Intervention de Edwy Plenel

Réunion du 16 octobre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Edwy Plenel :

Toutes les précautions que vous avez prises pour évoquer « l'audiovisuel numérique » renvoient aux enjeux qui ont provoqué la création de cette commission originale. Face à une révolution industrielle d'une telle ampleur, facteur d'un ébranlement démocratique avec le surgissement du « n'importe qui » dans l'espace public, l'urgence est-elle à la régulation ? N'est-elle pas plutôt à la libération de toutes les énergies et de toutes les potentialités de liberté, d'invention, d'indépendance, de création ? La question a été illustrée de manière caricaturale au Sénat lors de la discussion du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, au cours de laquelle les sénateurs du groupe socialiste et du groupe UMP ont réintégré par amendement ce qui avait été sorti de la loi sur la presse par l'Assemblée nationale – mais pour les anciens supports uniquement et ont maintenu cette mise à l'écart du droit de la presse pour les délits de provocation ou d'apologie du terrorisme commis sur internet, considérant que l'espace numérique était un lieu de perdition. On mesure là un immense fossé culturel, et d'immenses enjeux.

J'aimerais expliquer notre inquiétude, qu'a exprimée dans diverses tribunes Laurent Chemla, membre du comité stratégique de La Quadrature du Net. Notre inquiétude, alors que vous parlez d'audiovisuel numérique, c'est la comparaison entre la créativité libérale de notre République lors de la précédente révolution industrielle et aujourd'hui.

Je dirige un journal. Nous avons mené bataille pour que ce mot – journal – soit reconnu sur le réseau numérique. Nous relevons de la loi de 1881, et nous avons gagné la bataille de la neutralité technologique. Nous ne sommes pas régulés ; nous travaillons dans un régime de liberté : ce que nous publions est soumis à la seule appréciation du juge, a posteriori. Nous sommes reconnus comme journal par une commission administrative paritaire, à laquelle je siège, et dont le seul rôle est d'être le guichet de distribution d'aides publiques que nous, les pure players – journaux exclusivement présents sur le net –, sommes très peu à consommer, voire que nous ne consommons pas. Nous sommes donc un journal, mais un journal de la nouvelle révolution industrielle. Cela signifie que nous faisons de l'audiovisuel : du son avec des podcasts et de la radio mais aussi, de plus en plus, des contenus vidéos, des séances de télévision en direct qui seront peut-être, demain, diffusées en continu.

Il existe donc un immense décalage avec la régulation dont vous parlez, celle d'un autre monde – et l'occasion nous est donnée de nous interroger sur son bilan. Au regard de ce qui bouillonne sur l'internet, la régulation par le CSA a-t-elle empêché la multiplication des conflits d'intérêts chez les propriétaires de media audiovisuels privés ? Empêché la course à l'audience, néfaste pour les enjeux éditoriaux du service public ? Empêcher l'uniformisation et la banalisation des contenus, voire une régression du pluralisme ? Empêché que les grands media régulés par le CSA aient donné, bien plus qu'internet, la parole à un personnage qui pense que les femmes n'ont pas tout à fait le même cerveau que les hommes, que la sexualité des Noirs et des Arabes est supérieure à celles des « petits Blancs », lesquels s'en trouvent humiliés, et que Pétain fut le plus grand sauveur de juifs de l'histoire de France ?

Je sais ce dont le CSA est comptable, et je vous ai entendu dire aux parlementaires qu'il leur revient de modifier le périmètre de vos missions s'ils le souhaitent. Mais ce qui m'importe est votre avis en termes de philosophie politique. Il faut d'abord libérer les énergies, la créativité des amateurs, des citoyens, par une loi de la même portée que la loi de 1881, loi libérale s'il en fut – rappelons-nous la concision de son article 1er : « L'imprimerie et la librairie sont libres » – tant sur le plan politique que sur le plan économique. La dimension économiquement libérale fut rectifiée, insuffisamment et avec quelques travers, après la Deuxième guerre mondiale, pour poser le principe de la transparence de l'éditeur, principe qu'il faut faire respecter dans le monde de l'internet. Mais, d'abord, il y a eu la libération, et je n'imagine pas un instant qu'aujourd'hui le développement de nos contenus audio-visuels tombe sous le coup d'une régulation dont je viens de faire le bilan critique. Il faut laisser jouer, et pencher du côté de cette nouvelle loi fondamentale. Tel est le coeur du débat.

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