Intervention de Pierre Lellouche

Séance en hémicycle du 9 décembre 2014 à 21h30
Réforme de l'asile — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, le tout premier paragraphe de l’exposé des motifs de votre texte contient à lui seul la raison de notre motion de renvoi en commission. Là réside, en effet, le malentendu fondamental qui préside à l’architecture et à la rédaction, au demeurant extrêmement touffue et complexe, de ce projet de loi relatif à la réforme de l’asile. On y lit en effet que « le présent projet de loi relatif à la réforme de l’asile a pour principal objet de garantir que la France assure pleinement son rôle de terre d’asile en Europe. »

Pourtant, le même exposé des motifs reconnaît que la pratique de notre système d’asile a été « pervertie au fil de ces dernières années », que « son sous-dimensionnement juridique et matériel l’empêche d’absorber les pics de demandes d’asile liées aux guerres civiles et aux crises régionales » et que cela « a été aggravé par le recours abusif à la procédure d’asile qui crée un engorgement du dispositif, allonge les délais de traitement et génère nombre d’effets pervers ». L’exposé des motifs va même jusqu’à considérer que le dispositif actuel crée une incitation au détournement de la procédure d’asile à des fins migratoires.

En résultent deux préconisations, censées être mises en oeuvre dans le nouveau dispositif et que nous ne pouvons d’ailleurs qu’approuver : l’amélioration de la protection des personnes ayant réellement besoin d’une protection internationale ; des mesures visant à permettre d’écarter rapidement la demande d’asile infondée.

Toutefois, en lisant votre texte, et plus encore les modifications apportées par nos collègues de la majorité lors de l’examen en commission, nous constatons que, non seulement ces deux objectifs sont parfaitement contradictoires, puisque le premier se traduit mécaniquement par un allongement et une complexité procédurale accrue favorisant un détournement systématique de ce droit, mais surtout que le texte dans son ensemble est en complet décalage avec les problèmes migratoires auxquels la France, mais également l’Europe se trouvent désormais confrontées.

Il faut, pour le comprendre, revenir brièvement sur l’histoire du droit d’asile. Le droit d’asile moderne, né au XVIIIe siècle, n’a pas grand-chose à voir avec le droit d’asile de l’Antiquité grecque et romaine, ni même avec le droit d’asile chrétien, né au IVe siècle. Dans sa conception initiale, codifiée en 419, tout individu était admis à trouver refuge dans les églises chrétiennes pour échapper à un quelconque poursuivant, qu’il s’agisse d’un particulier ou d’un agent de l’État. Le concile d’Orléans de 511 précisait que tout fugitif, meurtrier, adultère ou voleur, qui se réfugiait dans une église ou dans la maison d’un évêque était protégé par le droit d’asile et que l’on ne pouvait pas l’en faire sortir de force. Celui-ci pouvait négocier une indemnisation avec les personnes auxquelles il avait nui, et ses poursuivants devaient jurer sur l’Évangile qu’ils ne tenteraient pas d’obtenir une vengeance.

Au fil des siècles suivants, ce droit a été progressivement limité au profit du pouvoir royal, soucieux d’imposer son autorité, pour finalement commencer de s’éteindre au XVIe siècle, en France, suite à l’ordonnance de Villers-Cotterêts, édictée en 1539, sous François Ier. Le droit d’asile réapparaît à la Révolution française, où il est entendu cette fois comme l’apanage de la puissance souveraine accueillant des personnes de son choix, en fonction de ses intérêts, notamment politiques ou diplomatiques.

Notons que le droit d’asile ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais dans la Constitution de 1793, dont l’article 120 dispose que le peuple français « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans. ». C’est cette idée qui est reprise dans le préambule de la Constitution de 1946, qui retient parmi les principes « particulièrement nécessaires à notre temps » l’idée que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ».

Cette rédaction, tout comme celle des textes suivants, notamment de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, laquelle constitue le socle du droit actuel de l’asile, sont largement marquées par le contexte politique de l’époque. En juillet 1922, à l’initiative de Fridtjof Nansen, un explorateur polaire norvégien investi par la Société des nations d’une mission d’aide aux prisonniers de guerre, avait été conclu à Genève un accord international qui a donné naissance au fameux « passeport Nansen », destiné à l’origine aux réfugiés russes fuyant la révolution bolchevique et devenus apatrides, suite à un décret soviétique, publié la même année, révoquant la nationalité de tous ces émigrés. Ce passeport, reconnu par cinquante-quatre pays, a servi à des centaines de milliers de Russes, de Grecs, de Turcs et d’Arméniens, pour émigrer hors de l’URSS.

La tragédie vécue par les Juifs dans les années 1930, expulsés d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie, puis la Shoah auront une influence décisive sur le dispositif mis en place au lendemain de la Seconde guerre mondiale, en particulier sur les articles 13 et 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le premier établit le droit pour toute personne de circuler librement, y compris celui de quitter son pays et d’y revenir. Le second crée le droit pour toute personne de chercher asile et de bénéficier de l’asile dans tout autre pays pour échapper à la persécution, avec une seule exception, que le droit actuel a conservée : le cas du réfugié qui aurait fait l’objet de poursuites pour des crimes de droit commun ou des agissements contraires aux buts et missions des Nations unies.

Dans le même temps, confronté aux millions de personnes déplacées au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’ONU crée en 1949 le Haut Commissariat aux réfugiés, avant d’adopter la convention de Genève sur les réfugiés de 1951. L’Europe est alors dominée par la Guerre froide et la prise de conscience du fameux « rideau de fer » décrit par Winston Churchill dans son célèbre discours de Fulton. Logiquement, l’article l.A.2 de la convention se préoccupe non pas du droit d’asile, mais du réfugié, défini comme suit : « toute personne qui, par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou ne veut, du fait de cette crainte, se réclamer de la protection de ce pays ». Étaient donc visés les déplacés de la Seconde guerre mondiale et les personnes fuyant le bloc communiste.

Cette disposition n’engageait cependant pas les États pour l’avenir et encore moins pour l’accueil de réfugiés économiques affluant en masse. Pendant les deux décennies qui ont suivi, la notion de droit d’asile, telle que découlant de la convention de Genève de 1951, se limitait donc en pratique aux seuls réfugiés européens. En France, entre 1951 et 1972, 98 % des réfugiés reconnus par l’OFPRA étaient européens, essentiellement espagnols, russes, arméniens, polonais, hongrois et yougoslaves. Toutefois, le processus de décolonisation entamé à partir des années 1960 et les conflits régionaux qui s’en sont suivis, souvent attisés par la compétition entre les deux superpuissances de l’époque, amenèrent de nouvelles évolutions.

En 1967, le Protocole de New York, adopté par l’assemblée générale des Nations unies, supprimait la référence temporelle de l’article l.A.2 de la convention de Genève. Commence alors l’ère des boat-people, bientôt suivis par les vagues migratoires que nous connaissons aujourd’hui, en provenance du Maghreb, d’Afrique noire et, dans une moindre mesure, d’Asie.

Ce bref rappel historique fait naturellement ressortir le point clé de mon propos, monsieur le ministre : les notions d’asile et de réfugié ne peuvent pas être déconnectées de la réalité géopolitique et démographique du monde dans lequel nous vivons. L’asile a aujourd’hui pour terreau géopolitique le chaos international qui résulte de la fin de la Guerre froide et qui se traduit par des dizaines de millions de déplacés en ce moment même. Au-delà, l’asile est tout autant le produit de l’immense mutation démographique que connaît la planète, particulièrement s’agissant de l’Europe et de son voisinage immédiat au sud. Au vieillissement et au déclin démographique du continent européen répond désormais l’explosion démographique à laquelle on assiste en Afrique, seul continent qui n’a pas achevé sa transition démographique.

S’agissant du premier point, Antonio Guterres, l’actuel haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, vient d’annoncer que le nombre record de 51,2 millions de réfugiés et déplacés a été atteint à la fin de l’année 2013, quand il était de 45,2 millions en 2012. Pour le seul Moyen-Orient, tout proche de l’Europe, ce sont 5 millions de réfugiés qui sont pris en charge par l’UNRWA, United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugee, dans le cas des réfugiés de Palestine. S’ajoutent à ceux-ci quelque trois millions de Syriens déplacés depuis le début du conflit, il y a trois ans, et au moins 1,8 million de réfugiés, notamment chrétiens et yazidis, au nord de l’Irak, déplacés dans des camps de fortune que j’ai pu visiter au Kurdistan irakien, avec Éric Ciotti notamment, au début du mois de septembre.

Quant au deuxième point, sur lequel j’ai eu l’occasion de beaucoup écrire tout au long des vingt-cinq dernières années, puisque les données de transition démographique sont connues une, voire deux générations à l’avance, à quatorze kilomètres des côtes de l’Europe, le plus grand réservoir de population de la planète est passé de 228 millions d’habitants en 1950 à 1,1 milliard à présent. Le continent africain devrait atteindre 2,5 milliards d’habitants en 2050. Si l’on considère que la population en âge de travailler, entre quinze et vingt-cinq ans, sera d’environ 600 millions de personnes dans une génération, soit davantage que la population actuelle et future du continent européen, et si l’on suppose que 10 % seulement de ces jeunes chercheront un travail ou un avenir de l’autre côté de la Méditerranée, les vagues migratoires auxquelles nous devons nous attendre se chiffrent en dizaines de millions d’individus, soit l’équivalent de la taille d’un pays comme la France ou l’Italie.

Il faut donc impérativement prendre conscience que les 160 000 migrants arrivés depuis les côtes libyennes en Italie, pendant les sept premiers mois de cette année, et que les 80 000 autres arrivés également cette année en Grèce, où j’étais récemment, par voies de terre ou de mer en transitant par la Turquie, ne sont en aucune façon un « pic » transitoire, comme le laisse entendre l’exposé des motifs de votre texte, mais au contraire le début d’un immense mouvement de population auquel nous allons être confrontés dans les décennies à venir. La réalité à laquelle nous devons nous préparer est donc celle de flux migratoires gigantesques du sud vers le nord, aggravés par l’instabilité politique et les conflits chroniques du continent africain et par l’écart de niveau de vie, alors que l’Europe, elle, continuera à perdre des habitants.

Dans ces conditions, il est impensable – j’y insiste – de considérer uniquement le droit d’asile comme une sorte d’abstraction juridique et politique, dotée d’un régime particulier, fondamentalement distinct de celui qui doit s’appliquer au droit de l’immigration.

C’est pourtant ce que fait le texte qui nous est proposé, qui reprend les directives européennes elles-mêmes fondées sur la même fiction : le droit d’asile doit faire l’objet d’une politique clairement séparée de la politique migratoire, la première relevant d’instances indépendantes, prévoyant de nombreux droits et recours juridictionnels pour le demandeur, tandis que la seconde ferait, quant à elle, partie des attributions régaliennes de l’État.

Cette fiction juridique, j’ose même dire idéologique, ne résiste nullement à la réalité. L’état des lieux actuel en est la preuve éclatante. Depuis l’instauration du regroupement familial, en 1976, sous un gouvernement de droite – Valéry Giscard d’Estaing étant Président de la République et Jacques Chirac son Premier ministre –, la France subit un flux migratoire sans précédent dans son histoire par son ampleur et sa durée, de l’ordre de 200 000 entrées légales par an en moyenne, sans compter au moins 70 000 entrées illégales. Il faut rappeler que sur ces 200 000 entrées légales, seules 7 % sont liées au travail, tout le reste de ces personnes vivant de revenus d’assistance divers. En 2012, seuls 16 000 titres de séjour ont été accordés en vertu d’un contrat de travail ; dans le même temps, l’administration effectuait 51 000 transcriptions d’actes de mariage conclus à l’étranger, soit le double d’il y a dix ans.

À ce chiffre, il faut ajouter celui des demandeurs d’asile annuels, soit presque 70 000, dont plus de 80 % sont déboutés. La très grande majorité d’entre eux n’a donc clairement rien à voir avec les fameux « combattants de la liberté » évoqués à l’article 53-1 de notre Constitution et dans la convention de Genève : il s’agit simplement de réfugiés économiques qui fuient la misère et cherchent un avenir meilleur chez nous. Notre dispositif d’asile, selon l’exposé des motifs lui-même, est bel et bien saturé : la durée d’examen des dossiers excède bien souvent deux ans ! Les multiples recours, la réticence des autorités publiques à procéder à des éloignements au risque de les voir rapidement médiatisés par les milieux associatifs, font que notre système a atteint le seuil de l’impuissance publique puisque l’immense majorité des déboutés demeure sur le territoire national, à peine 5 % faisant l’objet de mesures d’éloignement.

Le dispositif d’hébergement dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile, les CADA, est lui aussi saturé, d’où un recours massif aux nuitées d’hôtel, extrêmement coûteuses – 32 000 nuitées quotidiennement à Paris ! –, sans parler des déboutés qui séjournent durablement dans des hébergements temporaires, comme l’a rappelé tout à l’heure Éric Ciotti, voire ceux qui continuent à toucher leur allocation, tous grossissant le flot des « sans-papiers », statut nouveau, parfaitement baroque sur le plan juridique et qui montre que notre système est totalement dépassé.

Cette réalité est aggravée par un certain nombre de facteurs spécifiques à la France, liés pour partie à notre tradition autoproclamée de générosité envers les migrants – du moins depuis les années soixante-dix. Ce n’était pas le cas en effet dans les années trente, monsieur le ministre, vous qui avez cet après-midi évoqué un échange très beau entre Jules Moch et Camille Cheautemps, tous deux, me semble-t-il, de votre bord politique. Certes, mais vous ne devez pas oublier qu’à cette époque les Juifs venant d’Allemagne ou d’Autriche y étaient renvoyés.

Le laxisme marqué de notre droit lorsqu’il s’agit de l’asile ou des prestations sociales qui y sont liées, aggrave le phénomène décrit par Franco Frattini, qui a été commissaire européen chargé de ces questions, sous le nom d’asylum shopping.

En France, et nulle part ailleurs dans le monde, n’importe qui, venant de n’importe où, sans le moindre document d’identité, peut gratuitement se faire soigner sans limites ni contraintes, grâce à la fameuse aide médicale d’État instituée par Lionel Jospin. Son coût budgétaire avoisine désormais le milliard d’euros – chiffre de 2014 – et son régime est infiniment plus généreux que celui qui s’applique au travailleur français, smicard compris, qui, lui, paye ses charges de Sécurité sociale et ne bénéficie pas de couverture universelle.

La politique menée par votre gouvernement depuis 2012 accentue encore un peu plus le phénomène. Je rappelle que Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, a réduit de près d’un quart, 23 % exactement, le nombre d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière. Dans le même temps, le nombre des régularisations explosaient : 30 % de plus, soit 46 000 cartes de séjours en 2013 – une augmentation de 16 000 en un an –, grâce à la fameuse circulaire Valls, année où l’on a recensé 70 000 clandestins supplémentaires. Idem pour les naturalisations : 100 000 par an, conformément à l’objectif de M. Valls, contre 46 000 en 2012. Si l’on ajoute à ce tableau la loi de 2012, votée par votre majorité, supprimant l’incrimination de l’aide à l’immigration clandestine, puis la généralisation par vous-même, monsieur Cazeneuve, du titre de séjour pluriannuel, il ne faut pas s’étonner de voir le nombre de demandeurs d’asile bondir à 65 000 en 2013, soit le double d’il y a sept ans.

Au final, par un mélange dévastateur de juridisme pointilleux, de laxisme et d’impuissance publique, notre système d’asile est devenu, au cours de la dernière décennie – je le dis avec force, mes chers collègues – une machine à légaliser l’immigration illégale.

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