Intervention de Pierre Tartakowsky

Réunion du 19 février 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Pierre Tartakowsky :

Je vais essayer de répondre aux questions dans l'ordre où elles ont été posées.

Faut-il que les autorités civiles soient présentes là où l'on sent que les choses peuvent déraper ? Je pense que oui. Il revient aux autorités civiles de jouer pleinement leur rôle de représentantes des populations et de la légitimité républicaine, ainsi que d'interface de négociation dans les débats qui ont cours au sein de la société. En effet, avant la confrontation physique, il y a une légitimité de la confrontation politique, dont les termes sont d'ailleurs complexes.

Notre-Dame-des-Landes en est l'exemple parfait. En tant qu'association, nous n'avons pas pris position sur le projet lui-même, parce qu'il nous semblait que cela dépassait notre champ de légitimité, et aussi parce que nous n'avions pas les moyens techniques et d'expertise suffisants. En revanche, nous avons été immédiatement sensibles au hiatus démocratique qui était ainsi révélé. Les collectivités locales ont appuyé le projet mais, en même temps, d'autres ont occupé l'espace public en s'appuyant sur une légitimité venant du « soutien de la population », et donc des « zadistes ». Or ce problème ne peut pas se régler uniquement par l'usage de la force, fût-elle légitime. Il faut articuler un débat politique, un vrai débat où ceux qui ne sont pas d'accord entre eux vont essayer de trouver une solution. Le maintien de l'ordre sans débat ne peut que mener au drame.

Il faut donc des autorités civiles. Indéniablement, dans l'affaire de Sivens, quelque chose n'a pas fonctionné, aussi bien pendant qu'après les affrontements. Nous savons qu'il y a eu un jeu de « patate chaude » entre le ministère et le préfet pour savoir qui allait annoncer le décès de Rémi Fraisse, et le délai qui s'en est suivi dans la communication publique a autorisé toutes les interprétations, à commencer par celle du « complot ». Lorsqu'un jeune Français meurt dans une confrontation avec la police, il est mieux de le dire vite, et de dire dans quelles conditions il est mort, car les gens ont tout simplement besoin de savoir.

Notre commission d'enquête sur Sivens s'est fixé comme cahier des charges de ne pas s'en tenir aux seuls affrontements. Avant l'affrontement, nous avions déjà été saisis à de nombreuses reprises par des citoyennes et des citoyens – et le travail que nous avons mené depuis n'a fait que le confirmer – du comportement extrêmement provocateur des forces de police, comportement qui a nourri des activités de milices en faveur de la construction du barrage. On a le droit d'être en faveur de la construction de ce barrage, mais pas forcément de le défendre en constituant une milice.

Cela nous amène à la question de la gestion des temps – et non pas du temps, ce qui est différent. Que des gardes mobiles s'ennuient dans un car de police durant trois heures, c'est bien embêtant, et ils ont ma sympathie et mon admiration. Mais tant qu'ils restent dans le car de police, il n'y a pas de problème. Et, de toute façon, il n'est pas possible d'organiser une rotation toutes les heures, qui nécessiterait de nombreux effectifs et aggraverait l'empreinte carbone.

La gestion des temps, c'est autre chose. Quand on maintient trop longtemps des forces de l'ordre sur une région face aux mêmes personnes, se produit un double phénomène de proximité et de familiarité. Or la familiarité n'a pas que des côtés sympathiques : les gens commencent à se connaître, à se repérer les uns les autres, à nourrir des contentieux de type personnel, et c'est le début du dérapage.

Donc, proximité et familiarité sont les enfants pervers de la stabilisation des mêmes forces au même endroit. Il faut donc, effectivement, organiser des roulements s'agissant des exécutants, tout en maintenant, j'y insiste, une permanence du commandement. En effet, le commandement a besoin d'être « familier » avec les termes de l'affrontement, avec les « dirigeants » d'en face, avec qui ils ont pris langue et ont construit des rapports de confiance. Or je pense que cela n'a pas été le cas.

Cela nous amène à la question de la formation, sur laquelle vous avez insisté à juste titre. Dans le cas de Sivens, y a-t-il eu un problème de formation ? Je ne sais pas, je ne peux pas en juger. Mais il est très clair que celui qui a lancé cette fameuse grenade offensive était seul et qu'il l'a lancée à un moment auquel il n'avait pas été préparé. C'était la nuit, il n'y avait pas eu de consigne liée au fait qu'il pouvait y avoir des mouvements dans le camp d'en face et qu'il fallait donc se tenir prêt. Et il a lancé cette grenade sans tenir compte des directives qui accompagnent normalement l'usage d'une telle arme.

Quand les gens sont seuls, ils ont peur, même s'ils ont été préparés. L'agent qui a tiré à Gênes au moment des manifestations était un jeune agent peu formé. Il a été coincé avec des manifestants au fond d'un fourgon, il avait une arme, il s'en est servi. À Sivens, la situation était à peu près identique.

Maintenant, faut-il organiser une concertation obligatoire avec les groupes violents ? Si l'on y parvient, cela voudra dire qu'ils sont beaucoup moins violents qu'on ne l'annonçait, et la République ne s'en sortira que mieux… Je souris, mais il est vrai que, si tous les voleurs de banque pouvaient être rendus honnêtes, on pourrait investir beaucoup moins dans la sécurité des banques. Dans la pratique, je ne suis pas certain que ce raisonnement nous mène très loin.

Que penser de la généralisation de l'interdiction qui se pratique déjà pour la fréquentation des stades ? J'aurais tendance à dire « joker ». Dès qu'on lui parle d'interdiction, le président de la Ligue des droits de l'Homme a tendance à se crisper...

Il y a eu des tentatives intéressantes visant à interdire certains individus de stade. C'était relativement légitime dans la mesure où, sur la base de photographies ou de films, on pouvait juger que l'activité de ces individus n'avait que de lointains rapports avec l'amour du sport. Mais, très vite, cette interdiction a été étendue à des groupes. Or, bizarrement, il s'agissait de supporters habitant la périphérie des villes, déjà quelque peu déclassés socialement. Et là, nous devenons méfiants. S'il s'agit d'interdire des lieux à des gens dont on sait, et dont on peut attester, qu'ils vont y avoir une activité délétère, c'est évidemment légitime. Si cela devient une facilité de police pour empêcher tout problème, cela relève d'une pédagogie négative. Il faut donc s'en garder.

Quelles sont les forces concernées par la formation – question que vous avez été nombreux à aborder ? Pas le GIGN, qui est très bien formé. Et d'ailleurs, avec le GIGN, il n'y a pas de dérapage, mais il n'y a pas de maintien de l'ordre non plus. Le GIGN intervient dans des situations extrêmes, en tout cas en France, et les moyens qui sont alors développés sont proportionnés et atteignent les objectifs fixés.

Le problème principal vient de la police du quotidien, de la BAC, des policiers qui sont en contact permanent avec la population, qu'elle manifeste ou non. On sait que la population peut très vite se réunir. Pour avoir habité une cité de Seine-Saint-Denis, je me souviens qu'il suffisait qu'une voiture de police interpelle un jeune de la cité de manière un peu cavalière pour qu'il y ait une réunion, laquelle pouvait tourner à la manifestation. Et il était heureux qu'il y ait un tissu associatif car, sinon, la manifestation aurait pu tourner à l'émeute. Je ne dis pas cela pour que vous augmentiez les subventions parlementaires aux associations, mais pour insister sur le fait que la qualité de la vie démocratique locale est un facteur décisif dans le maintien de l'ordre.

L'un de vous a évoqué la violence des groupuscules et les cocktails Molotov. Je pense qu'il faut répondre de façon proportionnée. À Marseille, il serait désastreux de demander aux forces de police d'affronter les Kalachnikov avec des cornets à glace ! De la même façon, si les forces de police reçoivent des cocktails Molotov, elles doivent développer des stratégies qui leur permettent, dans un premier temps, de ne pas en être victimes et, dans un second temps, d'arrêter ceux qui les lancent, car il y a là une atteinte manifeste à l'ordre public.

Faut-il des sections spéciales de maintien de l'ordre ? J'aurai un peu la même réaction que précédemment. Quand j'entends « section spéciale », j'ai des boutons...

Faut-il des mesures adaptées au maintien de l'ordre ? Oui. Est-ce que cela doit passer par des sections spéciales ? Je n'en suis pas du tout convaincu. Je trouve même l'idée préoccupante. En effet, la démarche qui consiste à isoler les problèmes les uns des autres et à trouver des réponses morcelées, segmentées, comme si chaque problème avait sa propre logique, est mauvaise. Il faut s'approprier les thématiques du maintien de l'ordre comme un tout. Si, à un moment donné, des mesures adaptées sont nécessaires, il faut les prendre, non pas parce qu'elles sont adaptées à telle ou telle situation, mais parce qu'elles s'inscrivent dans une stratégie globale.

Quand on crée des sections spéciales, des tribunaux spéciaux ou des cellules spéciales, on crée des points de fixation extrêmement virulents et on oublie toutes les autres dimensions du problème. Et on se retrouve dans une impasse.

Je répondrai ensuite que nous avons, globalement, une bonne police. Je suis très admiratif, par exemple, de l'évolution rapide de son accueil des femmes victimes de violences : il y a une quinzaine d'années, cet accueil était vraiment catastrophique ; en revanche, maintenant, dans les commissariats, règnent un grand respect, une attention, une empathie – qui tient évidemment à la présence de femmes. La police peut donc évoluer, et je pense qu'elle en a envie.

De ce point de vue, et s'agissant de la formation, il faudrait voir ce que fait le ministère de l'intérieur. Je crois que la question préoccupe Bernard Cazeneuve, qui a trouvé un ministère très « verticalisé » et très peu sensibilisé aux sciences sociales. Il me semble que l'hégémonie d'Alain Bauer avait contribué à marginaliser l'idée d'un institut d'études de la sécurité publique, dont nous avons besoin.

Il nous faut un lieu de débat entre chercheurs en sciences sociales, quelle que soit par ailleurs la qualité ou l'orientation de leurs travaux. Nous devons débattre de tout cela et rendre publics les débats. C'est déjà une partie de la formation. Et j'insiste sur l'idée que la formation dont je parle n'est pas à sens unique : une police bien formée est aussi une police qui contribue à la formation des citoyens à la citoyenneté. La police n'est pas un corps étranger à la population. De ce point de vue, nous avons tout à gagner.

J'observe que nous serons toujours un peu en décalage avec les pays nordiques, qui n'ont pas la même culture que les pays méditerranéens. Nous n'avons pas la même conception de l'État. Cela dit, il est très intéressant d'étudier ce qui se passe là-bas, car on a besoin de beaucoup de diversité pour penser juste.

Cela m'amène à faire une remarque sur les récépissés de contrôle d'identité, auxquels nous tenons beaucoup, mais que l'actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, a balayé d'un revers de main, refusant même qu'on les teste dans les villes dont les maires étaient volontaires. Le système fonctionne très bien en Espagne. Or, contrairement aux pays nordiques, l'Espagne n'est pas réputée pour la facilité des rapports de sa police à la population. Donc, expérimentons, réfléchissons, ce sera très bien.

Monsieur Bacquet, vous avez affirmé que les officiers que vous aviez reçus étaient de grande qualité, un peu comme si vous faisiez une mise au point. Mais celle-ci n'était pas nécessaire. Je suis persuadé que les officiers de police, ceux que vous avez auditionnés et les autres, sont de grande qualité. Là n'est pas le problème. Pour vous faire sourire, je vous dirais que le préfet Bonnet, quand il a été envoyé en Corse, était un préfet de grande qualité. Mais il a été pris dans un débat qui l'a complètement dépassé, auquel il n'était pas préparé, et il a fait jouer des réflexes qui se sont retournés contre lui, contre la République et, d'une certaine façon, contre les forces de l'ordre. La qualité des hommes ne répond donc pas du résultat. C'est la mise en oeuvre des relations entre les divers acteurs, y compris ceux qui manifestent, qui en répond.

Peut-on parler d'un usage mal adapté des grenades offensives ? Nous n'avons pas demandé la suppression des grenades offensives après les évènements de Sivens. Nous sommes très contents que le ministre les ait retirées. Pour autant, nous aurions préféré franchement qu'il prenne l'initiative d'un débat sur l'armement de la police. En effet, dans ces circonstances, l'interdiction de ces grenades apparaît comme une mesure d'ordre purement conjoncturel, et non pas une mesure de principe. Nous craignons donc que, dans une situation inverse, un autre ministre revienne sur cette interdiction.

Ce n'est pas la grenade qui a tué Rémi Fraisse, en tout cas ce n'est pas notre opinion. Est-ce qu'il y a eu un usage mal adapté ? Je répondrai qu'en l'occurrence c'est certain, dans la mesure où cette arme n'est pas faite pour tuer. Est-ce que cet usage mal adapté a été fatal ? La question est ouverte, elle réclame un débat.

L'insistance que vous mettez à dire « il faut un tireur et un viseur » me semble assez judicieuse. Je dirais pour ma part qu'il ne faut pas laisser un homme isolé quand il a entre les mains quelque chose qui peut en tuer un autre. En effet, on ne sait pas ce qui se passe dans la confrontation, surtout quand elle ne correspond pas à ce qu'on attendait. Là encore, on revient à la question de la gestion du temps. Il faudrait mesurer le nombre d'heures qui avaient été effectuées réellement sur le terrain par les forces de l'ordre au moment où l'affrontement a eu lieu.

Enfin, sur les milices locales et les polices locales, vous avez tout mon soutien. D'abord, tout ce qui est milice devrait être interdit, et l'est d'ailleurs de par la loi. La violence légitime appartient à l'État, et je pense que c'est une très bonne chose.

Les polices municipales se sont généralisées à notre grand regret. Il faut reconnaître qu'elles ne sont pas forcément synonymes de dérapages et de situations catastrophiques. Il arrive parfois qu'elles remplissent le rôle que devrait jouer la police nationale, et qu'elles ne s'en portent pas si mal. Il se construit parfois, par l'expérience, des complémentarités qui ne sont pas forcément négatives – comme l'enseignement public et l'enseignement privé. En revanche, le débat a rebondi à l'initiative d'un maire du Front national : l'armement de ces polices locales d'armes à feu me semble extrêmement dangereux et, de notre point de vue, il devrait être totalement interdit.

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