Intervention de Frank Aletru

Réunion du 6 mai 2015 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Frank Aletru, apiculteur, vice-président de l'organisation non gouvernementale « Terre d'Abeilles », membre du groupe Méthodes-Pesticides-Abeilles :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui pour ce qui constitue une étape extrêmement importante après les derniers événements ayant eu lieu au Sénat et à l'Assemblée nationale en matière de néonicotinoïdes.

Vice-président de l'organisation non gouvernementale « Terre d'Abeilles », je suis également apiculteur professionnel depuis plus de trente ans en Vendée, dans une zone de grande culture – j'ai donc une certaine expérience en la matière. Mon exploitation compte 1 500 ruches et emploie cinq salariés.

La question des néonicotinoïdes constitue un dossier toxicologique accablant, allant du terrain au laboratoire. Alors que l'on peut avoir l'impression de piétiner, il se passe en réalité beaucoup de choses, en matière de justice comme de politique, au niveau national comme au niveau international.

De 1991 à 1994, des autorisations de mises sur le marché (AMM) ont été accordées à différents produits à base de néonicotinoïdes, dont le fameux Gaucho. En 1995 et 1996, les apiculteurs ont commencé à s'inquiéter en constatant des phénomènes tout à fait anormaux sur le terrain, en particulier des taux de mortalité élevés parmi les colonies d'abeilles. De 1997 à 2000, les hécatombes se sont multipliées, ce qui a conduit les apiculteurs à saisir les autorités et à alerter les politiques, éprouvant toutefois des difficultés à se faire entendre.

Nous avons donc dû engager des procédures judiciaires, ce qui constituait une démarche excessivement onéreuse pour une filière déjà économiquement affaiblie – c'était le pot de miel contre le pot de fer… (Sourires). Cependant, même si le combat semblait perdu d'avance, il nous paraissait indispensable de le livrer, car nous étions dans l'impasse. Les politiques ayant souhaité disposer de preuves scientifiques, nous nous sommes adressés aux chercheurs, notamment ceux du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA).

En 2003 et 2004, le ministre de l'agriculture de l'époque, Hervé Gaymard, a mis en place un comité scientifique et technique sous l'égide de la direction générale de l'alimentation (DGAL), ayant pour mission de mener une enquête multifactorielle et d'étudier tout particulièrement le dossier des néonicotinoïdes alors en usage, à savoir le Gaucho et le Régent. Les conclusions de cette enquête étaient accablantes, les experts constatant une insuffisance et des carences graves au niveau de l'évaluation de la toxicité du fipronil – la molécule du Régent –, en particulier sur les insectes pollinisateurs.

En 2004 et 2005, le Conseil d'État, que nous avions saisi, a confirmé les graves carences d'évaluation du risque concernant le Gaucho et prononcé successivement l'interdiction du Gaucho et celle du Régent, sur la base de cet argument. À l'époque, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et la DGAL autorisaient donc la mise sur le marché de produits insuffisamment évalués : ce qui avait déjà fait l'objet de scandales dans le domaine médical se reproduisait dans le secteur de l'agrochimie.

Comme l'a dit le docteur Jean-Marc Bonmatin, ces produits persistent dans les sols et sont rémanents dans les cultures suivantes, même lorsque celles-ci ne sont pas traitées. Nous avons donc commencé à constater une pollution généralisée des sols, à des niveaux très différents car le degré de pollution varie en fonction de la rotation des cultures et de la nature des sols – certains retiennent plus les polluants que d'autres –, ainsi que des dépopulations exactement proportionnées au degré de pollution de chaque zone, à la façon d'un patchwork. En effet, je rappelle que les produits incriminés n'étaient pas interdits sur tous les types de culture : ainsi étaient-ils autorisés – comme ils le sont encore aujourd'hui – sur tous les types de céréales. Je ne jette donc pas la pierre au monde agricole, car c'est bien au niveau de la loi et de l'homologation des produits que se situent les responsabilités.

Pour venir à bout de la difficulté qui se pose à nous, il faut faire en sorte que les néonicotinoïdes ne soient plus utilisés du tout. En effet, en raison de la persistance – c'est une véritable colle –, de la rémanence et de la haute toxicité de ce produit systémique, son utilisation, même limitée à quelques parcelles, a pour conséquence de contaminer toutes les cultures – ce qui fait que les efforts accomplis à tel ou tel endroit se trouvent forcément réduits à néant.

En 2006 a été fait le constat d'une nouvelle carence d'évaluation pour d'autres familles de produits, ce qui conduit Hervé Gaymard à faire de nouveau appel à un groupe de travail qui avait été désactivé. Ce qui était autrefois le groupe Abeilles est devenu le groupe de travail Méthodes-Pesticides-Abeilles, avec pour mission de mettre au point des méthodes d'évaluation pertinentes, compte tenu des nouvelles performances de ces familles d'insecticides qui sont de véritables Ferrari : des doses infimes produisent des effets maximaux. On parle très peu de ce groupe, unique au monde, qui regroupe des personnes du monde agricole, des représentants des firmes de l'agrochimie, des laboratoires publics et indépendants, ainsi que des testeurs professionnels de produits phytosanitaires. Ce groupe de travail, dont je fais partie, rédige de nouveaux tests – nous en avons présenté à l'Autorité européenne de sécurité des aliments (European Food Safety Authority, EFSA), qui les a validés.

Cela dit, des autorisations continuent d'être délivrées pour des néonicotinoïdes. Ainsi, en 2008, une autorisation de mise sur le marché a été accordée au Cruiser, qui contient un nouveau néonicotinoïde, le thiaméthoxam – il sera retiré en 2012, mais j'y reviendrai.

L'Italie a prononcé la suspension de quatre néonicotinoïdes dès 2008. Immédiatement, les apiculteurs y ont constaté une diminution des surmortalités chez les butineuses, premières touchées par les pesticides. Une grande étude appelée APENET, consultable sur Internet, a démontré que le retrait des néonicotinoïdes n'avait diminué en rien les capacités de production agricole, tandis que les résultats d'une autre étude, lancée en 2000, faisaient apparaître que les ravageurs devenaient rapidement très résistants aux néonicotinoïdes.

Toujours en 2008, l'Allemagne a suspendu la commercialisation de la clothianidine, un autre néonicotinoïde, ainsi que du thiaméthoxam – qui, dans le même temps, était autorisé en France – et de l'imidaclopride. J'insiste sur le fait que notre groupe de travail était pionnier dans son domaine d'action, et à l'origine de la découverte, effectuée en collaboration avec les laboratoires publics et indépendants, de la problématique dont l'Europe tout entière allait prendre conscience. Ainsi, les États membres ont interdit les néonicotinoïdes en s'appuyant sur des connaissances acquises dans le cadre de recherches financées par la France, tandis que notre pays continue, à ce jour, à les autoriser : c'est absolument inconcevable et inadmissible ! Pendant ce temps, les apiculteurs font des manifestations, soutenus dans leurs régions par certains députés et sénateurs, sans jamais obtenir l'interdiction générale qui leur permettrait de retrouver l'équilibre – ce qui fait qu'ils meurent à petit feu.

La contamination change de nom régulièrement – Gaucho, Régent, Cruiser –, mais le cauchemar ne s'arrête jamais. Pendant ce temps, les abeilles ne cessent de s'affaiblir car, comme l'a dit le docteur Jean-Marc Bonmatin, plus les quantités de produit sont importantes, plus les défenses immunitaires sont atteintes. Nos opposants ont beau jeu de dire que nos abeilles sont malades : bien sûr, puisqu'on les rend malades !

En novembre 2011, le Parlement européen a voté une résolution en faveur de l'apiculture européenne, pour l'interdiction des néonicotinoïdes – ce n'est toutefois qu'une résolution. En 2012, les chercheurs du centre avignonnais de l'INRA ont démontré par des tests que les abeilles perdent le sens de l'orientation. En 2013, la Commission européenne a voté un moratoire instaurant l'interdiction pour deux ans de trois néonicotinoïdes – ce qui ne mettra rien en évidence, compte tenu de la rémanence des produits et du fait que les autres néonicotinoïdes demeurent autorisés.

Fin 2013, les experts de l'EFSA ont reconnu qu'ils devaient revoir tous leurs protocoles d'évaluation. À la même période, la province canadienne de l'Ontario a réduit à 80 % l'utilisation des néonicotinoïdes. En juillet 2014, les États-Unis ont décidé de ne plus accorder de nouvelles homologations et de procéder à de nouvelles évaluations de tous les produits.

C'est également en 2014 qu'a été mise en place la task force, constituée de trente experts internationaux. Elle a étudié 1 221 études scientifiques, y compris celles effectuées par les firmes. Ses conclusions sont accablantes, et apportent aux décideurs que vous êtes la preuve irréfutable de la nécessité de procéder au retrait immédiat des néonicotinoïdes.

En avril 2015, la revue Nature – revue scientifique à comité de lecture, constituant une grande référence mondiale – confirme que les abeilles et les bourdons ne sont pas repoussés par les néonicotinoïdes présents dans le nectar des fleurs, mais au contraire attirés par ces poisons. Enfin, en mai, une étude réalisée au Brésil vient de montrer que l'explosion démographique d'une punaise brune classée parmi les ravageurs de culture dans ce pays est directement associée aux effets sur la reproduction d'un néonicotinoïde utilisé depuis très longtemps.

Vingt ans après les premières alertes dont la France a été le porte-drapeau, tous les arguments sont réunis pour que l'on interdise les néonicotinoïdes. On ne peut continuer à aller à contresens des données scientifiques, et à rester à la traîne des États qui, eux, ont pris les décisions qui s'imposent et savent se passer des néonicotinoïdes. Alors que la France était l'un des premiers producteurs de miel d'Europe, elle est passée au dernier rang. L'État doit réagir rapidement et concrètement pour mettre fin à cette situation en créant un nouveau modèle agricole allant dans le sens de la défense des consommateurs, de la santé et de la protection de l'environnement, respectant les générations futures et permettant aux jeunes de s'installer de façon durable.

La décision à prendre, qui engage notre proche avenir, relève de la responsabilité des politiques. Cette décision qui concerne l'humanité tout entière – chacun connaît la citation d'Einstein selon laquelle, si l'abeille disparaît, l'humanité n'en a plus que pour quatre ans à vivre – se trouve aujourd'hui entre vos mains. Cela fait vingt ans que je me bats au côté de mes collègues. Je salue ceux d'entre vous qui ont épousé notre cause, je les remercie et je leur souhaite bon courage. Surtout, j'espère que la prochaine fois que je viendrai m'exprimer devant vous, j'aurai de bonnes nouvelles à vous annoncer.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion