Intervention de Guillaume Duval

Réunion du 17 décembre 2014 à 11h30
Commission des affaires européennes

Guillaume Duval, rédacteur en chef d'Alternatives économique :

Merci, madame la présidente, messieurs les présidents, mesdames et messieurs les députés, de me donner à mon tour l'occasion de prendre la parole dans ce cadre prestigieux.

La situation européenne est à l'heure actuelle tout sauf optimale : vous en êtes certainement tous conscients, mais je voudrais vous faire mesurer à quel point elle est catastrophique. En 2013, les comptes extérieurs de la zone euro ont été excédentaires de 240 milliards d'euros, c'est-à-dire 2,4 % du PIB de cette zone. Les résultats pour 2014 seront sans doute à peu près identiques : nous aurions donc pu, en 2013 comme en 2014, consommer et investir dans la zone euro 240 milliards d'euros de plus, 2,4 points de PIB de plus, sans que cela pose le moindre problème de financement à nos économies, sans avoir besoin d'aller chercher de l'argent au Qatar, en Chine ou aux États-Unis. Au lieu de détruire 1,2 million d'emplois dans la zone euro l'an dernier, nous aurions pu en créer 1,2 million !

Il est certes plus facile de décrire cette situation que de la résoudre, d'autant que ces excédents ne sont pas équitablement répartis. Mais tel est bien le problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, et auquel le plan Juncker essaie de répondre.

Je voudrais aussi souligner à quel point les politiques menées en Europe aujourd'hui sont contre-productives, notamment en ce qui concerne leur axe principal, c'est-à-dire le désendettement public. En 2012, en 2013, et encore en 2014, les États-Unis s'endettent moins que l'Europe en points de PIB : leur déficit budgétaire reste d'environ deux fois ce qu'il est en Europe, mais leur politique économique leur permet d'avoir à la fois croissance et inflation. Leur endettement public est donc réduit.

Sans même aborder la question du chômage, on constate donc que notre situation actuelle est absolument sous-optimale. Il est bon que certains de nos partenaires commencent à s'en rendre compte et à accepter que l'on agisse pour sortir de cette impasse.

S'agissant de la situation française, monsieur le président de la commission des Affaires économiques, parmi les « agents d'ambiance », il n'y a pas que les journalistes et les économistes, mais aussi des hommes et femmes politiques. Aujourd'hui, l'appréciation de la situation de la France en Europe est mauvaise : les dirigeants de notre pays semblent eux-mêmes avoir accepté l'idée que nous sommes devenus l'homme malade de l'Europe. C'est tout à fait inexact : l'économie française est, avec l'économie allemande, celle qui a le moins mal résisté à la crise ; la France a sauvé la zone euro en maintenant sa demande intérieure, quand celle-ci s'écroulait en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Italie... En effet, nous n'avons baissé ni nos coûts du travail, ni nos dépenses publiques durant cette période.

Il est vrai que cette politique menée alors est à l'origine de difficultés supplémentaires aujourd'hui : nos voisins ayant baissé leur coût du travail, les prix industriels ont baissé et les marges des entreprises françaises également ; nos voisins ayant diminué leur demande intérieure, la France a moins exporté vers l'Europe et, comme elle sait moins bien que l'Allemagne exporter hors d'Europe, le déficit de son commerce extérieur a crû. L'Espagne était le pays du monde avec lequel nos excédents extérieurs étaient les plus importants : aujourd'hui, nous avons un déficit, puisque les Espagnols ne consomment plus rien et qu'ils produisent des voitures pour des coûts inférieurs aux nôtres.

Je ne crois donc pas beaucoup que l'idée d'engager aujourd'hui la France dans la course au moins-disant social – où nos partenaires sont certes engagés depuis longtemps – soit de nature à résoudre les problèmes français, ni d'ailleurs européens. La conséquence de cette politique, déjà visible d'ailleurs, sera la réduction de la demande intérieure française. Certes, la demande intérieure grecque se redresse légèrement, mais elle représente 3 % du PIB de la zone euro ; la demande intérieure française, c'est 20 %... On ne pourra donc par ces politiques que prolonger, voire aggraver, la stagnation économique de l'Europe.

Il est urgent que chacun prenne conscience de cet état de choses : les dirigeants français, convaincus que la France serait devenue l'homme malade de l'Europe, se privent de la possibilité de prendre des initiatives en faveur d'une autre politique que celle de la course au moins-disant social. Ils ont tort.

Monsieur le président de la commission des Finances, M. Pisani-Ferry a déjà montré ce qui tenait, dans notre niveau de dépenses publiques, à des choix collectifs. Les Américains ont ainsi des dépenses publiques de santé très inférieures aux nôtres, mais ils payent globalement beaucoup plus pour leur santé, parce qu'ils l'assurent de façon privée : c'est un état sous-optimal, mais ils commencent tout juste à s'en rendre compte. Les choix de société varient donc énormément.

Je voudrais donc surtout insister sur le fait que la maîtrise des dépenses publiques est déjà très importante. En particulier, des efforts tout à fait considérables ont été consentis par l'État employeur et producteur depuis quinze ans : la part du PIB consacrée à faire produire des services par l'État a diminué – elle a diminué si fortement pour l'État central que cela n'a pas compensé la légère hausse des collectivités locales. La part dans le PIB des salaires et des consommations intermédiaires qui servent à produire des services publics a baissé. Nous dépensons aujourd'hui 1,5 point de PIB de moins pour l'éducation qu'au milieu des années 1990, et je ne suis pas absolument certain que ce soit une bonne idée. Nous dépensons deux fois moins que l'Allemagne pour le fonctionnement de nos tribunaux, et je ne suis pas certain non plus que cela nous assure un avantage compétitif particulier.

Nous avons donc déjà agi, et nous sommes déjà, dans beaucoup de domaines, allés à mon sens trop loin. Il est sans doute possible de continuer à réduire nos dépenses publiques en cherchant du côté des collectivités locales, mais il faudrait alors redéployer ces dépenses vers d'autres secteurs.

Notre niveau de protection sociale est très important. On peut tout à fait le réduire fortement, et c'est une logique qui trouve à s'exprimer dans le débat public depuis longtemps – elle commence d'ailleurs à s'y imposer. Nous nous sommes toujours très fermement opposés à ce mouvement : si la protection sociale cesse de concerner tout le monde pour ne plus s'adresser qu'aux plus pauvres, qu'à « ceux qui en ont vraiment besoin », alors elle deviendra inévitablement une protection sociale de pauvres. Les classes moyennes les plus aisées, ne profitant plus de l'assurance maladie, de diverses prestations sociales... mèneront une bagarre politique tout à fait compréhensible pour réduire davantage encore le niveau des prestations versées. Or, ce n'est pas le RSA qui grève très lourdement nos comptes publics...

De plus, le niveau élevé des dépenses sociales françaises joue un rôle très important dans la réduction des écarts de revenus entre les différentes régions, donc dans l'équilibre du territoire et dans la cohésion nationale. C'est l'une des grandes différences qui existent entre la France et l'Allemagne : celle-ci est un pays beaucoup plus équilibré que le nôtre, même après la réunification. Que se passe-t-il en Corrèze ou en Creuse si l'on réduit fortement les dépenses publiques ? Certains estiment que les métropoles sont handicapées par ces niveaux de transfert. Mais comment les métropoles conserveraient-elles leur compétitivité dans un pays dévasté ?

Vous posez aussi la question de l'efficacité de l'État. Dans ce domaine, le problème français est réel. Albert Hirschman, économiste américain, a distingué dans un livre célèbre trois stratégies d'actions individuelles : exit, voice et loyalty. Les consommateurs utilisent la stratégie d'exit lorsqu'ils ne sont pas contents d'un produit : ils vont voir ailleurs. Dans un contexte institutionnel, la stratégie principale est en revanche celle de la voice, celle où l'on choisit en quelque sorte de donner de la voix. Or elle est particulièrement difficile à manier dans notre État, qui a hérité des traditions monarchiste, jacobine, napoléonienne, gaullienne... Notre État s'est toujours situé très en surplomb des citoyens, et considère qu'il n'a pas de comptes à rendre à la société. C'est l'un des facteurs majeurs de son inefficacité, par comparaison par exemple avec la Scandinavie.

J'en arrive au plan Juncker. L'idée de renforcer l'investissement est effectivement acceptable politiquement, y compris par les Allemands, et elle est judicieuse pour relancer la demande dans la zone euro. Le niveau de dépenses prévu, cela a été dit, demeure extrêmement faible : à supposer même que les 315 milliards soient effectivement dépensés, c'est une somme infime par rapport au PIB de la zone euro. La question des délais se pose également. Mais cette opportunité est intéressante.

Le problème principal, c'est que nous avons besoins d'investissements, mais pas de béton supplémentaire. On en a déjà coulé énormément en Espagne... Nous avons essentiellement besoin d'investissements immatériels – en éducation, en recherche ; or, ces investissements sont le plus souvent comptabilisés comme des dépenses de fonctionnement. M. Juncker en a conscience, puisqu'il prévoit de financer aussi ce type de dépenses. Mais cela peut constituer un obstacle. L'idée que les dépenses d'investissement seraient bonnes alors que les dépenses de fonctionnement seraient mauvaises, assez répandue dans le débat public, est particulièrement fausse : l'essentiel des dépenses d'investissement publiques revêtent aujourd'hui un caractère immatériel ; ce sont pour nos différents États des dépenses de fonctionnement.

Cette initiative pourra surtout se révéler positive si elle marque la naissance d'une politique industrielle européenne. C'est un point sur lequel l'Europe a toujours échoué jusqu'à maintenant : Arianespace ou Airbus sont nés de coopérations entre États, en dehors des institutions européennes. L'Assemblée nationale devra toutefois demeurer vigilante, car il ne faudrait pas créer encore une structure intergouvernementale... Nous en avons déjà créé trop durant la crise. Le débat sur la gouvernance, je le sais, a eu lieu entre la Commission européenne et les États membres, en particulier la France.

Le financement de ce plan constitue une autre limite. Certains points ont déjà été soulevés : l'éventuel financement complémentaire des États ne doit en effet pas être compté comme déficit public supplémentaire. En revanche, il existe une solution assez simple pour financer le plan : c'est d'utiliser la BCE. Celle-ci se demande aujourd'hui comment regonfler son bilan, et elle va peut-être être amenée à agir d'une façon qui déplaira profondément aux Allemands, en achetant des titres de dette publique des États. Si nous sommes tous d'accord pour relancer l'investissement en Europe et pour mobiliser des moyens importants pour ce faire, il est facile de demander à la BCE d'agir.

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