Intervention de Guillaume Tusseau

Réunion du 11 février 2015 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Guillaume Tusseau :

Merci de cet ensemble de questions qui s'échelonne du niveau des principes au détail le plus concret.

Je commencerai par ce qui concerne l'indépendance de l'autorité judiciaire vis-à-vis d'elle-même et l'appartenance syndicale. Le droit d'appartenir à un syndicat est consacré par la Constitution ; la législation en vigueur ne fait pas obligation aux magistrats de s'abstenir d'appartenir à un syndicat ; dans cette mesure, il est légal pour eux de le faire et ce n'est pas à moi qu'il reviendrait, le cas échéant, de prohiber ou de limiter cette appartenance. Lorsqu'un syndicat sort du strict champ corporatiste ou professionnel pour empiéter sur le domaine politique, la question est, comme vous le soulignez, monsieur le député, un peu plus complexe et discutable. L'une des réponses possibles consisterait à dire qu'après tout, les conditions de travail des magistrats, leurs salaires, leurs carrières, c'est à dire les conditions dans lesquelles on exerce une mission aussi noble que celle de juger au nom du peuple français – ce qui n'est pas rien ! – relèvent tout autant du droit du travail que de la politique à l'échelle du pays, et mettent en jeu, au-delà d'une corporation déterminée, la conception par un État de son système juridictionnel. De ce point de vue, la distinction entre les deux aspects peut être difficile à opérer.

Quant à informer le justiciable de l'appartenance syndicale d'un magistrat, pourquoi pas ? Mais peut-être y aurait-il là une atteinte au droit syndical lui-même, ou à la vie privée. Surtout, je ne sais pas si le fait d'appartenir à un syndicat implique que l'on adhère à l'ensemble de ses propos ou de ses communiqués de presse ; on peut être plus en accord avec l'un des deux grands syndicats qu'avec l'autre sans pour autant l'approuver dans tous les détails. La transmission de cette information au justiciable pourrait avoir son utilité, mais elle risquerait peut-être aussi, plus largement, de créer une forme de suspicion quant à la politisation de la justice. Peut-être devrait-on alors interdire purement et simplement aux magistrats d'appartenir à un syndicat. Mais, je le répète, ce n'est pas à moi d'en décider et cela supposerait une modification de la Constitution.

En ce qui concerne la déontologie comme compétence du CSM, elle me semble particulièrement importante : plutôt que de trancher au cas par cas sur des nominations ou des questions de discipline, l'organe doit être en mesure de formuler de façon positive les principes de son action à partir des situations concrètes dont il a à connaître et de la manière dont il évalue les carrières au cas par cas. De ce point de vue, la possibilité d'une autosaisine du CSM dans ces matières, qui existait en pratique avant d'être exclue et que le projet de loi constitutionnelle de 2013 tend à remettre au goût du jour, me semble particulièrement bienvenue. Il s'agit de permettre au CSM non pas, naturellement, de prendre la parole de manière intempestive, à tort et à travers, et de gêner le pouvoir politique, mais d'appeler l'attention des pouvoirs publics, des magistrats, de la société sur les questions de déontologie des magistrats. Cette possibilité me semble de nature à nourrir le débat public, particulièrement vif dans notre société en ce qui concerne le système juridictionnel.

S'agissant des déclarations d'intérêts des magistrats, je pencherais très spontanément en faveur d'une forme d'audit externe, et une autorité me semble tout indiquée pour accomplir cette mission : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui l'exerce déjà à l'égard d'un certain nombre de hauts personnages de l'État. Cela supposerait évidemment que lui soient conférés des moyens et une expertise supplémentaires, mais c'est, semble-t-il, la solution la plus économe du point de vue institutionnel puisqu'elle évite de créer une institution ad hoc qui pourrait être composée partiellement ou totalement de magistrats.

J'en viens aux questions plus empiriques sur la protection des justiciables. Suis-je déjà allé dans une juridiction correctionnelle ? Oui, j'ai fréquenté des juridictions – pas assidûment, parce que ma profession ne m'y conduisait pas plus ; peut-être aurais-je dû le faire davantage –, qu'il s'agisse de juridictions administratives, de conseils de prud'hommes, de juridictions civiles ou de juridictions correctionnelles. Ce qui m'a frappé, non comme expert ni comme homme de l'art, mais du point de vue de l'expérience humaine – puisque c'est ce vers quoi m'oriente votre question –, c'est que, contrairement à certaines juridictions où ne se joue qu'une somme d'argent à payer ou la validité d'un acte administratif, en matière correctionnelle, et plus encore en cour d'assises, l'existence concrète des gens est en jeu. De ce point de vue, les obligations déontologiques qui incombent aux magistrats sont encore plus importantes et doivent être encore plus prégnantes au moment où ils rendent leurs décisions.

Concernant la caricature dans le placard et le « mur des cons », je prends au sérieux ces anecdotes, ces éléments très ponctuels, que vous mentionnez d'ailleurs comme tels, mais qui sont en effet choquants et devraient appeler l'attention du CSM du point de vue de la discipline et de la déontologie des magistrats.

Quant au mi-temps thérapeutique, l'exemple que vous citez, pour suggestif qu'il soit, ne me paraît pas constituer un argument pour refuser automatiquement un mi-temps thérapeutique à tout magistrat ou à tout agent public en général. Mais, bien entendu, ce cas est préoccupant.

En ce qui concerne la publicité des opinions et les opinions dissidentes, la pratique des juridictions européennes est extrêmement diverse. Certains États admettent les opinions dissidentes pour les juges ordinaires et pour les juges constitutionnels ; d'autres, comme la France, les écartent totalement, quand d'autres encore les réservent à certaines juridictions, spécialement les juridictions constitutionnelles, en les excluant pour les juridictions ordinaires. Mon sentiment est le suivant : dans la mesure où les juridictions constitutionnelles ont à trancher des questions qui mettent en jeu les valeurs fondamentales de notre République, l'expression des opinions dissidentes ou concurrentes serait plus justifiée et profitable à leur niveau, car elle permettrait de nourrir le débat public sur la manière dont l'on comprend, par exemple, la liberté d'entreprendre, la liberté d'expression, l'égalité, la dignité humaine, etc. Pour la justice ordinaire, il me semble que cette nécessité s'impose moins, les valeurs constitutionnelles y étant en cause de manière moins directe, par l'intermédiaire de la législation organique, de la législation ordinaire ou d'actes administratifs. De ce point de vue, le secret du délibéré – qui, en France, n'a rien de naturel puisqu'il ne s'imposait pas du tout au Moyen Âge et fut créé par l'État moderne pour accroître l'univocité de la parole étatique – n'a pas la même nécessité dans chacun de ces deux cas.

Quant aux magistrats qui exercent des fonctions politiques dans les ministères avant de revenir dans les juridictions, l'on peut en effet considérer que cela révèle une méconnaissance problématique de la séparation des pouvoirs. On peut tout aussi bien considérer qu'il s'agit d'une manière pour les magistrats, comme pour d'autres catégories de fonctionnaires, d'aller « voir ailleurs » et d'enrichir ainsi leur pratique professionnelle au lieu de rester dans leur administration ou leur corps d'origine pendant quarante ans. Il y a donc certainement un équilibre à trouver, qu'il ne me revient pas aujourd'hui de définir, entre la séparation des pouvoirs, la politisation éventuelle de certains juges et cette nécessité d'enrichir leur expérience, très souvent au bénéfice de l'exercice de leurs fonctions initiales.

Je n'ai pas de réponse très articulée à apporter à l'exemple de l'audience de Metz, évidemment fort regrettable. Je m'entretenais il y a quelques jours avec une amie avocate qui, se rendant à une audience, a découvert que le greffe était en grève, de sorte que son client, venu de Rennes à Paris, a vu l'examen de son affaire reporté d'un an. Le justiciable ne peut que s'en trouver fort mécontent. Je ne sais pas si de tels cas relèvent directement de la discipline ou de la déontologie des magistrats. C'est plutôt, de manière plus globale, la dimension administrative de la gestion quotidienne de la justice qui est en jeu. De ce point de vue, les chefs de juridiction ont bien sûr une responsabilité, du fait de leurs fonctions.

Le travail sur l'utilitarisme de Jeremy Bentham est en effet l'un des temps forts de ma carrière et reste au coeur de ma recherche et de mes préoccupations. Le calcul utilitaire plutôt que le respect pour le droit - l'on respecte le droit parce que l'on y a intérêt - telle est bien la doctrine de Bentham, que je ne reprends pas nécessairement à mon compte. Mais, dans le même temps, on conduit le législateur à créer tel ou tel type de norme juridique, à travers des processus démocratiques que Bentham défend de la manière la plus offensive qui soit dès la fin du XVIIIe siècle, et à produire la législation qui va contribuer à maximiser l'utilité générale, donc à accroître le bonheur de la population.

L'anxiété générale de notre société a-t-elle un effet sur la manière dont la justice est rendue ? Très certainement ; on ne peut se bercer d'illusions et croire que les juges vivent en vase clos, totalement hermétiques aux mouvements de fond qui traversent la société et au contexte dans lequel ils interviennent. Il est d'ailleurs compréhensible et même, à certains égards, souhaitable que le système juridictionnel ne soit pas entièrement coupé de la société au nom de laquelle, je le répète, il rend ses décisions.

Néanmoins, il y a chez Bentham toute une théorie de la délibération publique qui est de nature à pacifier les débats et à les nourrir, au-delà des émotions, d'un ensemble d'arguments empiriques sur la manière dont le bonheur collectif peut être promu par telle décision du juge, du législateur ou d'une administration. Bentham offre ainsi une théorie destinée à limiter certaines peines, dont ce qu'il appelle la peine d'appréhension, ou d'insécurité, par la délibération entre les différents intérêts en présence. Ainsi que vous le suggérez, il y aurait donc bien, dans l'analyse du système juridictionnel français et de la manière dont il a rendu ses décisions au cours du mois qui vient de s'écouler, matière à des études pour le centre Bentham, et je vous remercie très vivement de cette suggestion !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion