Intervention de Olivier Schrameck

Réunion du 16 octobre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, CSA :

Je répondrai aux questions de M. Edwy Plenel et de M. Christian Paul, de portée générale puisqu'elles ont trait au rôle de la puissance publique et à celui du juge dans l'exercice des libertés, puis aux questions plus spécifiques qui mettent l'accent sur les lacunes et les imperfections de la situation actuelle. Je dirai pour finir l'état de notre réflexion, ouverte à ce stade, sur la coopération entre le CSA et l'ARCEP.

Dans le débat fondamental lancé par M. Edwy Plenel, il me serait facile et peut-être naturel de répondre que la question relève du législateur. Mais nous sommes devant vous pour faire part de nos observations, avec toute la prudence et l'humilité nécessaires. Nous adhérons sans ambiguïté au principe de la neutralité technologique du Net ; elle exige de nous que nous n'abandonnions pas nos buts au gré des circuits de diffusion utilisés par les opérateurs. Vous avez donné un excellent exemple de ce qu'est l'approche pluri-media en exposant votre propre stratégie et vos perspectives, monsieur Plenel. Cette approche a cela de frappant qu'elle interdit de raisonner plus longtemps media par media. Étant donné cette évolution où tous les modes de diffusion se mêlent, la régulation peut-elle être la même ? J'ai d'emblée répondu par la négative. La loi date de 1986 mais sa conception de 1982 ; le contexte était radicalement différent de celui que nous connaissons maintenant. C'est pourquoi il y a un abus de langage dans le système de la loi de 1986 : l'essentiel revient à la législation et à la réglementation, l'instance de régulation étant chargée de veiller à ce que l'une et l'autre soient correctement appliquées. Dans le monde que vous explorez, il me semble qu'une place plus grande faite à un mécanisme d'accompagnement, de préfiguration et de promotion du développement de la communication relève davantage de la régulation, qui se caractérise par la souplesse et la réactivité.

Le débat sur la liberté remonte aux origines des temps. Une liberté sans frein, même si elle peut donner lieu à des excès, lesquels sont soumis à l'appréciation du juge, est-elle le système préférable dans un État de droit ? Ou faut-il ménager, entre l'expression de toutes les sensibilités et de tous les intérêts – car les deux se mêlent – la possibilité d'un accompagnement par la puissance publique au nom des valeurs dont elle se sent le garant ? Ce choix revient au législateur ; mais si l'État souhaite intervenir au nom de la préservation de ces principes, c'est du mieux possible par le biais des autorités indépendantes qu'il peut le faire. De même, en matière économique, dans une économie de marché, la légitimité de l'État repose en grande partie sur l'indépendance et la médiatisation des interventions que lui assurent les autorités indépendantes ; d'où le rôle joué, par exemple, par l'Autorité de la concurrence.

Vous m'interrogiez à ce sujet, monsieur le président : mais le libre exercice de la concurrence est l'un des objectifs qui nous est fixé par la loi de 1986. Nous ne sommes pas en terre étrangère. Tout le problème est d'articuler le respect de la régulation sectorielle qui nous est assignée et la régulation horizontale universelle confiée à l'Autorité de la concurrence. Il s'agit de concilier l'appréhension a priori des phénomènes et leur accompagnement, leur correction et, le cas échéant, leur infléchissement – l'approche simultanée du CSA – avec l'approche ponctuelle, a posteriori, de l'Autorité de la concurrence, qui intervient pour autoriser des concentrations ou en tout cas des modifications dans les participations des grandes entreprises puis en cas de litige pour juger s'il y a eu ou non abus de position dominante et entorse aux règles de la concurrence, ce qu'elle fait parfois plusieurs années après la commission des faits.

Voyez ce qu'il en a été lors du rachat des chaînes D8 et D17 : lorsque le Conseil d'État a annulé la décision de l'Autorité de la concurrence et par conséquent la décision que nous avions prise au vu des données que l'Autorité de la concurrence nous avait transmises, on a créé un trouble dans le fonctionnement de l'économie audiovisuelle, trouble auquel nous essayons, avec l'Autorité de la concurrence, de parer le plus efficacement et le plus rapidement possible. Simplement, nous n'avions pas d'approche d'anticipation et d'accompagnement des mutations de la sphère audiovisuelle.

Pour le CSA, la démarche est la même qu'il s'agisse de préserver les droits et libertés ou de préserver un environnement économique favorisant la promotion et la concurrence des activités économiques. Si le deuxième objectif nous paraît aussi important que le premier, c'est que dans les deux cas sont en jeu le dynamisme, la richesse et le développement de la création en France. La question est au coeur de l'avenir de notre société. Nous retrouvons là le combat sur la préservation de la diversité culturelle dans la définition des termes d'un futur accord de libre-échange transatlantique. Dans le passé, même si cette relation n'a jamais été précisément définie, le soutien à la création a été conçu en relation avec la gratuité des fréquences hertziennes. Aujourd'hui, les fréquences hertziennes, même si elles jouent encore un rôle déterminant, ne rendent plus compte de la diversité de la sphère audiovisuelle. Comment éviter que de cette mutation technologique ne découle l'affaiblissement de la contribution à la création ? Nous avons la responsabilité primordiale de répondre à ce défi.

M. Edwy Plenel a fait valoir que la régulation serait d'autant plus dépassée que même dans le secteur traditionnel le régulateur n'est pas en mesure de contenir certains débordements. Puis-je rappeler que jamais le législateur ne nous a confié un pouvoir d'orientation sur la responsabilité éditoriale des chaînes ? Nous n'avons aucune légitimité pour formuler des souhaits sur la programmation d'une émission ou sur la place donnée à l'expression d'une personnalité. La seule chose que nous pouvons faire est de dire si certains principes – le respect de la dignité humaine, la lutte contre les discriminations, la condamnation du racisme ou de l'antisémitisme – ont été méconnus, en faisant savoir nos objections aux éditeurs et dans une certaine mesure aujourd'hui aux distributeurs, non à ceux qui ont pris la parole pour exprimer une idée.

En réponse à M. Philippe Aigrain qui a rappelé les obligations de transmission équitable des contenus, (must carry), nous en proposons, dans notre dernier rapport annuel, une conception plus large que celle de l'audiovisuel public, et nous avons un débat avec les distributeurs à ce sujet. Nous voulons éviter le verrouillage de l'information et de la diffusion des oeuvres culturelles ; mais nous savons que l'ouverture demande une contribution car, sans contrepartie, nous taririons la source de la création audiovisuelle.

Pour ce qui est du continuum évoqué, il y a en réalité sur la toile des contenus, individuels ou collectifs, qui relèvent de la seule liberté d'expression des citoyens ou des associations et qui sont indépendants de tout enjeu économique. Ce n'est pas le champ de l'action du CSA. Au surplus, parmi les contenus professionnels, nous devons distinguer ce qui relève de la sphère audiovisuelle telle qu'elle nous a été confiée et ce qui n'en relève pas. C'est pourquoi nous appelons de nos voeux un dialogue sur les critères qui doivent distinguer les projets véritablement professionnels. Quand on crée des chaînes spécialisées, qu'elles soient payantes ou non, sur YouTube, ou financées par la publicité, il s'agit d'un projet économique professionnel. En revanche la diffusion, fût-elle massive, de certains contenus sur des plateformes qu'on appelle encore des plateformes d'hébergement mais qui, comme l'a indiqué le Conseil d'État, ne le sont plus tout à fait, appelle une distinction qui ne se trouve pas encore dans l'expression de notre État de droit.

Je souhaite que cette réflexion se poursuive à l'échelle européenne, au sein du groupe des régulateurs européens des services de media audiovisuels que je préside actuellement. En effet, nous ne parviendrons pas à définir des catégories juridiques nouvelles si elles ne s'articulent pas avec les lignes directrices de la directive sur les services de media audiovisuels (SMA) à titre principal, mais aussi avec la directive relative à l'économie numérique. Il y a là un très vaste champ de réflexion à laquelle nous contribuons, mais nous n'en sommes que l'un des acteurs.

Netflix, dont on a beaucoup parlé – peut-être trop, lui faisant ainsi une importante promotion – est un excellent exemple de l'inconvénient de l'absence de régulation et de l'absence d'analyse précise du marché. Netflix s'est mu dans l'opacité, et l'absence de régulation lui a permis de prendre des contacts qui ont conduit à autant de surprises successives, dans des conditions dont nous ne connaissons pas les termes. Il en résulte une situation paradoxale : un opérateur qui a souhaité s'abstraire de notre cadre législatif et réglementaire, avançant masqué dans la négociation avec certains acteurs de l'audiovisuel, pourra avoir obtenu des avantages supérieurs à ceux qui se sont inscrits dans le cadre que vous avez voulu. La démarche du CSA est inverse : nous disons que ceux qui feront un effort dans le sens des préoccupations exprimées par le Parlement et, à sa suite, par le régulateur, pourraient se voir reconnaître des avantages supplémentaires. Pourquoi cette approche, qui prévaut dans tout notre système d'aide financière et fiscale, serait-elle récusée quand le monde si fragile de la création est concerné ?

M. Riester m'a interrogé sur les relations entre le CSA et l'ARCEP. Lorsque j'ai pris la tête du CSA, certains rapports avaient été écrits dont les conclusions n'étaient pas favorables à un rapprochement ni donc, a fortiori, à une fusion. J'ai fait valoir avec prudence que nous avions beaucoup d'autres priorités, qu'une fusion aurait pour conséquence une recomposition de l'organigramme et de l'organisation administrative et financière susceptible de monopoliser les énergies pendant plusieurs années et que, faute d'indications claires des pouvoirs publics, je restais évidemment favorable à un dialogue avec l'ARCEP. Des terminaux communs nous occupent ; la gestion de la bande passante préoccupe les deux autorités ; nos procédures de règlement des différends sont parallèles – pour l'ARCEP, quand il s'agit de litiges entre les FAI et les éditeurs, pour le CSA quand le litige oppose FAI et distributeurs. Une analyse empirique montre qu'il y a des lignes de recoupement.

Faut-il aller au-delà ? Chaque pays a choisi. Huit des vingt-huit États de l'Union européenne, dont l'Espagne, l'Italie et le Royaume-Uni, ont installé des autorités « convergées », chacune dans un contexte particulier. Ainsi, l'Office of communications (Ofcom) britannique, la plus puissante de toutes, est certes une autorité « convergée », mais la régulation audiovisuelle occupe une part très nettement minoritaire de ses activités ; surtout, elle s'accole à l'autonomie reconnue au BBC Trust. Ces singularités rendent très difficiles des analyses comparées éclairantes. Ce choix est d'ordre politique, et le Président de la République a demandé aux ministres compétents de faire des propositions à ce sujet. Nous sommes disponibles pour participer à ces réflexions, mais nous sortirions de notre rôle en prenant parti.

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