Intervention de Olivier Schrameck

Réunion du 16 octobre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, CSA :

Je vous remercie d'avoir souhaité nous entendre. J'apprécie cette invitation, qui s'inscrit dans la série de contacts permanents que nous entretenons avec les commissions du Parlement et qui fondent la légitimité de notre action.

La question que vous posez est au coeur de la réflexion du CSA depuis fort longtemps, vous l'avez souligné. Je rappelle en préambule que le Conseil exerce les missions qui lui sont confiées par le législateur dans le périmètre qu'il lui désigne. Nous n'avons nullement l'ambition de nous placer en dehors de ce cadre ; aussi les réflexions que je vous soumettrai seront-elles inspirées par notre expérience et par les problèmes que nous rencontrons. D'autre part, nous n'avons jamais entendu nous placer nous-mêmes sur le terrain de la régulation des réseaux. Si le CSA joue un rôle en matière de services audiovisuels numériques, c'est que nous ne pourrions plus exercer convenablement nos missions si nous nous cantonnions à un champ d'action rendu caduc par les nouveaux modes de distribution et de diffusion. Ce n'est pas un « patriotisme institutionnel » qui nous inspire, mais le souci de répondre au mieux, dans un cadre technologique profondément modifié, aux missions que nous a confiées le législateur et aux missions supplémentaires qu'il continue de nous confier année après année.

Que recouvre le terme « Internet » ? C'est à la fois un lieu d'échange de données entre les personnes par le biais des correspondances privées et des réseaux sociaux, et le support d'une communication de masse – on se référera à ce sujet au nombre de vidéos vues sur les sites de partage et à l'audience des programmes de télévision et de radio en ligne. On y trouve donc à la fois des contenus mis en ligne par des utilisateurs privés et des contenus professionnels partagés et commentés par ces mêmes utilisateurs. Le CSA n'a pas même l'ambition de s'immiscer dans l'ensemble des contenus professionnels ; nous sommes attachés uniquement aux contenus dont les opérateurs audiovisuels ont la disposition ou se trouvent à l'origine. Les modalités d'accès aux contenus audiovisuels sont très diverses : elles vont de l'internet ouvert aux offres, de notre point de vue sélectives par nature, proposées par les services gérés des fournisseurs d'accès à Internet (FAI).

Nous n'avons ni l'ambition ni même l'idée d'être un ou le régulateur de l'internet. Mais, parce qu'audiovisuel et numérique convergent, l'exercice de nos missions relatives à l'audio-visuel ne peut que nous confronter à leur mise en oeuvre pour l'audiovisuel numérique.

Le développement de l'audiovisuel passe par celui du numérique. Opposer schématiquement des media traditionnels, régulés par le CSA, à des services numériques qui ne le seraient pas me semble être un débat dépassé. Le CSA est compétent depuis 2004 en matière de web TV, de web radios ou de services interactifs comme les données associées aux programmes télévisés – les téléviseurs connectés ont constitué à cet égard une étape technologique déterminante dans le développement de ces services. Depuis 2009, le Conseil régule les services de media audiovisuels à la demande (SMAD) et formule régulièrement des propositions pour améliorer le développement de ces services, qu'il s'agisse de la télévision de rattrapage ou de la vidéo à la demande, à l'acte ou à l'abonnement.

L'évolution des services audiovisuels vers plus d'interactivité par la télévision sociale – au sujet de laquelle nous avons élaboré un rapport en début d'année –, l'individualisation croissante des usages et la personnalisation – par les recommandations algorithmiques et le ciblage publicitaire – est un champ de réflexion et de proposition pour le régulateur.

Une autre question se pose à nous : le développement continu du pluri-media – radio filmée ou vidéos sur les sites de presse en ligne par exemple. Nous avons pour cette raison engagé une réflexion sur la redéfinition du périmètre des SMAD.

Nous sommes aussi confrontés à l'arrivée d'acteurs globaux sur le marché de la vidéo à la demande, évidemment facilitée par le numérique. Dans ce contexte très concurrentiel, il nous semble que le CSA doit apporter sa pierre à la pérennité de notre système de soutien à la création en encourageant les opérateurs français et européens à fédérer leurs offres.

Vous avez rappelé la distinction souvent opérée entre le rôle du régulateur à l'époque où il était appelé à attribuer de rares fréquences hertziennes et son rôle à l'ère de la diffusion numérique. Cette distinction ne doit pas être trop rapidement faite. La différence entre fréquences hertziennes et autres modes de diffusion est évidente pour ce qui est des conditions techniques d'attribution. En revanche, même si certains spécialistes des media ont pu affirmer que le rôle du CSA serait en quelque sorte limité à la gestion des fréquences hertziennes ou à la mise en oeuvre de quelques valeurs telles que le respect de l'honnêteté de l'information, le texte définissant le champ des principes dont le législateur nous a confié la garde montre qu'il n'en est rien.

C'est dans cet esprit que le CSA a, dans son rapport annuel pour l'année 2013, formulé des propositions d'adaptation de la régulation audiovisuelle à l'ère numérique. Nous suggérons en premier lieu de réfléchir à la définition d'autres catégories juridiques que les catégories traditionnelles d'éditeur ou de distributeur de services audiovisuels. Le rôle primordial maintenant joué par les magasins d'applications, les moteurs de recherche et les terminaux connectés dans l'accès aux contenus audiovisuels rend nécessaire la définition de catégories juridiques nouvelles. Les propositions du Conseil d'État en matière de plateforme et de respect de la loyauté dans l'environnement numérique correspondent à nos motivations et à nos préoccupations.

De même, il nous a semblé que, loin des formes impératives qui caractérisent l'attribution des fréquences hertziennes, il nous faut réfléchir à de nouvelles incitations : conventionnement volontaire s'il se peut, labellisation ou formes diverses de co-régulation. L'autorégulation est possible si elle est satisfaisante ; on peut envisager une autorégulation supervisée ou accompagnée quand le respect des principes dont nous sommes les garants conduit à formuler des orientations de conception ou de suivi.

Le CSA a un rôle particulier à jouer dans la sphère de l'audiovisuel numérique, mais il ne peut l'exercer qu'en liaison avec toutes les grandes autorités indépendantes. Je pense évidemment à la CNIL - en relevant que la loi du 30 septembre 1986, en son article 3, nous a confié la responsabilité de respecter l'anonymat des téléspectateurs – et à toutes les instances engagées dans la lutte contre les discriminations, contre le racisme et pour la diversité sociale et culturelle. Le CSA a été associé par la Commission nationale consultative des droits de l'homme à un rapport en cours d'élaboration sur « Racisme et internet ». Nous avons passé des conventions avec le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et nous apprêtons à en signer une avec le Défenseur des droits.

Ces partenariats procèdent d'une inspiration commune : dans le monde de liberté qu'est l'internet, liberté dont nous devons maintenir le primat, puisque, selon la loi de 1986, nous sommes le garant de la liberté de communication, il peut nous appartenir, alors que l'action du juge intervient nécessairement a posteriori pour régler les litiges, d'aider à ce que le respect des principes soit proposé à nos interlocuteurs et accepté par eux. Eux-mêmes en éprouvent la préoccupation, puisqu'ils établissent des règlements unilatéraux. Certains parlent à ce sujet de « police privée ». Sans reprendre le terme à mon compte, je le cite pour marquer que, plutôt que de voir des interlocuteurs privés fixer des règles générales d'ordre public que le législateur juge indispensables à la préservation de nos droits et libertés, peut-être les autorités indépendantes peuvent-elles aider à ce que l'exercice de ces droits et libertés s'exprime, de manière souple et immédiate, par le biais de l'État.

Sans être trop long, car j'attends de ce débat des éclairages sur la façon dont vous concevez notre action et ses prolongements, j'aimerais dire un mot sur la neutralité du net. Nous adhérons au principe de la neutralité technologique – comme l'illustre ce que je viens de dire sur l'unicité des principes et des droits applicables quelle que soit la diversité des canaux. Le CSA est favorable à la neutralité du net : elle constitue une garantie de la liberté de communication, dont j'ai rappelé l'importance primordiale ; elle est un gage de pluralisme et de diversité culturelle ; elle contribue à l'existence d'une concurrence saine et non faussée. Si j'ai été amené à prendre mes distances avec une conception « absolutiste » de la neutralité du net, c'est parce que, comme dans beaucoup d'autres sphères, les excès de la liberté peuvent conduire à des distorsions de concurrence, à une tendance à l'uniformisation et même à des restrictions à la liberté de communication lorsque l'accès au net se trouve limité par la domination de certains groupes. Autant dire que respecter la liberté et la neutralité qui en est le gage ne doit pas nous priver, collectivement, d'un rôle d'incitation, d'orientation et, éventuellement, de rééquilibrage.

Vous avez déjà débattu des services gérés proposés par les FAI ce matin. Il existe à ce sujet des conceptions différentes, y compris au sein des instances européennes. Nous pensons que ces services complémentaires de l'Internet ouvert ont leur place naturelle dans l'espace de liberté qu'est l'internet mais qu'ils doivent être l'objet d'une régulation attentive pour éviter qu'ils n'y prennent pas trop de place.

De même, nous jugeons nécessaire l'évolution des règles de concentration dans l'ensemble des media, numériques ou non. Ces règles ont pour la plupart été élaborées en 1994 à l'occasion de la révision de la loi de 1986, dans un contexte entièrement différent de celui que nous connaissons maintenant. À l'époque, on portait une grande attention aux concentrations horizontales entre presse, radio et télévision. Aujourd'hui, le développement d'activités économiques « en silo », celles des magasins d'application et des terminaux connectés par exemple, signale les risques de l'intégration verticale. Le renouvellement de la réflexion sur ce point serait particulièrement utile.

En résumé, nous souhaitons rester fidèles à ce que nous tenons pour les caractéristiques d'une autorité de régulation indépendante : sur le plan méthodologique, souplesse et réactivité face aux évolutions de toutes natures et souci de coopération avec les autres autorités indépendantes ; sur le fond, fidélité à tout ce que le législateur nous demande, et à cela seulement. Enfin, nous avons le souci permanent de nous inscrire en faux contre des idées répandues de manière caricaturale à notre égard. Nous n'avons aucunement la prétention de nous faire le régulateur des réseaux du net ; nous pensons que ce serait pernicieux et totalement inadapté. Notre unique préoccupation est que le développement des nouvelles techniques, numériques en particulier, ne périme pas les fonctions et les principes dont le législateur nous a confié la garde.

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