Intervention de Laurent Neyret

Réunion du 7 avril 2015 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Neyret, professeur des universités en droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin :

Les représentants du groupe UDI ont eu raison d'évoquer la difficulté de donner une valeur à la nature. Mais cela doit-il empêcher l'adoption d'un texte ? Il nous faudra nous armer de la même patience vis-à-vis de l'impact pratique de la future loi que celle dont nous faisons preuve en attendant l'adoption de ce texte. Il a fallu attendre près d'une centaine d'années entre les premières décisions de réparation du préjudice corporel et la définition de référentiels d'indemnisation. Des économistes et des médecins ont évalué en pourcentage la perte de fonction qu'impliquait la perte d'un bras ou d'un oeil, et ils leur ont fait correspondre des sommes d'argent. De sorte que, si les juridictions prennent leurs décisions en la matière au cas par cas, elles ont accès à un terreau commun. Les Américains ont déjà bien avancé dans la définition de valeurs de référence à tel point que le droit du préjudice écologique a créé de nouveaux marchés aux États-Unis, avec pour opérateurs des litigation banks ou banques de compensation. Ainsi, de même qu'on peut acheter des quotas d'émission de gaz à effet de serre, un exploitant américain peut-il, en cas d'installation d'une infrastructure ou en cas d'accident, acheter des unités de biodiversité à une banque qui les réinvestira dans la protection d'un espace naturel de haute qualité environnementale. Et il existe aux États-Unis des trusts, c'est-à-dire des représentants de différentes causes environnementales.

Quant à la spécialisation des juges, elle est assez faible à l'heure actuelle en France, car les cours de droit de l'environnement sont très réduits à l'ENM. Ce n'est pas non plus le droit qui attire le plus les magistrats dans le cadre de la formation continue, sans doute parce que le contentieux de l'environnement est très éclaté sur le territoire national. La création de juridictions spécialisées ou la désignation de juges référents permettra aux magistrats concernés de bénéficier d'un temps de formation à cette matière et ainsi d'acquérir des connaissances. Ce système existe déjà dans d'autres pays, en Inde notamment, sous le nom de green tribunals. Ces tribunaux verts sont très bien perçus, car des experts y sont associés, tout comme au pôle santé-environnement du TGI de Paris.

Selon le sénateur Bruno Retailleau, en raison de son caractère symbolique, mais aussi parce qu'il ne couvrait qu'un cas de responsabilité pour faute, le Sénat a décidé de ne pas modifier l'article 1382 du code civil mais d'introduire des articles 1386-19 et suivants, à la suite des articles relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux. Il semblerait effectivement opportun d'intégrer dans le code civil un chapitre spécifique intitulé « De la responsabilité civile environnementale », tout en gardant à l'esprit la nécessité d'agir rapidement compte tenu de la situation d'empirisme et de casuistique peu acceptable dans laquelle nous nous trouvons. Fragile, la jurisprudence mérite d'être consolidée.

Je pense avoir déjà répondu, madame Geneviève Gaillard, que le préjudice écologique concerne évidemment aussi les aspects dynamiques de la biodiversité ainsi que ses fonctions écologiques. La question se posera de savoir s'il faut définir le préjudice écologique dans le code civil, comme cela fut le cas dans la proposition de loi Retailleau. La loi mexicaine adoptée l'an passé a intégré une telle définition, solution qui présente l'intérêt de fournir un guide au juge mais qui fait aussi courir un risque d'enfermement. Les définitions sont simples à élaborer si l'on emprunte aux écologues les termes de « fonctions des écosystèmes ».

J'en viens à présent à l'action de groupe en matière environnementale. Pour m'être entretenu avec l'ancien ministre qui fut porteur de la loi relative à la consommation, je crois pouvoir dire que l'action de groupe a été pensée comme une fusée à plusieurs étages. On a commencé par l'autoriser en matière de consommation parce qu'une telle réforme était plus facile à faire passer dans un domaine où les enjeux économiques ne sont pas du même niveau qu'en matière sanitaire ou environnementale. Il me semble que l'action de groupe aurait du sens en matière de préjudice écologique et de biodiversité. On entend souvent comme critique sur un éventuel texte à venir le risque de démultiplication des demandeurs. Il est vrai qu'il peut y avoir une pluralité de défenseurs de la cause des oiseaux. Dans l'affaire de l'ourse Cannelle, dix associations se sont constituées parties civiles. L'action de groupe présenterait l'intérêt de regrouper les demandes de réparation. On pourrait aussi imaginer une division de l'action, certains demandant réparation du préjudice porté à l'image locale, d'autres, à l'eau, d'autres encore à la faune.

Évidemment, un tel texte de loi aurait une visibilité européenne et internationale, l'Union européenne ayant bien conscience que la directive de 2008 est peu appliquée, si ce n'est en Pologne où n'existait pas de droit des installations classées pour la protection de l'environnement. La France pourrait ouvrir la voie à la réforme de la responsabilité. Dans le domaine pénal, à l'occasion de la conférence des Parties de décembre prochain, pour les cas les plus graves de criminalité environnementale internationale, j'en appelle à ce que la France invite les parties présentes à élaborer un traité international de lutte contre la criminalité environnementale comprenant des mesures de lutte contre le dumping environnemental. Car les sanctions classiques que sont l'emprisonnement et l'amende sont inefficaces en droit pénal de l'environnement : dans l'affaire de l'Erika, le délit de pollution a été sanctionné de 375 000 euros d'amende pour une personne morale. Vous comprenez ainsi pourquoi sont commises des fautes lucratives.

Si le droit pénal est efficace aux États-Unis, c'est grâce à la force du parquet et à celle de la sanction économique, qui peut prendre la forme d'une exclusion temporaire de marché ou d'une obligation d'instaurer des « programmes de conformité », c'est-à-dire des programmes d'investissement en faveur de la biodiversité. L'idée sous-jacente à ce type de sanction est que celui qui a fauté, non seulement devienne un élève qui respecte la loi, mais aussi qu'il aille au-delà, se voyant imposer une responsabilité sociétale. Autre élément qui risque d'être dissuasif, l'amende civile consiste en une sanction qui ne s'impose qu'aux fautifs et qui est proportionnelle à la faute commise. Pour proposer que cette sanction puisse atteindre jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires de l'entreprise en faute, nous nous sommes simplement appuyés sur le droit de la concurrence en vigueur.

L'objectif d'un traité international de lutte contre la criminalité environnementale serait d'inciter au respect des normes et d'éviter le dumping. Dans le cadre du projet « Écocide » mené en collaboration avec Le Monde, des journalistes sont allés établir des diagnostics juridiques dans dix pays du globe. Il en ressort que le droit est très rigoureux dans certains pays. En Chine, la peine de mort peut être prononcée en cas d'atteinte volontaire à l'environnement, et une personne ayant importé dix reptiles classés dans la liste de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITÈS) y a été condamnée à dix ans d'emprisonnement. À Madagascar, une atteinte volontaire à l'environnement est aussi considérée comme un crime punissable de vingt ans de travaux forcés, notamment pour qui coupe un arbre protégé. Mais il ne suffit pas que la communauté des pays développés exige de ces États qu'ils fixent des sanctions d'un montant très élevé, encore faut-il que ce droit puisse être appliqué.

Si un traité international voyait le jour, cela signifierait qu'on a pensé une justice internationale de l'environnement qui, à tout le moins, obligerait les juges à dialoguer. À cet égard, l'affaire Chevron mentionnée tout à l'heure constitue un véritable cas d'école. L'entreprise Chevron Texaco a exploité pendant plusieurs années en Équateur un oléoduc qu'elle savait défectueux et dont elle ne pouvait ignorer qu'il allait causer des atteintes graves à l'environnement et à la santé des populations autochtones. Un contentieux naît devant le juge américain, considéré comme légitime pour sanctionner l'un de ses nationaux. Or Chevron demande que l'on donne compétence au juge national du lieu où le dommage a été causé. Pour accepter cette demande, le juge américain a besoin que Chevron lui prouve que le droit y sera appliqué selon les mêmes référentiels qu'aux États-Unis. Chevron s'exécutant, le juge américain accepte la délocalisation. Les juridictions équatoriennes prononcent alors une sanction de 9 milliards de dollars. Or, les actifs de Chevron ne se trouvant pas en Équateur mais aux États-Unis, il faut en faire saisir une partie pour faire exécuter cette décision. À cette fin, les victimes saisissent à nouveau, l'an passé, le juge américain, que Chevron parvient cette fois à convaincre que la justice équatorienne n'est ni équitable ni impartiale, qu'elle est corrompue et non conforme aux référentiels américains. Ayez donc conscience que certaines multinationales profitent du dumping et des possibilités qu'offre la filialisation, arguant qu'elles ne peuvent contrôler toute la chaîne de production : c'est ce que l'on appelle « diviser pour mieux polluer » ou « l'effet lézard », dont on coupe la queue malade pour que sa tête et le reste de son corps puissent continuer à prospérer.

Pour responsabiliser les entreprises, il existe des textes que je tiens à votre disposition. Aux États-Unis, l'entreprise Gibson, qui fabrique les guitares les plus célèbres au monde, a été récemment condamnée parce qu'elle avait importé illégalement du bois de rose de Madagascar. La loi a permis à l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA) de saisir ses stocks, et, à la suite d'une transaction avec le parquet, la société a dû verser de l'argent à l'agence ainsi qu'à des associations de protection de l'environnement. Il n'appartient donc pas seulement au juge étranger ou à une juridiction supranationale de statuer sur ces crimes transfrontaliers ; les juges nationaux doivent aussi pouvoir le faire. Pour cela, les États doivent consacrer en droit des dispositions très simples, qui existent déjà aux États-Unis et dans d'autres pays.

Le braconnage est un cas de préjudice écologique parmi d'autres. Ce phénomène ancien, bien connu – qui n'a lu Raboliot ? –, fait d'ailleurs partie de notre culture en tant qu'acte de subsistance. Celui-ci étant désormais illicite, l'Office national de la chasse et de la faune sauvage a établi avec le temps un barème d'évaluation et d'indemnisation allant des animaux les moins chers, le merle et le pigeon ramier, jusqu'aux plus chers, le grand tétras ou le cerf de Corse. Lorsqu'un braconnier est pris « la main dans le sac » et qu'il est poursuivi devant le juge, l'Office se constitue partie civile afin de demander réparation du dommage causé. Les réparations prévues par ce barème ont été évaluées en fonction du coût nécessaire à la protection des espèces touchées.

Quant à la consécration en droit français d'un devoir de vigilance en matière environnementale, elle présente de l'intérêt dès lors qu'elle s'inscrit dans le prolongement des règles aujourd'hui imposées aux États-Unis. En effet, les entreprises américaines qui exploitent de la biodiversité ou des minerais à l'étranger – on songe notamment aux blood diamonds africains de naguère ou encore à cette île indonésienne dont le terrain est devenu lunaire du fait de l'exploitation illégale de l'étain destiné à équiper nos téléphones portables et nos ordinateurs – sont désormais dans l'obligation de connaître l'état du droit du pays d'origine de leur fournisseur de matières premières. En cas de non-observation de ce droit, elles peuvent être condamnées. Nous pourrions donc imposer un devoir de vigilance similaire aux entreprises nationales et internationales qui ont une activité importante sur un territoire étranger.

Le Brésil a été cité comme pays où l'action populaire environnementale est possible. L'une des questions que soulève la rédaction du texte de loi porte sur l'opportunité de dresser la liste des personnes habilitées à agir pour demander réparation du préjudice écologique. Une majorité se dégage en faveur de la liste. À mon sens, on pourrait se contenter, comme au Brésil, d'instituer une action populaire et ainsi permettre au plus grand nombre, dès lors qu'il y a intérêt à agir, de demander réparation. En revanche, les dommages-intérêts ne devraient pas revenir à chacun mais être affectés à une association, à une autorité environnementale indépendante ou encore à un fonds. D'ailleurs, se pose également la question de savoir s'il faut ou non créer un fonds de réparation environnementale comme dans tous les autres pays ayant adopté ce type de législation. Sachant que Bercy exigerait qu'un tel fonds n'ait pas le moindre coût, il faudrait donc le rattacher à un fonds existant. Ce fonds de réparation environnementale pourrait ainsi réaffecter les dommages-intérêts collectés à l'environnement.

S'il est vrai que les lois les meilleures sont celles qui ne sont pas élaborées dans l'urgence mais bien réfléchies, la patience a des limites. Je crois le temps venu de discuter de ce texte, car tout est prêt ; ce n'est plus qu'une question de choix politiques.

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