Intervention de Jean-Ludovic Silicani

Réunion du 18 juin 2014 à 10h00
Commission des affaires économiques

Jean-Ludovic Silicani, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, ARCEP :

Il s'agit bien du volume de télécommunications. Cette croissance forte tient au fait que le nombre d'abonnés augmente de 5 % par an, sur le mobile comme sur le fixe – le marché est donc en croissance – mais aussi au fait que la consommation s'accroît et que les déploiements, qui sont la concrétisation de l'investissement des opérateurs, croient rapidement. La 4G est partie à une vitesse extraordinaire, bien plus importante que ce que prévoyaient les obligations du régulateur et les estimations des supposés experts. De même, s'agissant du fixe, plus de onze millions de foyers sont éligibles au très haut débit, dont trois millions via la fibre optique. Voilà pour le volet positif de l'état du secteur des télécommunications dans notre pays. Il y a aussi un volet qui pose davantage de questions : une baisse importante des prix – qui était l'objectif des décisions prises en 2008-2009, j'y reviendrai – d'environ 40 % pour les particuliers entre 2011 et 2013, une baisse d'environ 20 % des offres entreprises – j'insiste sur ce point car on a parfois tendance à oublier ce marché, qui représente quinze milliards par an : une baisse de 20 % représente environ trois milliards, c'est-à-dire presque autant que ce qu'a apporté le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en 2013 – les services publics comme les universités ou les hôpitaux ayant également bénéficié de ces baisses. Celles-ci ont entraîné une diminution des chiffres d'affaires des opérateurs, passé d'un peu plus de quarante milliards d'euros il y a trois ans à environ trente-cinq milliards d'euros aujourd'hui, soit une baisse de 12 % du chiffre d'affaires qui a provoqué, rien ne sert de le cacher, une baisse des marges. Les marges demeurent néanmoins suffisantes pour investir – il s'agit du fil rouge suivi à l'ARCEP comme par les autres autorités publiques et les acteurs économiques. D'ailleurs, cet investissement demeure au niveau record atteint ces trois dernières années, soit plus de sept milliards d'investissement, hors achat de fréquences. L'investissement est donc à un niveau record, nécessaire pour déployer les nouveaux réseaux fixes et mobiles – il s'agit d'une industrie capitalistique. S'agissant de l'emploi, force est de constater qu'au sein du secteur des télécommunications, les années 2000 ont été marquées par une perte d'à peu près trois mille emplois par an en tendance longue. Cette baisse a été endiguée en 2010, 2011 et 2012 puisque le nombre d'emplois directs des opérateurs est remonté légèrement, avant de diminuer à nouveau d'à peu près trois mille emplois en 2013. Au final, le niveau d'emplois de 2013 est similaire à celui de 2009. Il s'agit d'une question essentielle sur laquelle, j'imagine, nous reviendrons. Voilà pour les principaux chiffres du secteur. Ces grandes évolutions sont communes aux pays d'Europe occidentale et aux États-Unis : baisse des chiffres d'affaires, des prix et de l'emploi – cinq cent mille emplois ont été supprimés en quelques années dans le secteur aux États-Unis, ce qui signifie qu'en comparaison des PIB, la France aurait pu perdre cent mille emplois. Ce phénomène est mondial et touche une industrie qui est le siège d'énormes gains de productivité. Or, comme cela se passe souvent dans l'industrie, ces gains de productivité génèrent parfois, au cours de certains cycles, des baisses d'emplois que l'on ne peut que déplorer.

Ces grandes tendances s'expliquent par deux évolutions technico-économiques : la convergence des réseaux fixe et mobile, qui est à l'oeuvre dans tous les pays du monde – un opérateur ne peut plus être présent que sur l'un des réseaux, comme l'ont montré les stratégies de Bouygues Telecom et de Free, l'un passant du mobile au fixe et l'autre faisant le chemin inverse – et la numérisation – les télécoms apportent la numérisation mais sont aussi l'objet d'une numérisation qui réduisent leurs coûts, et il ne faut pas l'ignorer.

Deuxièmement, j'en viens aux questions plus politiques – au bon sens du terme – qui concernent l'avenir de ce secteur, et les moyens d'aller vers ce que j'appelle une consolidation dynamique, qui pourrait selon moi constituer un objectif commun à tous les acteurs publics et privés. Avant de détailler les pistes d'action qui me semble pertinentes, permettez-moi d'opérer un retour dans le passé. En 2008 et 2009, plusieurs décisions ont conduit à l'entrée sur le marché mobile d'un quatrième opérateur, déjà présent sur le marché fixe. Il me semble qu'il faille être honnête, exact, et lucide. Sur le marché mobile, les années 2000 se sont caractérisées par une entente organisée et signée par les trois opérateurs mobiles historiques – Orange, SFR et Bouygues Telecom – qui a fait l'objet d'une condamnation considérable de l'Autorité de la concurrence – plus de 500 millions d'euros. N'oublions pas qu'il s'agissait d'une entente signée et qu'il était littéralement inscrit sur une feuille de papier qu'Orange, SFR et Bouygues Telecom auraient chacun un certain pourcentage de parts de marché. Autant je peux concevoir – même si c'est complètement illégal – les raisons pour lesquelles Orange et SFR ont signé cette entente, puisqu'il s'agissait de protéger leurs positions, mais je ne comprends pas ce qui a poussé Bouygues Telecom à prendre part à cette entente. Je n'en dirai pas plus à ce stade. L'Autorité de la concurrence sanctionna très fortement cette entente, ce qui constituait un signal adressé aux opérateurs économiques, et pourtant, rien ne changea. L'ARCEP, à plusieurs reprises, tenta de convaincre les opérateurs mobiles d'accueillir des opérateurs mobiles virtuels (MVNO), comme c'était le cas dans plusieurs pays européens, mais rien ne changea, jusqu'à ce que nous menacions de réguler le marché. Le Parlement intervint, via l'adoption de la loi dite « Chatel », afin de fluidifier le marché mobile, mais rien ne changea. Nous nous trouvions donc dans une situation où des acteurs, désignés justement sous le terme de « rentiers » par M. Arnaud Montebourg, ont établi des marges de 50 %, ce qui est supérieur aux pratiques de l'industrie du luxe, sans affecter leur produit à l'amélioration du pouvoir d'achat des particuliers et des entreprises ou à l'investissement. Nous avons d'ailleurs mis en demeure Orange et SFR, dès mon arrivée à l'ARCEP, car ils avaient trois années de retard s'agissant du déploiement du réseau 3G. Les trois opérateurs mobiles se partageaient donc une rente totalement improductive. Face à cette situation, que devait faire l'État ? Rien, ou prendre ses responsabilités ? L'État – Gouvernement, Parlement, régulateur – prit ses responsabilités. Le Premier ministre décida d'attribuer la quatrième licence mobile, alors sur étagère, et demanda à l'ARCEP de fixer les conditions de son attribution. Monsieur le président, vous m'avez demandé ce que nous aurions dû faire. Comme vous l'avez rappelé, j'ai été nommé à l'ARCEP en mai 2009 et n'étais donc pas aux commandes à ce moment puisque le Premier ministre a pris sa décision à la fin de l'année 2008 tandis que le collège de l'ARCEP a fixé les conditions d'attribution en mars 2009. Néanmoins, si j'avais été président de l'ARCEP à cette époque, j'aurais conseillé au Premier ministre de prendre la décision qu'il a prise, et j'aurais voté les conditions d'attribution que le collège de l'ARCEP a voté trois mois avant mon arrivée. Je suis très clair sur ce point.

Aujourd'hui, cette décision a produit plusieurs effets : les prix ont baissé, la concurrence s'est accrue, il y a eu une séparation des offres entre les terminaux et les services – ce qui existait dans d'autres pays d'Europe. Ainsi la France, où les prix se situaient 25 % au-dessus de ceux constatés dans les autres pays européens, a vu les prix passer sous la moyenne européenne, même s'ils demeurent supérieurs à ce qui est pratiqué au Royaume-Uni. Toutefois, comment parvenir aujourd'hui à la consolidation dynamique que j'appelais tout à l'heure de mes voeux ? Cet objectif me paraît atteignable au cours des deux prochaines années. En effet, les prix tendent à se stabiliser. La baisse des prix a été extrêmement rapide de mi-2012 à mi-2013, c'est-à-dire durant la première année après l'arrivée de Free sur le marché mobile. Elle fut aussi quasiment verticale, atteignant 25 % en une année. Mais depuis cette date, comme le montre très clairement l'observatoire de l'ARCEP, consultable en ligne depuis quelques semaines, elle connaît un net ralentissement. Je ne suis pas madame Soleil et personne dans cette salle ne peut faire de prévisions parfaites en la matière, mais l'on peut penser que les prix vont se stabiliser d'ici la fin de l'année ou au début de l'année 2015, à un niveau sans doute proche de celui que nous connaissons actuellement. Mais ce n'est pas suffisant.

D'après moi, quatre actions peuvent être menées. Je vous les présente afin que nous en discutions ensemble, d'autant qu'elles relèvent tant des entreprises que des pouvoirs publics. La première consiste à ne pas bloquer la modernisation des entreprises du secteur, essentielle à leur développement et aux investissement. On ne peut que saluer, de ce point de vue, le projet relatif à la 5G élaboré par Orange, Alcatel-Lucent et Thalès, et sur le point d'être proposé à la Commission européenne : il faut que les acteurs des télécommunications réinvestissent dans l'innovation, ce qui fut leur principale lacune au cours des années 2000, alors qu'ils avaient grandement animé le marché de l'innovation dans les années 1990. Les opérateurs doivent innover, notamment sur les terminaux et la 5G. La deuxième action à encourager consiste, pour les opérateurs, à parvenir à expliquer aux consommateurs qu'une offre correspond à un prix et à un certain niveau de qualité de service. Depuis 2010, l'ARCEP a tenté d'engager les opérateurs sur cette voie, avec un succès limité. À force de considérer que la question de la qualité de service était secondaire, les opérateurs ont commis une erreur – sans doute n'avons-nous pas été suffisamment efficaces – et ont laissé un champ extraordinairement libre aux offres à bas prix puisque les consommateurs n'avaient que cet indicateur. Les opérateurs auraient dû, comme dans tous les autres secteurs, mettre l'accent sur la qualité. Nous avons repris ce travail avec eux depuis 2013 et ils semblent avoir saisi combien ce point est important. À ce titre, je vous informe que l'ARCEP publiera, dès la semaine prochaine, le résultat de son enquête annuelle sur la qualité de service, qui montrera des différences importantes sur la qualité de service entre les opérateurs mobiles. À mon sens, cela incitera ceux qui investissent dans la qualité à continuer à le faire et ceux qui ne le font pas suffisamment à s'y mettre. La troisième action que je suggère est de favoriser autant que possible la mutualisation. Nous l'avons fait massivement sur la fibre optique puisque, vous le savez, le cadre défini par l'ARCEP vise à mutualiser 90 % des investissements avec, sauf dans les zones denses, soit un réseau unique privé lorsque c'est rentable, soit un réseau unique public dans les zones moins rentables. Le régulateur a également innové sur la 4G puisque nous avons encouragé la mutualisation dans les zones les moins denses. Bouygues Telecom et SFR ont d'ailleurs signé un accord de mutualisation. Tous les accords de mutualisation dans les zones les moins denses sont efficaces : ils réduisent la dépense et permettent d'améliorer l'efficacité des opérateurs économiques. Enfin, la quatrième action consiste à réorganiser le secteur vers plus de concentration. De même qu'il était utile en 2008-2009 de faire entrer un quatrième opérateur pour réanimer un marché mobile congelé, stérilisé et inerte, de même aujourd'hui, on peut envisager, comme je l'ai dit au forum « télécoms » organisé par Les Échos la semaine dernière, que le marché se reconcentre raisonnablement. D'ailleurs, cette concentration est en marche puisqu'il y a un projet de rapprochement entre Numericable et SFR, examiné par l'Autorité de la concurrence. Il pourrait y avoir d'autres opérations de concentration, qui concerneront forcément, si elles ont lieu, l'opérateur le moins important du secteur – Bouygues Telecom. Nous devons néanmoins respecter le choix de l'entreprise de demeurer pour l'heure indépendant, en investissant afin d'essayer de redresser l'entreprise. Monsieur le président, j'en ai terminé avec mon propos liminaire et serai ravi de répondre aux questions des parlementaires.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion