Intervention de Jean-Luc Domenach

Réunion du 21 novembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jean-Luc Domenach, directeur de recherches au CERI-Sciences Po :

Un mot de la situation générale en Chine. Le régime est passé d'un totalitarisme à un autoritarisme qu'il ne faut ni sous-estimer ni exagérer. Le nombre de prisonniers politiques, incluant bon nombre de responsables de sectes, ne dépasse vraisemblablement pas quelques dizaines de milliers, ce qui représente un progrès. Dans le même temps, la police reste omniprésente et très liée aux intérêts économiques. L'économie, pour sa part, évolue d'un capitalisme d'État vers un capitalisme de parti. Le problème majeur est le passage d'une économie d'exportation à une économie de consommation, recommandé par tous mais qui ne sera pas simple. La sélection des dirigeants est en apparence meilleure qu'auparavant. On dénombre parmi eux davantage de titulaires d'une thèse, étant précisé toutefois qu'il s'agit souvent de diplômes délivrés par l'École centrale du parti… Alors que par le passé, il n'y avait que des ingénieurs, on compte désormais aussi des spécialistes de sciences humaines : certains ont fait de la sociologie et Li Keqiang a même étudié le droit !

Des affiliations factionnelles demeurent, qui sont inquiétantes, les factions étant animées davantage par des considérations de personnes que des considérations politiques. De vrais débats politiques ont néanmoins parfois lieu – c'est un progrès par rapport à ce qui pouvait avoir cours en Union soviétique sous Staline. Les membres de l'équipe dirigeante ne s'opposent pas seulement sur les attributions de postes, même s'ils ne s'en privent pas, mais aussi sur les questions économiques.

Quant à la population, elle n'est pas, comme on a parfois tendance à le croire, unanime à décrier le pouvoir et souhaiter que le régime change. Elle mesure fort bien tout ce qu'elle doit à la croissance qu'il a permise. Mais elle est rétive, ne s'en laisse pas conter et prête attention à ce que le pouvoir garde dans la poche. C'est d'ailleurs en quoi le niveau de la croissance économique est un élément clé de la situation politique. Quand, sur le plan local, des dirigeants vont trop loin dans l'accaparement des richesses, la colère monte. Mais des études montrent que ces embrasements, sur lesquels certains commentateurs se fondent pour prédire l'avènement de la révolution démocratique, sont fugaces. La situation intérieure dépend largement de la poursuite du progrès économique. Elle était jusqu'à présent globalement bonne mais pourrait se gâter assez vite.

Les médias ont surtout suivi le XVIIIe congrès à son ouverture. Or, avec ce type de régime et de parti, il faut toujours attendre la fin car les coups fourrés sont permanents, jusqu'à la dernière minute ! On avait annoncé un passage de témoin en douceur de la tendance Hu Jintao, qui avait gagné en pouvoir en dix ans, Hu Jintao ayant eu au départ à composer avec l'influence, demeurée forte, de Jiang Zemin, mais ayant, à la fin, pris le dessus, y compris chez les militaires. Or, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévu. Le congrès et les tractations de couloir qui y ont eu lieu, sous l'impulsion notamment des grands anciens, ont modifié la donne. Selon moi, avant d'être celui de Xi Jinping, ce congrès aura été celui de Jiang Zemin, qui l'a profondément marqué de son influence. L'équilibre final au sein du comité en est différent : au lieu d'avoir à peu près quatre membres du côté de Xi Jinping contre trois de l'autre, on en aura cinq contre deux. Que Xi Jinping ait été d'emblée nommé à la tête de la commission militaire centrale est très important également. La question reste de savoir qui, de lui ou des militaires, commandera vraiment. Il me semble que Xi Jinping a des arguments en sa faveur.

De ce XVIIIe congrès, il ne résulte pas seulement qu'une faction l'a emporté sur une autre mais que la faction victorieuse présente une sociologie bien particulière. On compte en effet quatre personnes qui sont ou ont été des responsables du parti dans de très grandes villes, ce qui est sans doute opportun pour continuer de donner une impulsion en faveur de l'économie exportatrice. Mais si le problème, comme beaucoup le pensent en Chine et comme l'analysent de nombreux économistes, est de passer d'une économie d'exportation à une économie de consommation, alors il faudrait mobiliser aussi le reste de l'économie et de la population, être attentif aux zones où on souhaite développer la consommation et où il faudra mettre en oeuvre des politiques sociales pour en donner le premier sou, c'est-à-dire les campagnes. Or, il n'y a pas un seul dirigeant d'origine paysanne dans ce comité permanent. On y trouve l'ancien et l'actuel chef du parti à Shangai, Xi Jinping et Yu Zhengsheng, les chefs du parti à Tientsin et Chongqing, Zhang Gaoli et Zhang Dejiang. Il faudrait pourtant impliquer davantage les régions rurales. Jiang Zemin l'avait bien compris qui évoquait le développement de l'Ouest du pays. Le principal problème, à mes yeux, tient à l'origine géographique et sociale des nouveaux dirigeants. La poussée en avant, c'est très bien, mais il faudrait entraîner tout le pays.

Un mot du triomphe des « princes héritiers ». Mao Tse Toung régnait en organisant la division dans les coteries qui l'entouraient, où les disputes faisaient partie du quotidien. La première préoccupation de ses compagnons a été de s'assurer une descendance nombreuse. Ils ont eu en moyenne cinq ou six enfants. Tout en les aimant profondément, ils les ont éduqués à la dure, leur donnant par exemple peu à manger pour qu'ils sachent ce qu'était la faim… Ces enfants, envoyés dans les meilleurs établissements pour s'instruire, y ont fait d'excellentes études, en général dans le domaine de la technologie ou de l'art militaire. La Révolution culturelle les a profondément marqués. Leurs chemins y furent divers. Certains furent exilés, d'autres envoyés en camps de travail. Tous eurent en tout cas à faire preuve de caractère pour survivre, si bien que ce sont aujourd'hui des « durs ». Par exemple, Xi Jinping, envoyé à l'âge de quinze ans travailler dur aux champs, se serait enfui, aurait été repris par la police à Pékin et placé dans un camp où il serait resté près d'un an. Après ces épreuves, il décida que plus jamais il ne serait du côté des « perdants ». Il a gravi tous les échelons du pouvoir avec beaucoup d'intelligence, en passant par l'armée sans toutefois y rester trop longtemps pour ne pas risquer d'en pâtir.

C'est avec ces hommes-là, ces « fils de princes », que s'est opéré le passage d'une élite très divisée par les conditions mêmes de la guérilla à une caste plus unie : si leurs parents avaient des raisons de s'affronter, eux, ont été éduqués ensemble et se connaissent bien. La Révolution culturelle a rebattu les cartes, aboutissant à la mise en place de nouveaux réseaux de solidarité.

Que dire d'eux ? Leur but premier n'est pas de gagner de l'argent. Mais après la Révolution culturelle, il ne faut plus leur parler de morale publique ni leur raconter d'histoires. La barrière morale s'est beaucoup abaissée. Sont-ils vraiment unis ? L'unité, ils en ont eu l'expérience, ils ont le sentiment d'intérêts communs mais les divergences passées entre leurs familles comptent encore. Ainsi Xi Jinping est-il le fils de Xi Zhongxun, sans doute l'un des compagnons d'armes les plus remarquables de Mao Tse Toung et qui fut le vice-premier ministre de Zhou En Lai. Pendant le Grand bond en avant, Xi Zhongxun passait des nuits entières avec Li Xiannian à réfléchir aux moyens d'envoyer, tant qu'il y en avait encore, des céréales dans les régions où c'était nécessaire. Sa morale et son éthique étaient irréprochables. Cela ne l'empêcha pas d'être victime lui aussi des purges avant même la révolution culturelle. Ni Liu Shaoqi ni Chen Yun ni Peng Zhen ne firent un geste envers lui. Et lorsqu'il fut réhabilité par Deng Xiaoping, il fut seulement nommé membre du secrétariat du parti, poste secondaire qui n'était pas celui auquel il aurait pu prétendre. Il semble que Xi Jinping n'ait pas oublié tout cela.

Les tempéraments aussi sont différents au sein de la nouvelle équipe. Alors que Hu Jintao avait plutôt l'allure d'un robot, Xi Jinping a déjà fait montre d'un caractère plus sanguin. Tous les membres du comité permanent sont désormais capables d'avoir des mots…

Ils ne recherchent pas le pouvoir pour le pouvoir, ni vraiment pour engager des politiques nouvelles. Ils sont aussi en compétition car le pouvoir donne accès à l'argent et offre des facilités, permettant notamment de transférer de l'argent à l'étranger, ce qui est très important pour des hommes d'affaires prudents, déjà âgés de la cinquantaine. L'objet et les moyens des luttes politiques ont changé. Ces dirigeants n'ont jamais été des anges, mais depuis le milieu des années 90 et plus récemment encore, la police est utilisée dans certaines affaires – il faut savoir que la fonction de chef de la sécurité dans un district, a fortiori dans une province, s'achète comme une charge dans la France de l'Ancien régime. On n'hésite pas non plus à recourir à la violence, et les médias peuvent être manipulés. Ce que l'on y apprend sur tel ou tel n'est jamais neutre. Sans aide de cette sorte, la carrière de certains aurait progressé beaucoup moins vite…

La puissance que confère l'argent est aujourd'hui une donnée essentielle en Chine, d'ailleurs pas seulement dans les conflits en haut du pouvoir. Que va-t-il se passer dans un pays dont quatre ou cinq provinces, si elles étaient indépendantes, se classeraient parmi les 15 ou 16 premières puissances économiques au monde ? Je ne voudrais pas inquiéter mais il faut se rappeler que toute l'histoire de la Chine est faite de moments où la désunion a menacé. Si l'empire vise l'union, de puissantes forces centrifuges s'y exercent. On peut être inquiet pour l'avenir de ce point de vue. Si la prospérité économique perdure, le poids des riches, devenus de plus en plus riches, s'accroîtra. Sinon, les provinces de l'intérieur et leurs garnisons risquent de se réveiller…

Toutes les démocraties ont mis du temps à se mettre en place. Pourquoi en irait-il différemment en Chine ? Si déjà on obtenait que le pouvoir des juges soit quelque peu renforcé, que les polices soient un peu mieux contrôlées, que la pression sur ceux qui prennent la parole, les intellectuels notamment, soit allégée, ce serait déjà beaucoup. L'évolution ne se fera pas du jour au lendemain – cela serait d'ailleurs dangereux car le régime réagirait violemment. Il s'agit de la préparer. Les juges se laissent aujourd'hui beaucoup moins manoeuvrer que par le passé : certains n'hésitent pas à protester et les juges femmes sont, paraît-il, plus fermes que leurs collègues masculins…

Au total, il ne faut pas trop espérer de ce XVIIIe congrès qui a vu s'affirmer la Chine riche des villes par rapport à la Chine pauvre des campagnes, ce qui n'est pas sans poser un sérieux problème.

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