Intervention de Hugues de Jouvenel

Réunion du 6 octobre 2014 à 16h00
Mission d'information sur la candidature de la france à l'exposition universelle de 2025

Hugues de Jouvenel, président de Futuribles :

Merci de votre invitation. Je commencerai par dire quelques mots de la prospective – le mot, à la mode, recouvre des pratiques assez diverses –, avant d'en venir aux tendances qui permettent d'esquisser l'éventail des possibles.

Le terme de prospective, dans son emploi actuel, est dû à Gaston Berger, qui l'utilise pour la première fois dans un article de 1957. Il y dit que lorsque l'on raisonne sur l'avenir, on a tendance à s'appuyer sur des précédents, des analogies ou des extrapolations, bref à prolonger les tendances observées dans le passé, alors que nous sommes dans un monde où tout change, où tout va de plus en plus vite, où les incertitudes s'accroissent, de sorte qu'à côté de ces procédés d'inspiration rétrospective il va nous falloir développer une attitude prospective.

En France, on attribue donc souvent à Gaston Berger la paternité de la prospective moderne. Pour moi, ce que l'on appelle aujourd'hui prospective a plutôt débuté aux États-Unis, sous l'impulsion du président Roosevelt, puis après guerre, sous l'effet de préoccupations essentiellement stratégiques, marquées par une très grande attention aux technologies de sécurité et de défense, tout spécialement à la bombe atomique. À la fin des années 1940 a été créée la RAND Corporation, qui, sous la houlette de Herman Kahn et de quelques collègues, a développé de nombreuses méthodes de prospective, depuis lors améliorées, modifiées, diversement adaptées, dont la méthode des scénarios ou la méthode Delphi.

En Europe, la prospective se développe plutôt à partir de la fin des années 1950. Outre Gaston Berger, on cite souvent à ce propos mon père, Bertrand de Jouvenel, qui fonda en 1960 le Comité international Futuribles, et Pierre Massé, président d'EDF, qui venait alors d'être nommé commissaire général au Plan et auquel le Premier ministre demanda en 1962 d'explorer ce qu'il pourrait advenir au cours des vingt années suivantes, en vue d'éclairer le Plan à cinq ans. C'est aussi l'époque où se développent en France, sous l'impulsion d'une DATAR puissante dirigée par Olivier Guichard, les grands exercices de prospective, dont le plus connu, Scénarios de l'inacceptable. Une image de la France en l'an 2000, demeure une référence aujourd'hui.

Les États-Unis et la France ne sont pas les seuls à emprunter cette voie, sur laquelle les suivent d'autres pays européens, le Japon, puis d'autres pays du monde, qui aujourd'hui se réfèrent à la prospective, au foresight, à la prévision, confondant souvent, d'ailleurs, ces différents termes.

S'il fallait résumer la prospective telle que nous la pratiquons à Futuribles et telle qu'elle me paraît pouvoir nous aider en l'espèce, je dirais qu'il s'agit d'abord d'une philosophie, d'une tournure d'esprit, bien plus que d'une boîte à outils. Cette philosophie, la voici résumée en quelques mots : l'avenir ne se prévoit pas, il se construit, au travers de décisions et d'actions humaines plus ou moins librement choisies, et pour autant que les décideurs soient capables en la matière de veille et d'anticipation.

On pourrait illustrer cette phrase par une métaphore, comme telle un peu réductrice, mais parlante. Nous sommes tous, et ce d'autant plus que nos responsabilités sont plus importantes, dans la position d'un capitaine de bateau qui dispose normalement à bord de deux instruments, correspondant à deux fonctions fondamentalement distinctes et éminemment complémentaires.

La vigie, la veille est ce que d'autres appellent maintenant intelligence stratégique, économique ou sociétale. Elle vise à tenter d'anticiper le vent qui se lève, l'iceberg qui barre la route, mais aussi à identifier sur le bateau lui-même les signes avant-coureurs des dysfonctionnements éventuels. Pour le dire autrement, il s'agit d'identifier dans le présent ce que l'on appelle classiquement des tendances lourdes ou émergentes, ce que d'autres encore qualifient de « signaux faibles » ; identifier dans le présent, en quelque sorte, des germes de futurs possibles.

Partant de ces germes, que peut-il advenir – de mon pays, de mon entreprise, de notre environnement ? Telle est la question qui vient spontanément à l'esprit ensuite. Il s'agit là de prospective exploratoire, assez foncièrement différente des méthodes prévisionnelles classiques : celles-ci ont en commun de reposer sur l'extrapolation à partir des tendances du passé, alors qu'en prospective on insistera sur le fait que demain ne diffère pas nécessairement d'aujourd'hui exactement de la même manière qu'aujourd'hui diffère d'hier, que les mêmes choses n'évoluent pas toujours de la même façon, au même rythme ni dans le même sens, qu'il peut exister des phénomènes de discontinuité et de rupture. Ces ruptures, on peut les subir, ainsi le choc pétrolier ; on peut aussi les provoquer, par exemple sur un marché lorsque l'on décide d'adopter une politique d'innovation. On s'efforcera également de tenir compte des acteurs impliqués, de leurs pouvoirs respectifs, des stratégies ou des politiques, plus souvent implicites qu'explicites, qu'ils conduisent.

Cette prospective exploratoire n'a d'autre objectif que de mettre en évidence, avant qu'il ne soit trop tard, c'est-à-dire avant que l'incendie ne se soit déclaré, les défis auxquels nous risquons d'être confrontés à court, moyen et long terme, afin de nous demander cette fois en tant qu'acteurs, usant maintenant du gouvernail, ce que nous pouvons et ce que nous estimons souhaitable et réalisable, à tel ou tel horizon temporel.

Que désigne ce « nous », dans le cas qui nous occupe ? Un acteur qui incarnerait le Grand Paris ? Les pouvoirs publics français dans leur ensemble ? Telle ou telle entreprise ? Ces différents acteurs n'ont pas exactement la même latitude d'action ni la même représentation de ce qui est souhaitable et réalisable à l'avenir.

L'association que je préside a pour vocation première de débroussailler le présent, en s'efforçant de distinguer les aspects conjoncturels, anecdotiques, qui feront sans doute la une des médias, des faits révélateurs de tendances plus ou moins lourdes ou émergentes, voire des signes avant-coureurs de discontinuités et de ruptures.

C'est de cette manière que je me propose de mettre ici en évidence certaines tendances lourdes à l'horizon des dix prochaines années, sans prétendre être exhaustif ni prédire un avenir qui, à mes yeux, n'est pas prédéterminé et échappe ainsi à tout exercice de prospective scientifique.

J'ai eu la chance de travailler sur une éventuelle candidature de la France à une Exposition universelle dans les années 1980 ; les aspects contextuels que je vais aborder nous paraissaient alors relativement importants. Mais il est vrai qu'en l'occurrence, l'entreprise n'a pas précisément été un succès !

En 1950, les pays de l'OCDE réunissaient un quart de la population mondiale. En 2025, ils en représenteront sans doute 10 %, l'Union européenne sans doute un peu moins de 5 %, et la France, à coup sûr, moins de 1 %, même si nous ne pouvons naturellement connaître aujourd'hui les chiffres exacts. Un autre indicateur global est fourni par le PIB mondial ; il vaut ce qu'il vaut, et l'on pourrait disserter des heures durant sur ses limites. Quoi qu'il en soit, en 1980, il se composait pour un petit tiers du PIB des États-Unis, pour un autre petit tiers de celui de l'Europe et, pour un tiers encore un peu plus petit, de celui de l'Asie – c'est-à-dire, à l'époque, le Japon. Depuis, la situation a beaucoup évolué. Aujourd'hui, si les États-Unis maintiennent à peu près leur rang, la part relative de l'Europe s'est effondrée et celle de l'Asie a fortement augmenté.

Il faut évidemment se méfier des prévisions, mais celles que réalise au niveau macroéconomique le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), rattaché à France Stratégie, sont édifiantes. Comme celles de l'OCDE, elles concernent l'horizon 2050 à 2060, ce qui n'est peut-être pas pertinent. Il en ressort en tout cas que notre PIB par habitat décline par rapport à celui des autres pays, à parité de pouvoir d'achat. On retrouve ce qu'annonçait le programme Interfuturs de l'OCDE à la fin des années 1970 : l'épicentre du monde – référence à Fernand Braudel – se déplace de l'Atlantique vers le Pacifique. C'était plutôt bien vu, même si aucun d'entre nous ne saurait dire ce que seront dans dix ans la Chine, l'Inde et d'autres émergents plus petits que l'on a souvent le tort de négliger, comme le Vietnam ou la Corée.

Troisièmement, de grands auteurs – je songe à Fukuyama – ont pu considérer la chute du mur de Berlin, qui n'est que l'emblème de la rupture avec la longue guerre froide, comme marquant la fin de l'histoire et l'avènement d'une ère pacifique dominée par le modèle occidental d'économie de marché et de démocratie. Or ce n'est pas du tout ce que l'on observe aujourd'hui. On voit désormais se multiplier les risques multipolaires de toute nature – internes aux pays, entre pays, transnationaux – et apparaître des acteurs qui ne sont eux-mêmes plus seulement étatiques ni tribaux, mais, par nature, mondiaux – au risque de paraitre provocateur, d'Al-Qaida à Microsoft !

Quoi qu'il en soit, l'épicentre démographique et économique de notre monde s'est assurément déplacé et risque de se déplacer encore, dans la mesure où l'Union européenne traverse sans doute la pire crise de son histoire : cette crise risque bien de ne pas être purement conjoncturelle dès lors que les trajectoires économiques et sociales des différents pays européens sont de plus en plus divergentes.

Parmi les innombrables chiffres que l'on pourrait citer, le plus effrayant, pour la France, concerne l'emploi. Tous les pays européens ont connu à peu près la même évolution démographique, se sont tous réclamés peu ou prou du même modèle social – celui de l'économie sociale de marché –, ont été confrontés au même choc de l'avènement des nouvelles technologies, au même contexte international. Pourtant, depuis quarante ans, le taux d'emploi, c'est-à-dire la proportion de personnes d'âge actif en emploi – indicateur beaucoup plus pertinent que le taux de chômage –, a continûment augmenté au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves, où il dépassait 70 % en 1970, alors que la France en est restée à son niveau d'alors, soit 63 %. Les chocs externes sont les mêmes, mais les arbitrages et la capacité d'adaptation diffèrent. Les trajectoires divergent de même dans un autre secteur, l'énergie, où il paraissait logique que se crée un marché unique.

En d'autres termes, nous ne sommes pas dans une position très heureuse vis-à-vis de notre environnement extérieur.

Regardons maintenant à l'intérieur. Car une exposition universelle, c'est une vitrine : avons-nous donc quelque chose à montrer, un message à délivrer, et, ce faisant, sommes-nous crédibles ? Notre système productif n'a manifestement pas consenti les efforts d'adaptation et d'innovation nécessaires, alors que nous disposions d'atouts considérables ; peut-être nous sommes-nous endormis sur nos lauriers ; sur le décrochage de notre industrie et d'une partie de notre secteur tertiaire, inutile de reproduire ici les conclusions du rapport Gallois et d'innombrables autres travaux.

Le système de protection sociale est un autre volet important de notre mode d'organisation collective. Fondé par les ordonnances Laroque, il repose sur un principe assurantiel, celui de la sécurité sociale, selon lequel les biens portants sont supposés payer pour les malades, les actifs en emploi pour les chômeurs ou les retraités, etc. Ce système est aujourd'hui confronté à une crise d'abord financière, en grande partie liée au déséquilibre croissant entre le nombre d'actifs effectivement occupés et cotisants et le nombre d'inactifs allocataires, jeunes, chômeurs ou âgés, ainsi qu'à un déséquilibre encore plus marqué entre le rendement des cotisations et la croissance des dépenses.

Ce phénomène s'aggrave et va continuer de s'aggraver parce nous avons reçu en héritage une politique d'ajustement par le sous-emploi sur laquelle se sont cordialement entendus les syndicats, le patronat et les pouvoirs publics. Notre niveau d'emploi est très médiocre et l'on ne voit pas très bien comment non pas inverser la courbe du chômage, mais retrouver une véritable dynamique de création d'emplois. J'ai récemment eu l'occasion de faire le calcul suivant : pour atteindre un taux d'emploi à peu près correct à l'horizon 2020, il faudrait une création nette de trois millions d'emplois ; nous n'y sommes pas !

S'y ajoute le vieillissement démographique, avec l'arrivée à la soixantaine des générations nombreuses dites du baby-boom. Cette conjonction de sous-emploi et de vieillissement démographique conduit à penser que notre système de protection sociale est aujourd'hui au bord de l'explosion, d'autant que, pour l'instant et quels que soient les gouvernements, nous avons adopté des politiques d'ajustement au jour le jour, en nous nourrissant de leurres – dont celui, longtemps entretenu par l'INSEE ou le Commissariat général au Plan, selon lequel la population active allait spontanément commencer de se réduire en 2006, de sorte que l'on n'aurait aucune difficulté à maintenir les seniors en activité plus longtemps. La crise financière du système semble ainsi se doubler d'une crise de légitimité et d'efficacité.

Dix ans, c'est donc bien le moins pour redonner un élan à notre économie et à notre société, qui n'est pas sans richesses. Or, cet élan, je ne le vois guère poindre aujourd'hui. Positivons, me direz-vous : peut-être une grande ambition comme celle d'organiser l'exposition universelle pourrait-elle justement stimuler les citoyens et les acteurs économiques, sociaux et politiques. Si tel est l'objectif, on ne peut que s'en féliciter. J'ai salué l'initiative d'une réflexion sur ce que serait la France en 2025, confiée l'année dernière par le Président de la République au Commissariat général à la stratégie et à la prospective, car nous avons bien besoin de dix ans, et d'un cap qui donne sens et cohérence à notre action, pour redresser un bateau qui prend l'eau. J'ai donc lu très attentivement le récent rapport de France Stratégie. Or je n'y ai trouvé nulle description d'un projet enviable et réalisable pour la France, mais une série de mesures plus ou moins salutaires, plus ou moins cohérentes.

Bref, je suis inquiet de l'avenir de notre pays. Dix ans, ce n'est rien. Le réseau du Grand Paris sera-t-il achevé d'ici là ? Le projet d'exposition universelle est-il susceptible de redynamiser les acteurs ? Si tel n'est pas le cas, je crains que l'on ne nous dise, à nous, petit village dans un monde qui a grandi, que nous jouons les Astérix mais que la baudruche va vite se dégonfler. Dix ans pour rebattre les cartes du contrat social, pour refonder une éducation nationale digne de ce nom, qui corrige les inégalités liées à la naissance, qui produise non des diplômés mais des personnes qualifiées ayant le goût d'entreprendre, ce n'est rien vu l'inertie inhérente à ces phénomènes.

Certes, dix ans ont suffi à Google pour bouleverser la donne. Mais je fais partie de la génération qui a participé aux travaux de la DATAR dans les années 1970 et 1980, persuadée de pouvoir, grâce à la télématique et au Minitel, repeupler le plateau de Millevaches et créer ce que l'on appellerait aujourd'hui un pôle de compétitivité dans des territoires ruraux en voie de désertification. Or ce n'est pas du tout arrivé au rythme escompté, parce que la technologie ne suffit pas : encore faut-il qu'elle se diffuse dans le corps social, que celui-ci se l'approprie et en détermine les usages. En d'autres termes, le sentiment très répandu que tout change, que tout va de plus en plus vite et que dix ans peuvent tout bouleverser ne doit pas masquer l'existence d'importantes inerties.

J'aimerais vous dire que notre pays porte en germe d'innombrables innovations, une véritable envie d'entreprendre, et que seuls le liant et la synergie font défaut. Le problème est que ces derniers facteurs ne se décrètent pas et que ceux qui sont supposés jouer un rôle de catalyseur ou d'« orchestrateur de talents », selon une expression usitée dans la littérature managériale – dirigeants politiques, syndicaux, partenaires sociaux en général –, préfèrent la gestion et la communication à la politique au sens le plus noble du terme et à l'idée du bien commun. Il nous manque la flamme !

Il nous manque aussi une représentation du monde à construire. Car la crise, je le répète, n'est pas conjoncturelle : elle manifeste une transition longue et pénible entre un monde qui n'en finit pas de mourir et un autre qui reste à inventer. Pouvons-nous dire aujourd'hui que la France sera le fer de lance de cette nouvelle aventure pour l'humanité ? J'aimerais répondre par l'affirmative. Si je le pouvais, j'encouragerais notre pays à organiser l'exposition universelle, car nous aurions alors quelque chose à dire au reste du monde – et à lui montrer, car la France est bien connue pour manier habilement le verbe sans que celui-ci soit suivi d'actions. En somme, l'aventure est très séduisante sur le principe, mais elle implique une candidature solide, pour nous éviter de revivre les échecs du passé.

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