Intervention de Philippe Sauquet

Réunion du 15 octobre 2014 à 9h00
Commission des affaires économiques

Philippe Sauquet, président Gas and Power de Total :

Combien de temps Gazprom peut-il tenir sans exporter en Europe ? On insiste beaucoup sur la dépendance de l'Europe vis-à-vis de la Russie, mais celle de la Russie vis-à-vis de l'Europe n'est pas moins réelle. Cette interdépendance rend nécessaire de nouer des partenariats de long terme en matière gazière. Les recettes des exports de gaz de Gazprom représentent environ 100 millions de dollars par jour, soit 9 milliards en trois mois et 20 milliards en six mois. Il s'agit de sommes importantes, mais si l'Europe était totalement privée de gaz russe cet hiver, elle se trouverait démunie, des consommateurs européens n'ayant pas d'autre solution que d'acheter des pulls. La situation est donc loin d'être symétrique.

La Russie dispose de marchés de repli ; elle peut notamment augmenter ses livraisons vers l'Asie. À peine la crise avait-elle commencé à prendre de l'ampleur, que la Russie et la Chine signaient un contrat pour développer un nouveau projet d'approvisionnement de la Chine en gaz russe par un gazoduc. Cependant, les réserves en question – qui prendront du temps à être exploitées – sont situées en Sibérie orientale, près du lac Baïkal. La diversification de ses marchés est dans l'intérêt de la Russie, même si les Chinois ont profité de la situation pour arracher aux Russes un prix apparemment très intéressant, légèrement inférieur à celui que la Chine paie actuellement pour le GNL. Sur ces marchés, la Russie est concurrencée par le Kazakhstan et le Turkménistan qui ont d'ores et déjà développé des productions gazières pour le compte de la Chine. Cette dernière ne montre d'ailleurs aucune volonté d'acheter les réserves de la Sibérie occidentale qui lui coûteraient extrêmement cher. Techniquement possible, la redirection de ces flux vers la Chine constitue donc une vue de l'esprit.

Si la diversification énergétique apparaît essentielle pour les pays consommateurs, il ne faut pas opposer les énergies les unes aux autres. La place du gaz reste importante ; après la catastrophe de Fukushima, lorsque les risques pesant sur les centrales nucléaires ont conduit le Japon à arrêter entièrement ses plus de cinquante réacteurs, c'est cette ressource qui a sauvé le pays. Que se passerait-il si la France devait arrêter la totalité de son parc nucléaire par crainte d'accident ? La diversification au sein de l'approvisionnement gazier est tout aussi cruciale. La France a compris depuis longtemps que se reposer sur un seul pays fournisseur représentait une folie. La relocalisation – évoquée à propos des productions agricoles – peut également être envisagée pour la production gazière qu'il est possible de continuer à développer en Europe.

Les stocks de gaz, en France comme dans les autres pays européens, représentent environ deux mois de consommation, soit 1,5 mois de consommation d'hiver. Il ne s'agit pas de réserves stratégiques que l'on maintiendrait de façon à faire face à des situations difficiles telles qu'une interruption complète des livraisons russes, mais de provisions utiles pour réduire les coûts d'approvisionnement. Les gazoducs débitant toute l'année un volume constant, on stocke le gaz à proximité des marchés pour ajuster la consommation saisonnière.

Total ne possède pas de raffineries de pétrole en Russie ; en revanche il y produit du pétrole. Aujourd'hui, notre entreprise n'est pas affectée par les tensions russo-ukrainiennes. Si, comme le montrent les sondages, les Russes soutiennent tous la politique de Vladimir Poutine, ils ne se sentent pas très confortables vis-à-vis du sujet et n'en veulent pas réellement à l'Occident. Aussi les activités de Total en Russie ne font-elles l'objet d'aucune sanction.

Yamal LNG – aux réserves suffisantes pour faire fonctionner le site pendant plus d'un siècle – produira quelque 20 giga mètres cubes de gaz par an, soit la moitié de la consommation française. Les accords sont signés et la décision d'investissement, prise en décembre dernier. La construction est en cours, notamment celle des nouveaux méthaniers brise-glace. Total a déjà dépensé plus de 6 milliards de dollars sur ce site. C'est par le biais du problème de financement que Yamal LNG est touche par la crise en cours. Le projet coûtant 27 milliards de dollars, il est difficile de le financer sur nos fonds propres ; nous avons donc besoin d'emprunts. Or aujourd'hui les banques américaines ne peuvent pas participer au financement et leurs consoeurs européennes sont également réticentes. En effet, la plupart des équipements étant facturés en dollars, elles craignent de subir le même sort que BNP-Paribas. On discute donc essentiellement avec des banques chinoises et russes. Enfin, un embargo éventuel sur l'utilisation de la technologie américaine – centrale dans les équipements gaziers et pétroliers – compromettrait véritablement le projet.

Le plan européen en matière de sécurité des approvisionnements, qui prévoit une augmentation des stocks, va dans le bon sens. Pour l'heure, des réserves stratégiques n'existent qu'en Italie et en Hongrie ; en créer d'autres semble utile, mais le prix du stockage peut se révéler prohibitif. Renforcer les infrastructures et les interconnexions entre les pays européens – qui dépendent les uns des autres – apparaît également bénéfique. Le réseau gazier étant prévu pour fonctionner dans toutes les circonstances climatiques, plus on multiplie les infrastructures, plus on dispose de chemins possibles pour le gaz en cas de problème.

La différence des points de vue entre Total et GDF Suez ne tient pas à leurs intérêts. Il n'est dans l'intérêt d'aucune des deux entreprises d'inciter l'Europe à se préparer à la crise : si le prix du gaz flambe en Europe cet hiver, Total fera plus de bénéfices ; cependant, en tant qu'acteur économique responsable, il ne saurait taire ses inquiétudes. L'analyse de GDF Suez semble trop centrée sur la France ; mais que fera-t-on si les Allemands font face à la pénurie et qu'ils arrêtent les flux de gaz qui transitent par leur pays vers le nôtre ? L'interdépendance des pays européens fait de l'approvisionnement gazier un problème commun. Sans estimer la crise certaine, nous trouvons le risque suffisamment élevé pour mériter que l'on s'y prépare.

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