Intervention de Général Denis Favier

Réunion du 12 février 2015 à 8h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale :

J'ai suivi les travaux et auditions que vous avez conduits et suis globalement en phase avec les avis émis par l'ensemble des personnes qui sont intervenues avant moi. C'est pourquoi je ne reviendrai pas sur les principes généraux du maintien de l'ordre.

Nous faisons face à des situations complexes nouvelles en matière de maintien de l'ordre et devons par conséquent prendre des mesures importantes pour garantir à la fois la liberté d'expression mais également la sécurité. Afin d'entrer dans le vif du sujet, je limiterai mon propos à dix propositions.

La première concerne le renforcement du dialogue entre organisateurs et manifestants. Ce dialogue ne me paraît pas assez affirmé : il faut le développer non seulement en amont mais également au cours de la manifestation. J'y vois une des garanties de son bon déroulement en permettant l'exercice, en sécurité, du droit de manifester. Un important travail reste à réaliser en la matière entre organisateurs et pouvoirs publics et qui conduira à redéfinir le cadre juridique, notamment lorsque les organisateurs ne respectent pas leurs engagements car un vide juridique subsiste en la matière. Il faudra ainsi rappeler certaines règles et pleinement responsabiliser les organisateurs.

La deuxième piste touche à l'interdiction administrative individuelle de manifester. Le cadre juridique actuel permet le libre exercice du droit de manifester pourvu qu'il n'entrave pas le droit de circuler de ceux qui ne manifestent pas et pourvu qu'il ne perturbe pas les conditions générales de sécurité. Le droit de manifester, qu'il ne saurait être question de remettre en cause, doit être encadré par la définition de l'interdiction administrative. Nous avons en effet affaire à des individus connus et qui se montrent déterminés, violents à l'occasion de manifestations dont nous devons pouvoir leur interdire l'accès. C'est par ce moyen que nous sommes parvenus à enrayer les violences dans les stades.

Troisième point, il s'agirait d'affermir le rôle, d'affirmer le primat, même, de l'autorité civile dans les opérations d'ordre public. Le préfet joue un rôle clef. Le décret de 2004 rappelle explicitement quels sont ses pouvoirs. De notre point de vue, il appartient au préfet ou à son représentant – le directeur départemental de la sécurité publique ou le commandant de groupement – d'assurer la responsabilité des opérations. Si le préfet définit les effets à produire, il revient au chef opérationnel d'en tenir compte pour concevoir la manoeuvre de terrain. Or la répartition des rôles est marquée d'une certaine ambiguïté. Une clarification s'impose sur l'articulation entre autorité civile et commandant opérationnel, et suppose entre eux un dialogue permanent.

Il faut que le préfet, puisque chargé des opérations d'ordre public, soit très régulièrement présent sur les sites de manifestations. Il faut donc travailler à une meilleure formation et à une meilleure information des préfets aux conditions d'exercice de l'ordre public. Le préfet Lambert conduit d'ailleurs une mission qui vise à mieux former les préfets aux situations délicates. De leur côté, gendarmes et policiers doivent être en mesure d'apporter au préfet des outils destinés à l'aider dans ses décisions. À cet effet, en lien avec le directeur général de la police nationale, nous proposons aux préfets la mise à disposition de cellules de planification lorsqu'ils ont à traiter des situations graves d'ordre public – nous l'avons fait en Loire-Atlantique, dans les Bouches-du-Rhône, à chaque fois avec des résultats positifs.

La traçabilité des directives données par l'autorité civile constitue mon quatrième point. Jusqu'au rattachement de la gendarmerie au ministère de l'intérieur en 2009, les ordres donnés s'inscrivaient dans le formalisme des réquisitions. Ce cadre, certes trop rigide, n'en constituait pas moins une garantie forte pour contrôler l'emploi de la force. Cela étant, si une évolution s'imposait, on est peut-être allé un peu trop loin.

Il existait alors trois types de réquisition. La réquisition générale mettait une force à disposition de l'autorité administrative. La réquisition particulière, ensuite, assignait une mission à cette force, englobant les questions d'emploi de la force donc, par exemple, le tir de grenades lacrymogènes. Enfin, la réquisition complémentaire spéciale prévoyait l'usage des armes, donc l'emploi de certaines munitions – il s'agissait d'un document papier donné par l'autorité civile au responsable de la force et qui comprenait des termes très forts. Je suis passé par une école d'officiers il y a plus de trente ans et je me souviens très bien du libellé exact d'une telle réquisition : l'emploi de la force comportait l'usage des armes. Sa communication au commandant de la force nous faisait alors bien mesurer l'importance du document qui, aujourd'hui, du fait de la suppression du système général de réquisition, fait défaut. Je souhaite par conséquent que nous travaillions ensemble à la définition d'un cadre souple, adapté à l'urgence – qui permette la réactivité nécessaire en cas de situation « chaude ». Il faudrait corriger ce vide juridique assez rapidement.

J'évoquerai, en cinquième lieu, la lisibilité des intentions des forces de l'ordre, la lisibilité des sommations. La communication entre acteurs de sécurité doit être claire. J'évoquais précédemment le rôle des organisateurs des manifestations ; il faut que les intentions des forces de l'ordre, de leur côté, soient également présentées de façon explicite. Plusieurs dispositions en vigueur du code de sécurité intérieure devraient être précisées. À titre d'exemple, les trois sommations d'usage ne comportent qu'une seule formule : « On va faire usage de la force ! » Ces sommations sont faites à voix haute et sont éventuellement accompagnées de codes sonores mais il est impossible de distinguer entre les trois sommations.

Que signifie l'expression : « On va faire usage de la force » ? Que l'escadron de gendarmerie mobile peut être amené à faire un bond offensif pour dégager un axe ; cela peut aussi signifier que l'escadron en question peut être conduit à utiliser des grenades lacrymogènes ou, plus grave, d'autres munitions. Or il n'existe pas de gradation entre ces différents stades d'engagement ; ces sommations faites à voix haute ne sont pas intelligibles : personne ne les entend – chacun sait bien que, dans une manifestation, il y a du bruit. Nos intentions doivent donc être mieux perçues. En outre, il est temps de définir un code sonore et visuel – par exemple par le moyen de fusées éclairantes – pour accompagner les sommations orales. Ce code, national, devra être connu des manifestants.

Le réexamen des missions des unités de forces mobiles – compagnies républicaines de sécurité (CRS) et escadrons de gendarmerie mobile (EGM) – constituera mon sixième point. Nous avons besoin de ces forces : la vie démocratique suppose que l'ordre règne. Je n'évoquerai que la gendarmerie – que je connais bien puisque je la dirige. Nous comptons 108 EGM soit 12 000 hommes. Il s'agit d'une force considérable employée au maintien de l'ordre quand nécessaire, mais également, au quotidien, pour la sécurité générale. Si nous réussissons en la matière dans les zones de priorité sécuritaires (ZPS), c'est parce que nous avons placé dans chacune de ces zones un peloton de gendarmerie mobile. Si nous obtenons de bons résultats dans la lutte contre les cambriolages, c'est parce que la gendarmerie mobile concourt à sécuriser les territoires.

En complément de ces missions d'ordre public et de sécurisation générale, certaines missions ne me semblent pas devoir être conduites par les forces mobiles. Trop nombreuses, les gardes statiques, improductives en matière de sécurité, pourraient être assurées par d'autres forces – je pense à la garde d'ambassades, à la garde de différents bâtiments publics, comme le Palais de justice à Paris. Mobiliser des forces de haute compétence pour effectuer des missions de cette nature n'est pas satisfaisant. Cette question me conduit logiquement à mon septième point : la formation des unités mobiles.

Ces dernières, réputées y compris à l'étranger, sont soumises à un fort taux d'engagement : plus de 220 jours par an pour un EGM – c'est considérable. Nous devons pouvoir dégager les escadrons de certaines missions pour renforcer leur formation qui n'est pas satisfaisante au vu du rythme évoqué. Les EGM passent en effet une fois tous les trois ans par le centre national d'entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier – de réputation internationale, au point de recevoir de nombreuses délégations étrangères. Il faudrait que nos escadrons y séjournent au moins une fois tous les deux ans et pour cela, je le répète, les dégager de certaines missions comme les gardes statiques.

Huitième point : l'emploi des armes de force intermédiaire. La gendarmerie mobile a développé différents moyens pour permettre un engagement gradué des escadrons. Je défends fortement les moyens de force intermédiaire, à condition qu'ils soient encadrés – je pense aux lanceurs de balles de défense qui permettent de tirer des munitions en gomme pour éviter d'engager des armes à feu. Je souhaite que ces armes soient équipées de systèmes de visée afin de gagner en précision et de porter le juste coup. Là encore la situation mérite clarification : certaines armes – les munitions lacrymogènes sont également concernées – doivent être consolidées et pourvues de systèmes d'aide à la visée.

J'en viens à mon neuvième point : la judiciarisation du maintien de l'ordre. Il me semble nécessaire de continuer à travailler aux interpellations des individus dangereux – meneurs, casseurs – qui se trouvent en face de nous, même si la mission principale des escadrons est bien d'assurer l'ordre public. Il faudrait engager, devant les escadrons, des équipes plus mobiles à même d'interpeller les responsables de violences particulières. Nous devons donc également être capables, en termes judiciaires, de les confondre – d'apporter des éléments de preuve, c'est-à-dire être capables de les identifier et de les lier directement à un fait. Or les individus en question sont souvent casqués, parfois cagoulés. Il s'agit de développer une action cohérente avec l'autorité judiciaire afin que ces individus soient éventuellement condamnés et, si c'est le cas, faire en sorte qu'ils tombent sous le coup d'une interdiction administrative de manifestation.

Nous devons distinguer, dans une manifestation, les forces de sécurité publique des forces d'ordre public. Je ne suis pas du tout favorable à ce qu'on mélange dans une même unité un engagement en tenue et un engagement en civil, mélange qui nuirait à la lisibilité de l'action des forces de l'ordre. Les forces de maintien de l'ordre doivent être appuyées par des forces de sécurité publique générale qui doivent, elles, conduire des actions de procédure judiciaire dans le plus strict respect de la répartition des missions.

Le dixième et dernier point porte sur les nouvelles technologies. Nous devons anticiper les opérations d'ordre public pour optimiser les capacités offertes par la vidéo-protection à des fins, notamment, de police judiciaire. Par ailleurs, nous ne sommes pas assez performants pour tout ce qui concerne les réseaux sociaux : un travail colossal reste à mener dans l'exploitation des mégadonnées pour développer une analyse prédictive des situations d'ordre public – il s'agirait d'examiner les situations avec la plus grande exactitude possible pour mieux dimensionner le nombre de forces engagées.

Nous devons par ailleurs, en cours d'opérations, aller plus loin dans l'exploitation des réseaux sociaux. À l'occasion de manifestations, on observe que, par le biais de Twitter, de textos, des consignes de déplacement de tel point à tel autre sont données et les forces de l'ordre en sont réduites à suivre plus qu'à anticiper. De ce fait, les réactions ne sont pas forcément élaborées tactiquement au point qu'il arrive que des unités se dispersent et perdent leur force opérationnelle – point de départ de situations susceptibles de dégénérer.

L'idée peut choquer mais il faudra examiner les conditions permettant, en situation dégradée, d'être plus contraignants sur les réseaux sociaux, d'examiner, sous le contrôle de l'autorité judiciaire et des autorités administratives, la question du brouillage et celle de l'interception de certains textos.

Enfin, il faudra aller le plus loin possible en matière d'optimisation des dispositifs de vidéo-protection pour confondre les individus coupables de violences.

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