Intervention de Danielle Auroi

Réunion du 21 janvier 2015 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Auroi, rapporteure :

Cette proposition de loi est le résultat d'un travail mené depuis deux ans par des députés de plusieurs groupes politiques avec l'ensemble des organisations non-gouvernementales (ONG) concernées, tous les syndicats, y compris les syndicats de cadres, et certains juristes de haut vol parmi lesquels je tiens à citer M. Antoine Lyon-Caen, universitaire et avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et M. Charley Hannoun, avocat spécialisé en droit des sociétés.

Je suis heureuse de présenter un texte qui rassemble les valeurs humanistes que nous partageons tous, et qui me paraît fondé sur les valeurs sociales et environnementales en général dévolues à la gauche. Les quatre groupes politiques de gauche de l'Assemblée nationale ont d'ailleurs déposé des propositions de loi identiques – j'en profite pour remercier tous les collègues concernés, en particulier M. Dominique Potier qui nous rejoint.

Nous avons rarement l'occasion de voter un texte qui fasse avancer de façon aussi évidente les droits de l'homme, et qui s'inscrive autant dans la lignée de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, de Victor Schoelcher et de l'abolition de l'esclavage, de Jean Jaurès et de la question sociale.

Car il s'agit bien de lutter contre une forme moderne d'esclavage organisé sous nos yeux dans le contexte de la mondialisation, par l'exploitation d'hommes et de femmes, dissimulée sous des relations de sous-traitance et de filiales. Deux exemples illustrent suffisamment notre sujet.

Le 24 avril 2013, dans un faubourg de Dacca, capitale du Bangladesh, s'effondrait le Rana Plaza, immeuble abritant plusieurs usines spécialisées dans la production textile, en particulier pour des marques occidentales. Quasiment deux ans après un drame qui a causé la mort de près de 1 200 personnes et fait des centaines de blessés, le fonds d'indemnisation n'est pas abondé à hauteur de la moitié du niveau nécessaire. À ce jour, la plupart des victimes n'ont rien perçu ! Sans pression de la loi, il est clair que les entreprises traînent les pieds.

L'exemple de la préparation de la coupe du monde de football de 2022 au Qatar est moins connu, mais il est significatif. De très nombreuses entreprises françaises et européennes ont recours à des sous-traitants qui, sur place, n'ont pas hésité à pratiquer l'esclavage moderne. Songez que le parking de l'hôtel Sheraton, qui doit accueillir le siège local de la fédération internationale de football pendant l'événement, a été construit par des Népalais auxquels on a retiré leur passeport et qui étaient contraints de travailler douze heures consécutives chaque jour dans les conditions climatiques que vous imaginez. Il y a eu des morts sur ce chantier. Ce sont les damnés de la Terre de notre temps ! Malgré cela, les multinationales donneuses d'ordre n'hésitent pas à affirmer qu'elles ne sont responsables de rien puisque la loi est muette sur le sujet.

Il est vrai que le principe d'autonomie des personnes morales les dégage de toute responsabilité quant au comportement de leurs cocontractants. On peut comprendre la logique juridique qui veut que l'on ne soit responsable que de ses actes et non de ceux des autres, mais l'on saisit surtout qu'existe un biais économique dans le cadre d'une véritable course à la rentabilité. La justice qui se veut exemplaire doit aussi être accessible à tous. La loi doit veiller à ce que cela soit bien le cas.

Tout le monde admet désormais que l'entreprise a un rôle à jouer dans la société au-delà de sa stricte activité industrielle. Les entreprises elles-mêmes se dotent de chartes et de référentiels de bonnes pratiques pour la protection des droits fondamentaux, de la santé et de l'environnement. Ces initiatives conservent toutefois une portée interne ; elles ne règlent pas la question des sous-traitants ou des filiales.

De nombreux textes internationaux issus par exemple de l'Organisation internationale du travail (OIT), des Nations unies (ONU), de l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), ou de l'Organisation internationale de normalisation – je pense à la norme ISO 26000 –, acceptés par les entreprises et les gouvernements, promeuvent le respect de ces droits dans les relations avec les cocontractants. Ces documents n'ont cependant pas de valeur juridique : ils ne constituent que des incitations à agir que les bons élèves traduisent en actes alors que les autres s'en dispensent.

Il est aujourd'hui nécessaire d'avancer et de proclamer par la loi qu'une grande entreprise doit veiller à ce que ses partenaires ne se comportent pas en négriers des temps modernes. Le reporting extra-financier et la loi dite Savary du 10 juillet 2014 sur les travailleurs détachés ont été des initiatives françaises avant que l'Union européenne ne les reprenne. De la même façon, si la France fait un pas en avant, elle pourrait être suivie par l'Europe. D'autres pays de l'OCDE ou de l'Union européenne ont déjà de meilleures pratiques que les nôtres – on peut citer l'Allemagne, le Royaume-Uni ou le Canada qui avancent dans le sens recommandé par les Nations unies.

Cette proposition de loi est d'abord un texte de prévention qui vise à éviter les excès. Son dispositif simple assigne à l'entreprise un devoir de vigilance, et il présume sa responsabilité en cas de dommage survenu du fait de ses sous-traitants ou de ses filiales. Évidemment, des garde-fous sont prévus car personne ne peut croire qu'une entreprise peut tout surveiller, fût-elle une firme.

Seuls seront concernés les dommages graves à l'environnement, à la santé et aux droits fondamentaux. La société mère pourra prouver sa bonne foi en montrant qu'elle a pris les précautions nécessaires – les Nations unies avaient évoqué les procédures de « diligence raisonnable » – pour réduire le risque. Les efforts déployés seront appréciés en fonction des moyens de l'entreprise, ce qui protège les PME.

Je veux dissiper un malentendu : ce texte n'est pas une déclaration de guerre aux entreprises françaises…

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