Intervention de Fabien Jobard

Réunion du 19 mars 2015 à 11h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Fabien Jobard :

Monsieur le président, mesdames, messieurs, directeur de recherche au CNRS, je suis actuellement chercheur au Centre Marc Bloch à Berlin après avoir été chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), principal centre de recherche en sociologie pénale en France, dont j'ai eu la chance d'être le directeur pendant cinq ans. J'ai travaillé sur le maintien de l'ordre à partir de 1995 : d'abord, en menant des entretiens et des observations auprès de compagnies de district à Paris ; puis, en me consacrant à l'étude du maintien de l'ordre en dictature, à travers le cas de la RDA ; plus récemment, en 2008, en retournant sur le terrain à Paris pour suivre des manifestations avec les compagnies de district, notamment des manifestations lycéennes, qui sont parmi celles qui posent le plus de soucis aux forces de l'ordre.

J'introduirai mon propos par quelques considérations de théorie de la police. Le maintien de l'ordre, d'une certaine manière, n'est pas un métier policier, mais une compétence politique. La police – la police urbaine ordinaire que nous connaissons dans la vie de tous les jours – est fondée sur des principes mêlant discernement de l'agent, connaissance du terrain, dialogue, confiance, appréciation de la situation préalable à la décision et ancrage territorial. Le maintien de l'ordre, à l'inverse, repose non sur des individus mais sur des unités constituées organisées selon un mode militaire, où prévaut le principe de la discipline à travers une chaîne de commandement. La force, dans les opérations de maintien de l'ordre, n'est engagée que sur l'ordre de l'autorité légitime, alors que sa mise en oeuvre relève de l'appréciation individuelle du gardien de la paix en police ordinaire. Beaucoup de chercheurs, notamment anglo-saxons, estiment même que le maintien de l'ordre est un métier de type militaire et non policier.

Cela a une conséquence très claire : il faut réaffirmer la responsabilité des autorités civiles dans la conduite des opérations de maintien de l'ordre. Certaines des personnes que vous avez auditionnées vous l'ont d'ailleurs dit, notamment des responsables des forces de police ou de gendarmerie. Le préfet est le seul responsable en matière de maintien de l'ordre, en particulier s'agissant de l'ordre d'user de la force ou des armes. Et si l'autorité civile tente de se retrancher derrière les forces de police pour dissoudre la responsabilité, cela ne peut être considéré que comme une manoeuvre. J'insiste sur ce point, car dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre, même la notion de légitime défense est une notion fragile.

Ce caractère politique du maintien de l'ordre a une autre conséquence : on ne saurait le concevoir sous un angle exclusivement technique. Le sociologue américain Peter K. Manning parle de « fonction dramaturgique » de la police : c'est aussi une image qui est gérée. Le maintien de l'ordre engage une responsabilité devant des contingences – une foule protestataire, une foule festive – mais aussi la capacité à convaincre que le politique est en mesure de maîtriser une situation donnée, de se montrer fort. Savoir si l'on s'engage dans une stratégie de désescalade ou une stratégie martiale est une question dont la nature n'est ni technique ni policière mais entièrement politique.

Dans les pays de common law, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, le maintien de l'ordre est envisagé tout autrement qu'en France. Le principe de police autonomy prime : le policier est considéré en tant que professionnel comme seul responsable de la conduite des opérations, dans un cadre général fixé par le politique qui n'est pas censé intervenir ensuite – s'il s'avère qu'il le fait, sa responsabilité peut même être mise en cause. En France, il existe une tradition de méfiance à l'égard des forces de police : le politique doit être au plus près du policier. Cela implique que, d'une certaine manière, le policier est dépossédé de la responsabilité du maintien de l'ordre.

Ce modèle politique du maintien de l'ordre qui caractérise la France n'implique cependant pas que nous soyons régis par une police du prince. Le maintien de l'ordre a été très fortement juridicisé à partir du décret-loi de 1935 et même constitutionnalisé, avec la décision du Conseil constitutionnel de 1995 sur la fouille des véhicules. Il est également régi par des dispositions de l'Union européenne et de la convention de Schengen, dont les pays signataires disposent d'un fichier d'informations commun, le fichier SIS. Et puis, bien entendu, ni le droit ni le politique ne peuvent décider de tout : en face, il y a des manifestants qui disposent de leur propre répertoire d'actions, de leur propre savoir et qui savent faire preuve d'adaptation tactique.

Ce préalable théorique étant posé, je m'attacherai à cerner trois points de tension : l'indétermination croissante de la définition du maintien de l'ordre ; le maintien de l'ordre comme dispositif de connaissance ; le rapport du maintien de l'ordre à la durée.

Première tension : l'extension du domaine du maintien de l'ordre.

Le maintien de l'ordre associe de manière très spécifique une chaîne de commandement et une responsabilité exclusive de l'autorité civile, du préfet, et donc du politique.

Depuis une vingtaine d'années, on observe en France une multiplication des quasi-unités de maintien de l'ordre : compagnies départementales, compagnies de sécurisation, brigades anti-criminalité districtalisées. Autant d'unités ne bénéficiant pas d'une formation analogue à celles des compagnies républicaines de sécurité (CRS) ou des escadrons de gendarmerie mobile, n'ayant ni le même équipement ni la même doctrine d'intervention, à qui, pourtant, l'on confie des missions qui relèvent du maintien de l'ordre.

Pourquoi cette évolution ? D'autres notions à la doctrine très indéterminée, en particulier celle de violences urbaines, sont venues titiller le domaine du maintien de l'ordre et fragiliser les dispositifs policiers. Lorsque l'on estime qu'une opération relève de la violence urbaine et qu'elle met en cause des acteurs qualifiés de « jeunes violents » dans les rapports de police, une définition préalable de la situation va entièrement déterminer l'action des forces de police : certains types d'armes seront employés, par exemple des lanceurs de balle de défense (LBD) ou des Flash-Ball, et certaines des unités que j'évoquais seront mobilisées. Et, dans ces occasions, personne n'est vraiment en mesure de maîtriser l'usage de la force qui peut être fait.

Je voudrais ici insister sur l'outil le plus en cause dans cette indétermination du maintien de l'ordre, le Flash-Ball, aujourd'hui utilisé au cours de rassemblements festifs, de rassemblements protestataires – des lycéens se regroupant devant leur établissement avant de rejoindre un cortège dans leur agglomération, par exemple –, d'opérations aux abords des stades de football. Introduite par un texte du directeur général de la police nationale, Claude Guéant, en 1995, cette arme, à l'origine en dotation collective, a fait de plus en plus l'objet de dotations individuelles. Et c'est à partir de sa généralisation en 2003, à la suite d'un texte du directeur central de la sécurité publique, que le nombre de blessés s'est multiplié : vingt-cinq blessés, quinze personnes énucléées, un mort au total. L'Espagne vit une situation comparable avec une vingtaine de blessés graves depuis 2004, date à laquelle l'usage du Flash-Ball a été généralisé.

Il faut définir une ligne de démarcation très nette entre, d'une part, les opérations relevant du maintien de l'ordre, qui appellent l'intervention d'unités constituées, formées et équipées à cet effet, et qui obéissent à une source de commandement clairement déterminée, et, d'autre part, les opérations relevant de la police urbaine ordinaire, qui ne sauraient reposer sur le recours à de telles armes.

Je n'ouvrirai pas le débat sur la police urbaine en France, cela nous conduirait très loin. Je me limiterai aux unités constituées. Un discours répandu veut que, aujourd'hui, celles-ci soient confrontées à de petits groupes mobiles et déterminés face auxquels elles ne pourraient faire grand-chose. Ce n'est pas vrai. Cette invocation d'un aujourd'hui en rupture avec le passé date de vingt ans au moins. Dans les années quatre-vingt-dix, lorsque je conduisais des entretiens à la préfecture de police avec mon collègue Olivier Fillieule, aujourd'hui en poste à l'université de Lausanne, on nous disait déjà que le public n'était plus le même, qu'il s'agissait de groupes déterminés et mobiles qui échappaient au contrôle des unités constituées, on mettait déjà en place des équipes légères d'intervention de gendarmerie et l'on commençait à réfléchir à ce qui deviendra les sections de protection et d'intervention (SPI) et les sections d'appui et de manoeuvre (SAM) des CRS, en gros, au fractionnement opérationnel des unités constituées et à leur capacité à libérer certains de leurs membres pour effectuer des interpellations et ramener les personnes interpellées dans les rangs des forces de police.

Plutôt que de multiplier les unités de para-maintien de l'ordre, appelées aux États-Unis « unités para-militaires », et les équipements aux qualificatifs tous plus délirants les uns que les autres – « non-létaux », « sublétaux », « demi-létaux », comme s'il pouvait y avoir une demi-mort ! –, il importe de revenir aux compétences des unités formées au maintien de l'ordre et d'examiner avec elles jusqu'où travailler dans la constitution d'équipes légères d'intervention.

J'évoquerai un dernier point qui menace la cohésion du maintien de l'ordre : l'intervention de préoccupations relevant de la police judiciaire. Le maintien de l'ordre est une opération politique et le pouvoir politique veut qu'il y ait des interpellations, des déferrements, des comparutions immédiates, voire des condamnations. Cette préoccupation est compréhensible mais il faut bien en mesurer les conséquences : cette logique d'interpellation conduit à l'individualisation du rapport des forces de maintien de l'ordre aux foules qu'elles ont en face d'elles alors que, vous le savez, le maintien de l'ordre repose sur la mise à distance des foules par une action massive, donc dissuasive, et non sur l'intervention sur des corps individuels.

Cette immixtion du judiciaire dans les dispositifs de maintien de l'ordre conduit des unités en civil – des brigades anti-criminalité (BAC) ou, à Paris, la brigade d'information de voie publique (BIVP) ou la section sportive de la préfecture – à intervenir selon leurs méthodes propres sans considération pour la logique d'ensemble du dispositif de maintien de l'ordre. J'ai pu le constater en 2008 lors des manifestations lycéennes que j'ai observées du côté des forces du maintien de l'ordre.

J'en viens à mon deuxième point, que j'estime absolument fondamental : le maintien de l'ordre comme dispositif de connaissance.

Le maintien de l'ordre, tous les policiers vous le diront, repose sur la connaissance de la société, des groupes protestataires, des dynamiques de contestation, d'escalade mais aussi de désescalade, de l'articulation entre violences et expressions politiques conventionnelles.

En ce domaine, la France commence à accuser quelques retards. Nous mesurons depuis assez longtemps les effets de la dissolution des renseignements généraux. Celle-ci a entraîné une perte de connaissance des phénomènes de société à l'échelle territoriale. Les événements de Poitiers, de Strasbourg, de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi de Sivens ont illustré la difficile capacité des pouvoirs publics à anticiper les dynamiques de protestation et de contestation. Toutefois, les autorités publiques ont bien pris la mesure du problème et une réforme du renseignement territorial est en cours.

Reste à améliorer le rapport de la police au savoir. En France, aucun enseignement de sciences sociales n'est dispensé dans les écoles de police alors qu'en Allemagne – comme cela a dû vous être dit lors de votre visite à Lunebourg –, l'Institut de formation des cadres de la police, la Deutsche Hochschule der Polizei de Münster, comprend dans son corps enseignant des chercheurs avec qui je peux écrire des articles publiés dans des revues de sociologie. C'est l'une des raisons pour lesquelles, nous autres universitaires, avions lancé l'alerte face à l'émergence d'une prétendue science criminologique soutenue par l'idée qu'il faudrait payer des gens à répéter ce qu'ils tiennent de la police dans une logique totalement circulaire, qui n'aide ni le savoir ni la police. Pour nous, le savoir doit venir de l'extérieur. On ne saurait se satisfaire de productions internes et auto-référentielles.

Reste aussi à la France à s'intégrer dans des instances de réflexion collective auxquels participent déjà nombre de pays européens, en particulier s'agissant des dynamiques d'escalade ou de violence dans les manifestations. La Suède, le Danemark, la RFA, le Royaume-Uni, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Slovaquie, la Hongrie et d'autres ont ainsi pris part à la production d'un guide de bonnes pratiques dans le cadre du projet GODIAC – Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe – qui repose sur un savoir élaboré en commun par les policiers et les chercheurs en sciences sociales autour du comportement des foules. Tout n'est sans doute pas à prendre mais ce qu'il faut retenir, c'est l'absence de la France de ces dispositifs.

Des policiers et des gendarmes vous ont sans doute parlé de l'excellence française en matière de maintien de l'ordre et de l'exportation du modèle français. Je suis au regret de vous dire que cette réalité relève du passé. La livraison à la Tunisie dictatoriale d'équipements destinés à réprimer les manifestations avait fait figure d'anecdote lugubre mais ce genre de prestation risque d'être l'essentiel de ce que la France sera capable d'exporter à l'avenir. Les élites policières françaises devraient participer à ces arènes collectives d'élaboration de nouvelles doctrines, non que celles-ci soient nécessairement meilleures, mais parce qu'elles supposent d'échanger avec des pairs, de s'ouvrir à de nouvelles expériences au lieu de se replier sur soi-même et d'en rester à des connaissances vieilles d'un siècle et demi.

Par ailleurs, les polices anglaises et allemandes ne se contentent pas de collecter des renseignements avant les opérations de maintien de l'ordre, elles le font au cours des opérations mêmes. Il s'agit pour elles d'échanger le plus possible avec les manifestants. La France connaît certes un dispositif analogue à travers les officiers de liaison, qui ont une connaissance très fine des interlocuteurs, notamment au sein des organisations professionnelles et des syndicats. Simplement, il faudrait encourager une extension du dialogue au plus grand nombre de groupes possible afin de tenir compte du caractère polymorphe des manifestations, auxquelles prennent part des groupes fort divers.

Je vous donnerai un exemple significatif. Les manifestations lycéennes sont extrêmement pénibles à gérer : l'organisateur dépose l'appel à manifester mais, par la suite, ne maîtrise rien. Il fait bien sûr appel aux services d'ordre des grandes organisations professionnelles, en plus du service d'ordre qu'il aura lui-même constitué, mais des surprises sont toujours possibles. C'est ainsi que lors des manifestations du printemps 2008, les policiers et les services d'ordre ont vu apparaître des gros bras, des jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, qui ont pris place à l'avant de la manifestation. Plus la manifestation approchait de la place de la Nation, plus cela chauffait et le service d'ordre de la CGT a pris le pas sur ces « muscles » d'origine inconnue afin de prendre en charge la conduite du cortège. Mais, à aucun moment de la manifestation, je n'ai vu de policiers engager de dialogue avec ces jeunes, qui, une fois arrivés place de la Nation, sont repartis chez eux sans qu'on ait pu savoir qui ils étaient, alors qu'il aurait peut-être été possible de construire avec eux un dispositif durable pour faire en sorte que les manifestations lycéennes se passent mieux. Cette attitude m'est apparue d'autant plus paradoxale que, depuis vingt ans, les policiers ne cessent de déplorer la baisse des effectifs syndicaux qui réduit leur capacité à s'appuyer sur des services d'ordre forts, du moins à Paris.

Ajoutons une note en bas de page. Lorsque la police ou les pouvoirs publics ont le sentiment de mal maîtriser un phénomène, leur premier réflexe est de créer un fichier. Un responsable policier a même tenté de défendre, devant votre commission, l'idée de créer, à côté des manifestations et des violences urbaines, une catégorie « subversion politique », qui appellerait la création d'un fichier. Cela me paraît être la solution la plus sommaire et la moins efficace qui soit car elle exonère de comprendre les dynamiques de radicalisation individuelle et collective et d'effectuer un travail de renseignement classique, consistant à se rendre dans les clubs de jeunes, les associations culturelles et sociales, les municipalités pour se faire connaître et échanger.

J'en viens à mon troisième et dernier point, le rapport du maintien de l'ordre à la durée.

Les policiers responsables du maintien de l'ordre, les commissaires d'arrondissement à Paris, mettent souvent en avant l'avantage qu'ils détiennent : des réserves de forces quasiment inépuisables puisqu'il leur est possible, sur une durée très longue, de renouveler leurs effectifs. Il leur suffit d'attendre qu'en face, les manifestants s'épuisent et le mouvement se dissout sans qu'il y ait eu recours à la force.

Aujourd'hui, les forces policières se heurtent à un problème technique avec l'occupation. Certes, ces modes d'action ne sont pas nouveaux : nous connaissons les sit-in, les grèves de la faim, les occupations d'églises, d'écoles ou de bâtiments désaffectés. Mais le mouvement planétaire Occupy, les Indignés ou les manifestants de Notre-Dame-des-Landes ont mis en oeuvre des formes de protestation où l'occupation est devenue la finalité même du mouvement, et non plus un moyen.

Dans les pays de common law, le politique est tenu le plus loin possible de la décision policière. On attend avant tout que la dimension judiciaire de l'occupation soit épuisée : le juge examine la nature de l'occupation, rend une décision et la police l'exécute selon le modèle du law enforcement. Dans les pays où le politique commande au maintien de l'ordre, deux solutions sont envisageables : la recherche d'une médiation, tactique coûteuse en termes de temps, ou bien l'emploi de la force en vue de déblayer le terrain, comme on a pu le voir à Sivens. Deux philosophies contraires du maintien de l'ordre s'opposent ici.

La durée a toujours été une ressource essentielle de gestion des protestations et de désescalade et toute intervention du politique dans ce type de circonstances comporte le risque, loin d'être négligeable, d'une confrontation violente.

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