Intervention de Ben Lefetey

Réunion du 29 janvier 2015 à 9h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet :

Je précise d'entrée que je ne suis guère spécialiste de la question du maintien de l'ordre en France, mais que c'est au titre de témoin des événements survenus à Sivens – j'exclus ici la mort de Rémi Fraisse – que je peux témoigner ce matin devant vous.

Le collectif que je représente a été créé par des associations de protection de l'environnement, des agriculteurs biologiques et altermondialistes en 2011, pour défendre la zone humide du Testet, menacée par le projet de barrage de Sivens. Partisans de modes d'action légalistes, nous avons, dès que nous avons eu connaissance de ce projet, sollicité auprès du conseil général du Tarn concertation, transparence et dialogue, toutes choses qui nous ont été refusées.

Comme la plupart des associations loi de 1901, notre collectif s'efforce de contribuer au dialogue public et milite en faveur d'une bonne utilisation des fonds publics. Dans cette perspective, il a, à partir des éléments dont il disposait, organisé des réunions publiques, des manifestations et des stands d'information. Aucune de ces actions n'a jamais occasionné de troubles à l'ordre public et nous n'avons jamais été confrontés aux forces de l'ordre jusqu'à fin 2013, date où s'est achevée la procédure administrative concernant le projet de barrage.

En octobre 2013, malgré les nombreux avis défavorables émanant de scientifiques, des services de l'État chargés de l'eau, de la Fédération pour la pêche et la protection des milieux aquatiques, malgré les réserves émises par la commission d'enquête publique et malgré, enfin, notre contre-expertise citoyenne montrant que ce projet était surdimensionné et non finançable par l'Europe, l'État, contre toute attente, a donné son feu vert au projet.

Notre collectif a donc déposé plusieurs recours devant les tribunaux. Estimant néanmoins que ces recours ne permettraient pas d'empêcher l'irréversible, c'est-à-dire la destruction de la zone humide du Testet, certaines personnes – adhérents individuels des associations que nous représentons ou n'en étant pas membres – ont décidé de mener leurs propres actions. Ils étaient fondés à agir ainsi, dans la mesure où, à plusieurs reprises, notamment dans le Sud-ouest, les associations ayant déposé des recours devant les tribunaux ont finalement obtenu gain de cause mais trop tard : les ouvrages avaient déjà été réalisés, inaugurés, et ne pouvaient être détruits puisqu'ils avaient été financés sur des fonds publics.

Ces personnes ont donc décidé d'occuper le chantier, afin d'obliger les porteurs du projet à attendre la fin du recours, comme l'a fait le Gouvernement à Notre-Dame-des-Landes, Jean-Marc Ayrault ayant, à l'époque, déclaré dans les médias qu'il était normal, dans un État de droit, d'attendre la fin des recours avant de démarrer les travaux. Nous souhaitions donc l'application de la même règle dans le Tarn, qui nous semble faire partie du même État de droit que la Loire-Atlantique. Cela étant, notre collectif n'a jamais appelé à occuper le terrain, se bornant à l'organisation de manifestations sur la voie publique en vue d'obtenir un débat public.

C'est à partir de ces mouvements d'occupation, en novembre 2013, que les forces de l'ordre ont commencé à intervenir. Je peux, dès lors, vous apporter mon éclairage sur certains faits graves dont j'ai été le témoin direct ou qui m'ont été rapportés, et dont il existe des images enregistrées, qui ont généralement été diffusées sur internet. Il faut, en premier lieu, distinguer entre ce qui relève de l'attitude individuelle des agents des forces de l'ordre et ce qui relève de la responsabilité politique de leur intervention.

J'ai observé que, dans leur majorité, les forces de l'ordre se comportent de manière proportionnée et adaptée à la situation, essayant même parfois d'instaurer un dialogue et d'apaiser les tensions. Cela a notamment été le cas des gendarmes locaux qui constituaient à Sivens, le gros des troupes d'intervention et dont l'attitude a, le plus souvent, été correcte. En revanche, une minorité de ces forces de l'ordre a tendance à s'écarter des règles à respecter, à faire du zèle et à utiliser la force de manière disproportionnée, ce qui a des conséquences directes mais contribue également à une forme d'escalade de la violence.

En ce qui concerne la responsabilité politique, les consignes d'extrême fermeté peuvent, dans certaines situations, avoir des conséquences dramatiques et, selon moi, inacceptables dans une démocratie comme la France, lorsqu'il s'agit d'une invalidité permanente ou de la perte d'un oeil consécutives à un tir de flash-ball. Cela n'a pas été le cas à Sivens, où, si l'on a eu à déplorer de nombreux blessés par flash-ball, personne, à ma connaissance, n'a été touché au visage, mais où ce sont ces mêmes consignes qui ont entraîné la mort de Rémi Fraisse.

Que les manifestations soient déclarées ou non, l'attitude des forces de l'ordre entraîne toujours des blessés : en février 2013, lors d'une manifestation déclarée, à Strasbourg, un syndicaliste belge a perdu l'usage de son oeil après avoir été touché par un flash-ball ; en décembre 2013, lors d'une manifestation de sapeurs-pompiers à Grenoble, un pompier a été touché au visage par un flash-ball ; en février 2014, trois manifestants contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes ont également perdu un oeil.

À Sivens, nous étions dans le cas d'une action non déclarée, les opposants au projet ayant décidé d'occuper le terrain suite au refus d'ouvrir un débat public que leur opposait depuis un an le conseil général du Tarn et alors même qu'une grève de la faim – action non violente par excellence – ne leur avait pas permis d'obtenir de réponses à des questions aussi essentielles que le coût du projet pour le contribuable, en financement et en fonctionnement, ou le nombre de bénéficiaires. Cette occupation a motivé le durcissement des interventions des forces de l'ordre à partir de septembre 2014. Une avocate a élaboré, à partir des plaintes qu'elle a reçues, une synthèse destinée à la Ligue des droits de l'homme qui dénonce, entre autres, un usage disproportionné et démesuré de lanceurs de balle de défense et de grenades de désencerclement, des insultes nombreuses, fréquentes et systématiques, une utilisation fréquente et disproportionnée du tonfa et de la matraque, l'usage d'armes en dehors du but à atteindre et des missions à encadrer, des interpellations violentes constitutives d'un traitement inhumain et dégradant, des violations de domicile, des vols d'affaires personnelles, des destructions de lieux de vie.

Pour ma part, j'ai pu observer, tout au long du mois d'octobre, l'attitude disproportionnée du Peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie, le PSIG de Gaillac, qui a souvent dépassé le cadre dans lequel il devait travailler, notamment en brûlant des effets personnels appartenant aux manifestants ou en frappant à coups de pied des gens, déjà au sol et maîtrisés par des gendarmes mobiles. Le PSIG est impliqué dans l'affaire de la grenade lancée sur une caravane, dans laquelle l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a considéré que « le sous-officier a commis une faute d'appréciation qui doit être sanctionnée au plan professionnel ». Mentionnons enfin la charge menée contre cinq manifestants enterrés jusqu'aux épaules sur la piste : une femme, piétinée, a perdu connaissance et a dû être transférée aux urgences par les pompiers. Il y a donc clairement un problème de comportement des forces de l'ordre, qui ont agi de manière disproportionnée par rapport aux gens qu'elles avaient en face d'eux.

J'insiste enfin sur la différence de comportement des forces de l'ordre selon qui manifeste. J'illustrerai mon propos par quelques exemples. Le 30 septembre 2013, à Saint-Pourçain-sur-Sioule, des membres de la FNSEA ont répandu de la paille dans les locaux de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), puis déversé du fumier devant le bâtiment, pourtant situé en face de la gendarmerie – une photo montre d'ailleurs un gendarme assistant, immobile, à la scène. Le 22 septembre 2013, une action du même genre est organisée dans le parc du Morvan, avec des dégâts bien pires mais sans aucune intervention des forces de l'ordre, pas plus qu'elles ne sont intervenues lors de récentes manifestations à Montauban ou à Albi, où 800 tonnes de fumier ont été nuitamment déversées dans la ville.

Pour en revenir à Sivens, le 18 décembre dernier, des membres de la FDSEA montés sur des tracteurs ont organisé une action « manche de pioche » et sont venus passer un « coucou franc » aux occupants de la zone. Fort heureusement, l'État avait décidé de leur interdire l'accès au site, autour duquel les forces de l'ordre avaient reçu mission de former un cordon de sécurité. Du coup, les agriculteurs se sont défoulés sur les journalistes présents, les ont molestés et ont cassé un appareil photo, sans être inquiétés par les gendarmes, qui se sont contentés d'inviter les journalistes à passer derrière le cordon de sécurité.

Le 19 janvier, les agriculteurs sont revenus attaquer les occupants, dont l'action n'était pas totalement illégitime, puisque l'État avait reconnu que leurs arguments étaient valables. Les forces de l'ordre ont, pourtant, choisi de tourner le dos aux agriculteurs pour faire face aux occupants, comme si ces derniers étaient les agresseurs.

J'ai moi-même été agressé en septembre par un partisan du barrage, au cours d'une manifestation. Lorsque l'un des gendarmes motorisés qui accompagnaient le convoi d'engins de chantier s'est approché, mon agresseur, qui me tenait par le petit doigt et venait de me le casser, m'a relâché, mais le gendarme – à qui j'ai demandé de l'aide – s'est contenté de me répondre que je n'avais que ce que je méritais puisque j'empêchais les familles en week-end de rentrer chez elles.

Il y a donc des dysfonctionnements qu'il convient de résoudre. Sans être spécialiste, il me paraît évident qu'il faut interdire les grenades et les flash-balls. Il est inacceptable qu'en France, quelqu'un qui défend l'intérêt général et l'application des lois protégeant l'environnement puisse être victime d'un tir de flash-ball. J'irai plus loin : il est tout aussi inacceptable que, dans un pays comme le nôtre, quelqu'un qui détruit un abribus soit sanctionné par une blessure grave. Autant je considère qu'il est normal qu'un casseur soit interpellé, jugé et sanctionné, autant je juge la perte d'un oeil une sanction disproportionnée.

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