrait se joindre.

En l'état, nous ne voterons pas en faveur de cette proposition de loi pour des raisons qui tiennent au contenu du texte et à la pertinence de la solution envisagée. Nous ne sommes pas convaincus que l'action de groupe soit, en cette matière, la plus efficace pour régler le problème auquel vous souhaitez vous attaquer.

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