Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 22 janvier 2015 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense :

Je suis heureux de vous retrouver aujourd'hui pour évoquer le contrat de protection intérieure qui – à côté de la dissuasion et de l'intervention extérieure – fait partie des trois missions fondamentales assignées à nos armées par le Livre blanc de 2013. La mobilisation du ministère de la Défense à la suite des attentats des 7 et 9 janvier derniers offre l'occasion de faire le point sur cette mission, permanente – 365 jours par an et vingt-quatre heures sur vingt-quatre –,mais peu connue.

La finalité première de nos forces armées est la protection de nos concitoyens et du territoire. Elles y consacrent des moyens importants. Cet objectif se décline en effet dans différents cadres d'action, donnant lieu à des missions permanentes – postures de sûreté aérienne et maritime, plan gouvernemental Vigipirate, mission Harpie, etc. –, récurrentes – lutte contre les feux de forêts, en appui de la sécurité civile, ou protection de sites sensibles en métropole et outre-mer – et occasionnelles – gestion des conséquences d'événements météorologiques particuliers. En temps normal, l'engagement des armées sur le territoire au titre de cette mission de protection représente un effectif moyen de 2 446 militaires par jour.

Dans le domaine de l'action terrestre, contrairement aux milieux aérien et maritime, les armées interviennent en complément des autres administrations. L'armée de terre et, pour partie, l'armée de l'air participent au plan Vigipirate à hauteur de 750 militaires par jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et tout au long de l'année. Les opérations Harpie en Guyane représentent 362 militaires par jour en moyenne, et Titan, mission de protection du centre spatial guyanais, soixante militaires par jour.

L'armée de l'air assure de son côté la posture permanente de sûreté aérienne, qui représente quatre permanences opérationnelles d'avions de défense aérienne et quatre d'hélicoptères, impliquant en moyenne 217 militaires par jour.

Enfin, la marine nationale, engagée dans la posture permanente de sauvegarde maritime, met en oeuvre les mesures du plan Vigimer – déclinaison maritime de Vigipirate – et veille plus globalement à la sûreté de nos approches maritimes en métropole et outre-mer, ce dispositif, articulé à une chaîne sémaphorique, mobilisant tous les jours 600 marins, trois bâtiments et un avion de surveillance.

Nos armées sont par ailleurs quotidiennement engagées dans la protection des installations de la défense – conventionnelles, nucléaires et portuaires – qui présentent le plus souvent un caractère stratégique. Depuis les attentats, 300 militaires supplémentaires ont été affectés à cette mission.

Les événements dramatiques des 7 et 9 janvier derniers ont donné lieu à une mobilisation exceptionnelle de nos forces armées. Dans les heures qui ont suivi l'attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo, le plan Vigipirate en Île-de-France a été porté à son niveau de vigilance maximal, dit « alerte attentat » ; j'ai alors ordonné le déploiement de 1 200 militaires supplémentaires, dont 1 000 pour la seule région parisienne. Ces renforts terrestres ont été complétés par trois hélicoptères lourds qui ont appuyé les gendarmes du GIGN dans leurs opérations contre les terroristes, des moyens spécialisés de détection et de destruction d'explosifs, mis à la disposition des forces de sécurité civiles déployées dans les aéroports parisiens, et un dispositif de surveillance aérienne constitué d'avions de combat et d'hélicoptères, mobilisé pour sécuriser la marche républicaine du 11 janvier. Ce dispositif a remarquablement bien fonctionné, assurant tant la sécurité des personnalités – un véritable G50 organisé dans un délai extrêmement court –, que celle de l'ensemble des manifestants.

Dans un deuxième temps, le dimanche 11 janvier après-midi, le Président de la République a pris la décision, compte tenu du niveau de la menace qui pesait sur notre pays, d'engager un renforcement sans précédent de la sécurité de nos concitoyens à travers la protection des lieux les plus sensibles. J'ai immédiatement mobilisé 8 500 militaires supplémentaires. Nous avons effectué cette mission en trois jours – délai particulièrement court lorsque l'on sait que le contrat opérationnel inscrit dans le Livre blanc et la loi de programmation militaire (LPM) ne fixe pas précisément ce délai de mise en oeuvre des 10 000 militaires. Dès le mercredi soir, l'ensemble du personnel était en place, en Île-de-France – où l'effort a été le plus significatif – comme dans les zones de défense, après une concertation avec les préfets. Aujourd'hui, ce sont donc 10 412 hommes et femmes qui sont engagés aux côtés des forces de sécurité publique, l'effort principal se concentrant sur l'Île-de-France, avec 5 800 militaires déployés. Pour m'avoir accompagné avec le président Raffarin au camp de Satory, le jeudi 12 janvier au matin, vous avez pu constater, madame la présidente, que tout était en place. La mise en oeuvre du dispositif mérite notre admiration ; je rends hommage à la réactivité du commandement et à la qualité des soutiens qui ont assuré la logistique avec une grande efficacité.

Cet engagement – qui représente une véritable opération militaire – porte désormais un nom, dont je voulais vous réserver la primeur : Sentinelle. Je l'ai appelé ainsi, en accord avec le chef d'état-major des armées, parce que la sentinelle est le gardien d'un territoire, et que celle-ci se tient à la lisière entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Ce nom rappelle ainsi la singularité et la force que revêt l'engagement de nos armées sur le territoire national.

Je tiens à souligner ici la qualité du travail interministériel autour du ministre de l'Intérieur, qui permet à tous les acteurs concernés de participer tous les jours à la gestion de la crise et de procéder aux coordinations nécessaires. Je salue en particulier la relation étroite et positive qui lie les préfets aux généraux ayant en charge les zones de défense, tant en région parisienne que sur l'ensemble du territoire national.

Le Livre blanc et la LPM prévoient et permettent la capacité de mener simultanément une opération intérieure et plusieurs interventions extérieures, capacité aujourd'hui indispensable pour traiter correctement une menace qui se développe tant en dehors qu'au-dedans du territoire national. Si le contexte actuel démontre la pertinence du niveau d'ambition que le Livre blanc avait développé en 2013, nos armées connaissent indéniablement un engagement particulièrement élevé et exigeant. Nos déploiements actuels, dans les circonstances particulièrement graves que nous connaissons, se situent à un niveau légèrement supérieur aux contrats opérationnels définis en 2013. En effet, le Livre blanc et la LPM prévoient la possibilité d'intervenir sur deux ou trois théâtres extérieurs, avec une capacité de projection permanente de 7 000 hommes ; nous en sommes aujourd'hui à quatre théâtres – si l'on compte le Liban – et à 9 400 hommes mobilisés, Barkhane étant de surcroît une opération particulièrement complexe. Pour les déploiements intérieurs, le contrat opérationnel prévoit la mobilisation de 10 000 hommes, et nous en sommes à 10 412. En conséquence, la préparation opérationnelle des forces et les activités non prioritaires sont suspendues. Cette situation laisse peu de marge de manoeuvre.

Pour tenir compte de cette nouvelle donne et garantir dans la durée l'engagement de nos armées partout où il sera nécessaire, le Président de la République m'a demandé, à l'occasion de ses voeux aux forces armées, de lui faire des propositions visant à étaler la réduction des effectifs du ministère de la Défense sur la période couverte par la LPM. J'ai formulé mes suggestions hier en Conseil de défense et de sécurité nationale. Comme je l'ai dit dans l'hémicycle, la première vise à avancer l'actualisation de la LPM – prévue en son article 6 – avant l'été 2015. Cette actualisation est d'ores et déjà engagée et je souhaite que l'Assemblée nationale – et particulièrement votre commission – y soit pleinement associée. Il faudra apprécier la situation, les nouvelles menaces et nos nouvelles capacités ; le débat s'ouvre aujourd'hui.

En deuxième lieu, j'ai proposé au Président de la République non seulement d'étaler, mais également de réduire la déflation des effectifs – décision qu'il n'avait pas initialement envisagée. Il a donc été décidé d'alléger la diminution de 7 500 personnes sur la période 2015-2019. En 2015, cela concernera 1 500 postes. Les enseignements tirés de deux années d'interventions extérieures intenses comme la situation actuelle nous montrent les limites de la logique de déflation.

Le ministère continuera de réduire son périmètre, mais la nouvelle trajectoire de nos effectifs nous permettra de faire face aux exigences nouvelles de mobilisation sur le territoire national, ainsi qu'aux tensions accrues sur les théâtres extérieurs. Les nouveaux contrats opérationnels seront inscrits dans la LPM actualisée qui sera présentée au printemps prochain au chef de l'État, puis au Parlement ; ils renforceront nos fonctions de protection du territoire national – qui doivent être raffermies –, de renseignement et de réponse aux cyber-attaques, tout en préservant nos capacités d'intervention extérieure.

Quelques mots sur l'évolution du renseignement. Le Gouvernement a décidé de moderniser les dispositions de la loi du 10 juillet 1991 sur les écoutes administratives – les fameuses « interceptions de sécurité » –, qui ne sont plus adaptées à l'évolution des technologies, mais également de préciser le cadre légal pour d'autres possibilités techniques de recueil du renseignement pour les services chargés des missions de prévention du terrorisme et des autres atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Ces dispositions feront l'objet de la loi relative au renseignement que le Premier ministre a annoncée hier et qui sera rapidement proposée au Parlement.

L'amélioration des moyens légaux offerts aux services pour faire leur travail sera compensée par un accroissement des prérogatives de l'autorité administrative indépendante aujourd'hui chargée du contrôle des interceptions et de l'accès aux données de connexion, qui pourra demain couvrir l'ensemble des techniques de recueil du renseignement. La Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) mérite d'être modernisée dans sa composition et dans ses attributions. Elle aura aussi besoin de voir ses moyens d'expertise technique renforcés afin que le contrôle soit efficace et garantisse un parfait respect de l'État de droit.

Le continuum entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure est aujourd'hui plus que jamais au fondement des engagements de nos armées. La conjonction des menaces extérieure et intérieure nous plaçant dans une situation que l'on n'a pas connue depuis longtemps, le Président de la République et le Gouvernement ont pris l'initiative d'une stratégie de réponse correspondante. Nos services de renseignement en constituent le coeur ; vis-à-vis de la menace extérieure – qu'ils surveillent de manière prioritaire et qu'ils abordent sous des angles complémentaires, forts de leurs moyens techniques et humains –, ils représentent même notre première ligne de défense. Le Premier ministre a annoncé hier que les services de renseignement dépendant du ministère de la Défense seront augmentés de 250 personnes et dotés d'un complément budgétaire de 50 millions d'euros pour parfaire leur dispositif. En effet, quelle que soit leur qualité, il importe dans cette période de renforcer encore leur performance.

Au plus près comme au plus loin, les services placés sous ma responsabilité développent des actions d'entrave, détectent et ciblent les groupes armés terroristes dans nos zones d'opérations et d'intérêt, notamment au Sahel et en Irak. Ils contribuent à la protection de nos emprises à l'étranger, de nos forces déployées et de nos ressortissants. Compte tenu de la fugacité de la menace, le combat de nos services repose sur la détection de signaux faibles. Cet enjeu partagé les a conduits à coopérer toujours davantage, allant jusqu'à fusionner certains de leurs moyens. Ainsi le suivi des djihadistes français est réalisé à partir d'une cellule commune entre la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dans le respect de leurs missions spécifiques. Dans le même esprit, une cellule interservices de fusion du renseignement, destinée à appuyer nos opérations militaires au Levant, a été mise en place auprès de l'état-major des armées. Six services – qui dépendent de différents ministères – y participent dans une étroite coopération, notamment pour faire le lien entre les combattants étrangers et nos propres opérations. L'opposition parfois évoquée entre différents services n'est pas d'actualité et le ministère de la Défense, dans toutes ses composantes, est pleinement mobilisé pour traquer et neutraliser ce qui représente aujourd'hui la première menace pesant sur notre sécurité.

Je voudrais enfin insister sur la nécessité absolue de ne pas opposer l'opération intérieure que nous venons d'engager et celles que nous menons à l'extérieur de nos frontières. Certains sont tentés de le faire, avec deux arguments que je réfute également. Le premier voudrait que nos armées n'aient plus les moyens de mener ces deux fronts ; pourtant la capacité de simultanéité fonctionne, même si elle n'est pas acquise une fois pour toutes et qu'il faut la défendre. L'autre argument, plus fallacieux, voudrait que la menace intérieure trouve son origine dans nos engagements extérieurs. Il faut y répondre fermement : non seulement nous ne devons céder à aucun chantage, mais nous devons toujours garder à l'esprit que c'est à l'étranger que se trouvent aujourd'hui les racines de ce mal. Combattre Daesh en Irak ou AQMI au Sahel, c'est plus que jamais protéger les Français et garantir la sécurité de la France. Les lâches attentats des 7 et 9 janvier ne nous détourneront donc pas de l'action que nous avons entreprise au Sahel et au Levant, bien au contraire : au moment où nous renforçons notre dispositif de sécurité intérieure, nous poursuivons nos engagements extérieurs. En effet, nous faisons face à une même menace, celle d'un djihadisme dévoyé, qui sème la terreur parmi des populations amies, déstabilise des régions entières et veut, dans un même mouvement, venir nous frapper jusque devant nos portes. En réponse, la France ne faiblira pas dans ses engagements et dans sa volonté de sécurité.

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