Intervention de Patrick Boissier

Réunion du 16 avril 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Patrick Boissier, président de DCNS :

Je remercie vivement la commission de recevoir aujourd'hui les industriels qui interviennent dans le domaine de la dissuasion. Je ne rentrerai pas dans les considérations stratégiques et opérationnelles car elles relèvent d'un dialogue entre le politique et le militaire. Je me contenterai de rester dans le rôle qui est le mien, celui d'un industriel.

Les déclarations et les décisions du président de la République allant dans le sens du maintien des fondamentaux de la Force océanique stratégique sont très importantes pour le groupe DCNS. Depuis près de soixante ans nos compétences et notre outil industriel ont été construits grâce aux programmes de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et nous nous félicitons de pouvoir poursuivre cette activité à très forte valeur ajoutée technologique.

Nous sommes néanmoins conscients que les temps ont changé et que nous devons apporter notre part aux efforts faits par la France pour contenir le budget de la dissuasion au juste nécessaire.

La France a largement réduit ses investissements pour la dissuasion, notamment en passant de six à quatre SNLE. Tous programmes confondus, les dotations consacrées chaque année à la dissuasion se situent entre trois et quatre milliards d'euros, soit 0,2 % du PIB. Par ailleurs, la réduction des coûts est, sous le contrôle de la direction générale de l'armement (DGA), un souci et un effort permanent des industriels.

Au-delà du prix de notre souveraineté, le budget consacré à la dissuasion doit être vu comme un budget d'investissement, qui profite à toute l'industrie de défense mais aussi à l'industrie civile, un budget aux retombées positives pour l'économie et pour l'emploi.

90 % de la valeur ajoutée des grands groupes de défense français est créée en France, faisant des dépenses d'équipements un important levier de croissance et de ré-industrialisation.

Il n'y a pas de cloison étanche entre la dissuasion et les forces conventionnelles. Il existe au contraire de très fortes synergies, les technologies et procédés industriels développés au profit de la dissuasion ont de nombreuses retombées pour l'industrie de défense en général. Ainsi les technologies de la métallurgie des coques, celles de l'informatique des systèmes de combat ou celles de la propulsion développées pour les SNLE, bénéficient également aux sous-marins classiques et aux navires de surface. Elles contribuent aux autres programmes nationaux et à l'export.

Et la réciproque est vraie ! À leur tour, ces programmes conventionnels et l'export permettent d'améliorer les performances industrielles et d'atténuer les ruptures de charges de l'outil de conceptionproduction, contribuant ainsi à faire baisser les coûts des programmes nucléaires. Cette fertilisation croisée entre programmes nucléaires et conventionnels, entre programmes nationaux et export, est un levier d'optimisation industrielle permanente.

Mais plus encore, les investissements consentis pour la dissuasion sont un moteur de croissance et une locomotive technologique pour toute l'industrie française. Les exemples de retombées industrielles des développements technologiques réalisés pour la dissuasion sont nombreux, qu'il s'agisse de supercalculateurs, de métallurgie, d'acoustique, de matériaux amortissants, de système de réfrigération et de tant d'autres, au premier rang desquels la contribution de la propulsion nucléaire au développement de l'industrie nucléaire française.

La dissuasion est au coeur de l'activité industrielle, des innovations et des développements technologiques de DCNS. Elle représente près d'un tiers de notre activité, et près de 8 000 emplois directs et indirects à forte valeur ajoutée.

Acteur industriel majeur de la composante océanique, le groupe est en charge de la construction et de l'entretien des SNLE, des SNA et du porte-avions. Maître d'oeuvre d'ensemble, DCNS est l'un des très rares industriels au monde capable d'assurer la conception, la construction, le maintien en condition opérationnelle puis le démantèlement et la déconstruction de systèmes aussi complexes que les SNLE.

Tous les sites du groupe DCNS participent à la réussite de ce challenge : Lorient pour la conception, Cherbourg pour la conception et la construction des SNLE, Toulon Saint-Tropez, Ruelle, pour certains équipements et systèmes d'armes, Indret pour la propulsion et les éléments essentiels de la chaufferie, et Brest pour les modernisations et le maintien en condition opérationnelle des SNLE.

Le groupe oeuvre simultanément sur trois générations de SNLE.

À Cherbourg, largement engagé par ailleurs dans le programme Barracuda, nous assurons les travaux de démantèlement des installations nucléaires des SNLE de première génération. Nous avons souhaité nous impliquer dans la déconstruction des SNLE pour y apporter notre compétence de concepteur afin que ces opérations, dont l'enjeu environnemental est majeur, prennent en compte la complexité du bâtiment ainsi que le caractère sensible, en termes de sécurité et de confidentialité, de la plupart de ces installations. Nous assumons ainsi notre responsabilité de concepteur sur tout le cycle de vie.

À Brest, nous assurons à l'Île Longue l'entretien courant des SNLE. Et nous avons achevé en juillet 2013 une opération majeure et complexe pour la modernisation du Vigilant, avec l'adaptation du sous-marin au nouveau missile M51 et la mise en place un nouveau système de gestion de combat. C'est maintenant au tour du Triomphant de connaître la même IPER adaptation.

Parallèlement nous menons les études du SNLE de troisième génération. Elles doivent permettre de répondre à un double défi, technologique et industriel d'une part, budgétaire d'autre part. Nous étudions en particulier les gains que pourrait apporter un nouveau mode de construction beaucoup plus modulaire.

L'excellence acquise dans le domaine de la dissuasion est un formidable levier pour l'exportation. Les développements technologiques réalisés à l'occasion du programme Triomphant ont largement bénéficié à la conception du Scorpène qui a permis à DCNS d'assurer des succès au Chili, en Malaisie, en Inde et au Brésil. Grâce à cela, au cours des cinq dernières années, DCNS a enregistré 41 % de ses commandes sur l'international et a compté pour 26 % des exportations des industries de défense françaises.

Malgré la complexité et la durée de ces programmes, DCNS maîtrise ses coûts et respecte ses engagements. Le dernier SNLE, le Terrible a été livré en 2011 en respectant parfaitement les engagements de coûts et de délai pris dix ans auparavant. Après trente mois de travaux d'IPER adaptation, le Vigilant a été réceptionné à la date prévue au contrat, là aussi en respectant l'enveloppe budgétaire. En tenant ses engagements sur ces opérations longues, complexes et risquées, DCNS démontre sa capacité à relever les défis techniques et industriels les plus ambitieux.

Dans le cadre de notre projet d'entreprise, Championship, nous nous sommes engagés dans une démarche d'amélioration permanente de la performance en termes de coûts, de délai, de qualité et de réponse aux attentes de notre client national. Citons, parmi les moyens mis en oeuvre : l'association des chantiers de production et des fournisseurs à la conception du sous-marin, l'achat autant que possible d'équipements sur étagère ou encore la prise en compte dès la conception des problématiques de MCO afin de réduire les coûts d'exploitation et d'entretien.

Le point d'alerte sur lequel je souhaite réellement insister est celui du maintien des compétences et des capacités industrielles nationales de conception et de construction de la composante océanique.

En France le lancement opportun du programme Barracuda a limité le risque de rupture dans les compétences, la notification des contrats d'études du futur moyen océanique de dissuasion depuis cinq ans a permis également de les maintenir à un niveau juste suffisant pour concevoir un nouveau SNLE : cet effort doit être poursuivi.

Il s'agit d'une équation très complexe pour l'État et pour DCNS, compte tenu de l'étalement des programmes et de l'augmentation de la durée de vie des SNLE. On parle de stricte suffisance opérationnelle, mais il est très important de réaliser qu'il y a aussi une stricte suffisance sur le plan industriel. Certaines compétences clés ne sont plus aujourd'hui détenues que par un très petit nombre de personnes.

Pour nous, industriels, c'est aussi sous cet angle que doit être analysé l'enjeu d'un éventuel abandon de la permanence à la mer. Cette posture nous impose l'excellence sur le plan industriel elle induit une forme de tension qui interdit tout relâchement. Y renoncer reviendrait à ouvrir une brèche irrémédiable. Certains considèrent, par exemple, que le drame du Koursk trouve son origine dans la fin de la permanence à la mer en Russie.

Il faut mettre en perspective les gains escomptés face aux risques encourus. Par exemple, la suppression d'une IPER adaptation reviendrait à créer un trou de charge de trois ans. Pour des économies qui ne seraient pas à la hauteur des enjeux, nous pourrions très rapidement être incapables d'assurer le maintien de nos compétences souveraines. Ces compétences sont extrêmement longues à acquérir, très rapides à perdre et presque impossible à récupérer. Les exemples étrangers sont sans appel : soit nous faisons en sorte de ne pas perdre nos compétences, soit nous renonçons à notre autonomie en acceptant l'idée de devenir dépendant d'autres pays.

Il faut avoir conscience que les décisions majeures concernant la dissuasion française ne seront pas réversibles. Il serait totalement illusoire d'imaginer qu'un relâchement transitoire de l'effort est possible sans engager le destin de la France sur le temps long.

Voilà les messages que je souhaitais vous faire passer sur le rôle de formidable locomotive technologique de la dissuasion et sur la réalité d'une stricte suffisance industrielle qui nous impose une responsabilité particulière. Je souhaite aussi, pour conclure de manière positive mettre en avant la passion, le sens de l'État et les compétences exceptionnelles des femmes et des hommes qui bâtissent la dissuasion. Grâce à eux et à l'investissement constant des générations qui nous ont précédées, notre pays est capable d'accomplir un extraordinaire exploit technologique et industriel dont nous pouvons être fiers.

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