Intervention de Giorgio Napolitano

Séance en hémicycle du 21 novembre 2012 à 15h00
Réception de m. giorgio napolitano président de la république italienne

Giorgio Napolitano, Président de la République italienne :

Monsieur le président, vos paroles empreintes de foi européenne, si généreuses et amicales à l'égard de mon pays et à mon égard, m'ont profondément touché et je vous en remercie de tout coeur.

J'ai accueilli, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, l'invitation de cette assemblée, éminemment représentative de la tradition historique de la France et de son rôle dans le monde, comme un honneur rendu à mon pays et à la fonction de Président de la République que j'y exerce depuis bientôt sept années. Un honneur peut-être aussi motivé par mon long engagement – une grande partie de ma vie – au service des institutions parlementaires. En même temps, je suis reconnaissant de l'occasion qui m'est offerte, dans le cadre de la visite d'État que j'accomplis aujourd'hui à l'invitation du Président François Hollande, d'adresser un message essentiel sur les relations entre l'Italie et la France ainsi que sur notre mission commune pour l'avenir de l'Europe.

Sans vouloir entrer dans les détails fascinants et complexes du premier thème, je voudrais simplement vous dire combien ces rapports ont fait récemment l'objet d'un intérêt renouvelé et d'une ultérieure mise au point en relation avec le processus d'avancement de l'unité de l'Italie jusqu'au moment culminant que fut la naissance, le 17 mars 1861, de notre état national. Les célébrations que nous avons consacrées en Italie au cent cinquantième anniversaire de cet événement ont pu se déployer durant plus de deux ans, au plus profond de notre pays, mais non sans écho à l'extérieur, et en particulier en France. L'unification de l'État s'est accomplie tardivement et laborieusement en Italie, malgré l'ancienneté de l'idée et la profondeur des racines culturelles et linguistiques de la nation italienne. Cet achèvement fut le résultat des apports généreux d'avant-gardes héroïques, de mobilisations et de combats, d'adhésions populaires, mais il fut aussi l'oeuvre de savants tisserands politiques. Cette oeuvre eut son centre et son guide à Turin, au centre de l'action diplomatique et militaire du royaume de Sardaigne et de son gouvernement. Le comte de Cavour en fut l'artisan, qui sut choisir comme axe de sa politique européenne l'alliance avec la France de Napoléon III.

Nous savons bien que la recherche de cette entente avec l'empereur français ne fut pas linéaire, qu'elle connut des difficultés et des moments de crise. Mais, avec la deuxième guerre d'indépendance, les batailles de Solférino et San Martino cimentèrent dans le sang une alliance que, cent ans plus tard, en 1959, le Président de la République française élu l'année précédente, le général de Gaulle, voulut à son tour commémorer. En visite en Italie pour les célébrations de notre premier centenaire, il évoqua le souvenir de cette alliance où se retrouvèrent côte à côte, je cite, « les champions d'un principe grand comme la terre, celui du droit d'un peuple à disposer de lui-même lorsqu'il en a la volonté et la capacité ».

Un demi-siècle après ces batailles, lors d'un moment décisif pour le sort de la Première Guerre mondiale, en juillet 1918, ce fut à l'Italie de défendre le sol français contre une très violente offensive des troupes allemandes, en laissant sur le sol cinq mille morts, dont le cimetière italien de Bligny garde encore aujourd'hui la mémoire.

Mais, en pensant au second terrible conflit qui éclata au coeur de l'Europe, provoqué par le dessein hitlérien de destruction et de domination, je ne peux naturellement omettre le rappel douloureux de l'événement qui entacha l'histoire des relations entre nos deux pays : la décision de Mussolini de juin 1940, « l'agression, digne de brigands, d'une France défaite », selon les mots indignés du grand intellectuel antifasciste Benedetto Croce, qui les fit suivre de ces mots d'amour pour une « France qui forme tellement une partie de notre vie non seulement civile, mais aussi personnelle ».

Grâce à la Résistance, à la guerre de Libération conduite aux côtés des Alliés, l'honneur de l'Italie fut lavé de la honte de la guerre fasciste s'achevant dans l'écroulement de la dictature et la défaite militaire.

Avec la République et la Constitution, l'Italie ne refonda pas seulement sa liberté et son indépendance en se donnant des institutions et des règles démocratiques, elle fit aussi le choix d'une nouvelle orientation dans la perspective de l'unité européenne. En mars 1947, l'Assemblée constituante inséra dans notre Charte fondamentale, à l'article 11, la prévision que l'Italie consente, je cite, « dans des conditions de réciprocité avec les autres États, aux limitations de souveraineté nécessaires à un ordre qui assure la paix et la justice entre les nations ».

Telle fut aussi l'approche fondamentale qui caractérisa le grand dessein d'une fédération européenne tracé par Robert Schuman dans la déclaration du 9 mai 1950, et dans son sillage l'invention communautaire de Jean Monnet, traduite en avril 1951 dans le traité instituant la Communauté du charbon et de l'acier, première étape de la construction européenne. Le principe de la délégation de souveraineté marquait une différence par rapport à une simple et traditionnelle coopération au sein d'organismes internationaux. Il s'agissait, selon les mots de Monnet, de susciter entre les Européens « le plus vaste intérêt commun géré par des institutions démocratiques communes, auxquelles est déléguée la souveraineté nécessaire ».

Eh bien, de fait, c'est encore autour du même axe que l'on se confronte aujourd'hui sur les choix à accomplir pour renforcer l'unité et le rôle de l'Europe. Devons-nous aller de l'avant sur la voie de l'intégration dans l'esprit communautaire des origines ou remettre en question les objectifs déjà atteints – avant tout, celui de l'euro et de l'unification monétaire – et nous replier sur une défense anachronique d'intérêts et de prérogatives nationaux, voire sur des positions de repli dictées par l'égoïsme ou par les illusions d'autosuffisance de certains États membres ? La réponse ne peut faire aucun doute.

Nous savons tous que le choix de l'intégration s'imposa, dans les années cinquante du siècle passé, aux dirigeants les plus clairvoyants des pays d'Europe occidentale comme une nécessité politique pour rompre avec le passé et les antagonismes nationaux destructeurs de la première moitié du vingtième siècle, pour réconcilier, dans la liberté et dans la paix, la France et l'Allemagne avant tout. Mais aujourd'hui, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, il est devenu impératif d'avancer avec détermination vers une plus étroite intégration économique et politique. Et l'on ne peut s'y soustraire si l'on veut réaffirmer, en termes nouveaux, le rôle et l'avenir de notre continent dans un monde profondément modifié par le processus de globalisation et par le déplacement, loin de l'Europe, du centre de gravité du développement mondial et des relations internationales. Aucun des États de l'Union, aussi grand, riche et fort soit-il, ne peut, seul, conjurer le risque du déclin et de l'insignifiance.

Ce qui doit nous unir est le nouveau sens de notre mission commune : faire vivre, en tant qu'Européens, face à une mondialisation sans règles qui pourrait nous submerger, notre identité, notre exemple d'intégration et d'unité, notre modèle de développement, en un mot, la particularité indéfectible de notre apport au développement de la civilisation mondiale. Rassembler les forces d'une Europe enfin réunifiée dans la démocratie devient essentiel si nous voulons compter parmi ceux qui orientent la dynamique et fixent les règles de la mondialisation.

Engageons-nous, ensemble, appliquons-nous à plus de clarté, contre les anciens comme les nouveaux malentendus et lieux communs. Nous pouvons le faire en nous inspirant des mots de Lucien Febvre qui, au Collège de France, dans son cours des années 1944-1945, sur le thème de la « genèse d'une civilisation », la civilisation européenne, posa une question essentielle, encore aujourd'hui actuelle, en ces termes : « L'unité européenne n'est pas l'uniformité : dans l'histoire de l'Europe, le chapitre des dissemblances reste aussi important que celui des ressemblances. » Nous pouvons aussi le dire en évoquant les paroles du dernier discours d'un grand européiste, François Mitterrand, au Parlement de Strasbourg : « Elles sont riches et diverses, les expressions de notre génie protéiforme », disait-il. « L'Europe des cultures, c'est l'Europe des nations contre celle des nationalismes. »

Un brillant protagoniste du débat actuel, Zygmunt Bauman, a écrit récemment : « La maison européenne offre une espèce de toit commun pour les traditions, les valeurs, les multiples différences. Chacun de nos pays, pris singulièrement, risque beaucoup plus de perdre son identité spécifique s'il s'expose sans protection, sans le bouclier européen, aux pressions globales. » Renforçons-le donc, ce bouclier. Réagissons, plus qu'on ne l'a fait au cours de ces dernières années dans tous nos pays, contre les représentations faussées du projet européen. Nous avons besoin de plus d'unité et de plus d'intégration, dans le respect des diversités qui constituent notre richesse.

Plus d'unité et plus d'intégration. Voyons comment. Avant tout, nous devons redonner vie et actualité à tout ce qui compose la vision de l'Europe dans laquelle nous nous reconnaissons. Certes, il nous faut renforcer et respecter les règles et les institutions communes, mais sans jamais délaisser cette composante intangible de la construction européenne que constitue le principe de solidarité. Au cours des dernières années, face à la crise de l'Europe, ce principe s'est peu à peu obscurci, mais il constitue partie intégrante d'une vision indivisible.

Le renforcement des règles et des institutions communes est indispensable, et à juste titre la plus grande énergie y est consacrée. Je dirais même qu'on s'y applique à grand renfort de mesures et de formules, exprimées parfois dans une langue d'initiés qui met à rude épreuve la simplicité et une plus large compréhension.

Dans cet esprit, il faut ainsi compléter le projet encore inachevé de l'Union économique et monétaire. Le premier des deux termes a été couché sur le papier, mais il appelle un outillage plus riche et un arsenal plus efficace de décisions. D'où des décisions qui ont été prises au fur et à mesure par les institutions européennes et qui visent en particulier une union budgétaire et une union bancaire.

Un passage nodal à cet égard s'est joué avec l'accord sui generis, souscrit par vingt-cinq des vingt-sept États membres, qui est maintenant soumis à ratification. J'observe, à ce propos, que nous ne pouvons qu'être conscients de l'indéniable nécessité de clarifier et de consolider dans un futur proche la physionomie juridique et constitutionnelle de l'Union, nécessairement conduite à évoluer.

Deux thèmes cruciaux me semblent dignes d'intérêt en la matière. D'une part, celui des formes possibles de différenciation du processus d'union et d'intégration. Certes, ce thème n'est pas neuf : il a fait, à maintes reprises, l'objet de débats, à partir du moment où, au lendemain de la chute du mur de Berlin, l'on commença à réfléchir au rapport entre élargissement et approfondissement du projet communautaire. Plus récemment, il fallut statuer – au fur et à mesure que le nombre d'États membres augmentait – et prévoir la possibilité de coopérations renforcées, dont le passage à la monnaie unique représenta, en quelque sorte, une véritable expérimentation. Mais la question des diversifications possibles dans le développement ultérieur du processus d'intégration reste encore à explorer.

Inutile de dire que cela n'a rien à voir avec l'opposition futile et fallacieuse entre une Europe du Nord, ou baltique, et une Europe du Sud, ou méditerranéenne, la première proposée comme le dépôt des vertus et la seconde désignée comme l'enceinte des vices. (Sourires sur de nombreux bancs.)

J'en viens maintenant au second thème crucial : celui d'un besoin de légitimation démocratique accrue dans le processus de décision européen et dans la vie de l'Union.

Plusieurs chapitres sont à ouvrir et à affronter. Commençons par celui que vous connaissez bien, mesdames, messieurs les députés, qui concerne l'intensité des rapports de collaboration entre le Parlement européen et les parlements nationaux, pour arriver à ce volet qu'il me semble possible de définir comme une européanisation de notre politique, de nos partis politiques, et dont il serait louable d'inscrire les premiers signes dans les élections européennes de 2014.

La crise de fonctionnement et de consensus qui a porté atteinte au projet européen, contrecoup significatif d'une crise financière et économique mondiale née en dehors de l'Europe, est sans aucun doute liée, je l'ai dit, à l'inachèvement du processus d'intégration en gestation dans le traité de Maastricht. À cette crise concourt tout autant une insuffisante participation des citoyens, toujours plus limitée et plus ardue, ainsi que l'abandon grave de la confiance réciproque et de la volonté politique commune.

Mais sans nul doute, la crise de consensus qui nous afflige est aussi, de façon notable, le reflet de la crise du processus de développement et de progrès économique et social qui avait été assuré pendant des décennies par la Communauté et par l'Union européenne. Dans ce moment, nous sommes engagés à renforcer la soutenabilité financière de nos politiques de développement, à les libérer du poids d'endettements désormais intolérables en corrigeant avec rigueur les erreurs politiques et les effets de comportements collectifs qui furent causes de graves distorsions. Mais nous devons également sans tarder inaugurer et parcourir la voie d'une relance de la croissance et de l'emploi en Europe. Nous ne pouvons à cet égard justifier aucune tergiversation ou forme de résistance passive.

Voilà la feuille de route sur laquelle, au lendemain des changements de la situation politique dans nos deux pays, les positions de nos gouvernements se sont fort heureusement croisées. Cette rencontre n'est pas surprenante, monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, car tout ce qui a rapproché l'Italie et la France dans l'histoire, la culture, les relations humaines, a conflué de la façon de la plus éminente et limpide dans le creuset de la construction européenne. C'est dans ce creuset que se sont consumées les scories des évènements dramatiques que chacun de nos deux pays et leurs relations réciproques ont traversés jusqu'en 1945 ; et c'est de là qu'on pu renaître, consolidées et toujours plus partagées, ces valeurs de liberté, de dignité humaine, d'égalité et de tolérance issues des mouvements de pensée pionniers et des luttes populaires que l'histoire de la France et celle de l'Italie ont incarnées depuis le XVIIIe siècle. Ces valeurs sont devenues les principes de l'Union européenne.

Sur cette base nouvelle d'union offerte par la construction européenne, l'Italie et la France, aux côtés de l'Allemagne et des autres pays fondateurs, ont oeuvré longtemps, animées d'une profonde synergie. Parmi les étapes les plus significatives de cet engagement commun, je voudrais mentionner le moment qui suivit l'approbation en 1984, par le Parlement européen, du projet d'union promu par Altiero Spinelli : ce fut un temps fort de compréhension réciproque et de dialogue entre l'auteur du manifeste de Ventotene « Pour une Europe libre et unie » et le président François Mitterrand.

Cet arrière-pays partagé, cet engagement solidaire des États promoteurs du processus d'intégration européenne, a couru le risque, au cours de ces dernières années, de se fissurer. Les conséquences en auraient été fatales. Il faut retrouver, et je le dis avec confiance, le chemin d'une nouvelle et décisive convergence dans nos projets et dans nos positions.

Chacun doit apporter son dû pour hisser hors de la crise l'Europe et l'idée d'unité européenne. L'Italie est en train d'assumer ses propres responsabilités, consciente des aspects critiques de son histoire et de la réalité du pays, mais fière – les célébrations du cent cinquantième anniversaire l'ont montré – des progrès accomplis, bien loin des clichés faciles et négatifs sur la péninsule.

Nous traçons et suivons actuellement, grâce à un vaste concours de forces politiques dans notre parlement, un parcours exigeant de redressement et de changement, et en même temps, nous sollicitons et encourageons un tournant vers de nouvelles perspectives de croissance et de développement en Europe ; c'est dans ce domaine, je le disais, que l'action de nos gouvernements, unis par une fructueuse collaboration, se rejoint.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, une nouvelle phase dans les relations entre la France et l'Italie vient de s'ouvrir. Il est de notre devoir d'oeuvrer pour cultiver et faire germer cette précieuse semence. Précieuse pour nous, précieuse pour l'Europe. (Mmes, MM. les députés, les membres du Gouvernement et les membres de la délégation italienne se lèvent et applaudissent longuement.)

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