Intervention de Gabriel Serville

Séance en hémicycle du 5 février 2014 à 21h30
Formation professionnelle — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGabriel Serville :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui s’attelle à la lourde tâche d’opérer une profonde et nécessaire mutation de notre modèle de formation professionnelle en retranscrivant les objectifs des différents accords nationaux interprofessionnels intervenus depuis deux décennies. Il s’inscrit ainsi dans la continuité de la loi de sécurisation de l’emploi en pérennisant l’obligation de former.

Pour cela, il opère un véritable changement de vision de la formation professionnelle de la part du salarié comme de l’employeur, celle-ci devenant résolument non pas une charge, mais un investissement pour l’amélioration de la qualification des salariés et donc un atout pour la compétitivité de notre économie.

Pour ce faire, il remplace le droit virtuel qu’était le droit individuel de formation par un droit concret, le compte personnel de formation. Celui-ci permettra notamment de mettre en place un véritable droit à la formation initiale et permettra ainsi à des centaines de milliers de nos concitoyens d’accéder à une première qualification professionnelle. J’insiste sur ce point qui est particulièrement important dans la région que je représente, où plus d’un adulte sur deux ne possède aucun diplôme.

Concrètement, avec ce texte, la Région deviendra définitivement le chef de file de la politique de la formation. Cela permettra, à condition que les financements idoines lui soient attribués, contrairement à ce qui a souvent été le cas par le passé, de proposer aux salariés et aux non-salariés une offre de formation adaptée aux réalités du marché de l’emploi local. Cette condition est nécessaire au succès des politiques de formation pour l’emploi, et ce, particulièrement dans les territoires d’outre-mer, où les réalités de terrain sont sans commune mesure avec celles que l’on observe dans l’hexagone.

Je ne peux ainsi que saluer la cohérence qui se dégage de ce texte entre l’action du Gouvernement et les revendications présentées par les collectivités et les partenaires sociaux.

Toutefois, si je me réjouis de la volonté du Gouvernement de réformer en profondeur un système de formation professionnelle devenu définitivement obsolète et bien souvent inefficace, je ne peux m’empêcher, une fois n’est pas coutume, de tirer la sonnette d’alarme en ce qui concerne le marasme que connaît la formation, qu’elle soit initiale ou professionnelle, en Guyane. J’en veux pour preuve la convention cadre de partenariat pour l’accès à la formation et l’accompagnement vers l’emploi des publics en difficulté d’insertion signée le 11 janvier 2013 entre la région Guyane et le ministre délégué à la formation de l’époque, monsieur Thierry Repentin, par laquelle l’État reconnaît « la situation particulièrement préoccupante des jeunes en Guyane et leurs difficultés spécifiques d’insertion sociale et professionnelle ».

Vous me permettrez donc, monsieur le ministre, de profiter de cette tribune pour vous exposer la situation de cette région en proie à toutes les difficultés, nonobstant les réels progrès réalisés par les acteurs économiques durant ces derniers mois.

Selon les recensements de l’INSEE, la population guyanaise apparaît en moyenne moins diplômée qu’en métropole ou aux Antilles. Ainsi, près de 53 % des résidents guyanais âgés de plus de quinze ans déclarent ne posséder aucun diplôme, soit dix points de plus qu’aux Antilles et trente-trois de plus qu’en France hexagonale. En sus, seuls 8 % des actifs guyanais sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur long, équivalent ou supérieur à bac +3.

Selon une étude réalisée par l’institut national d’études démographiques, l’immigration observée en Guyane, sans commune mesure avec celle qui est observée sur le reste du territoire national, a une très forte incidence sur le bas niveau de formation des adultes. Il se trouve que 41 % des Guyanais en âge de travailler sont nés à l’étranger, et leur niveau de formation est particulièrement bas, puisqu’ils comptent 83 % de non diplômés, contre 48 % chez les natifs de Guyane et seulement 13 % chez les adultes nés en France hexagonale. C’est un fait, l’arrivée des personnes nées à l’étranger accroît de dix-neuf points la part d’actifs sans diplôme. Il n’empêche que, même sans ces arrivées, la Guyane compterait encore 30 % de non-diplômés, soit près du double de la France continentale.

Une autre vérité est que, à la différence de ce qu’on observe dans le reste des outre-mer, le flux migratoire de la Guyane vers la France hexagonale se solde par un excédent pour toutes les catégories de diplômes : les diplômés qui rejoignent la France hexagonale sont plus nombreux que ceux qui choisissent de rester en Guyane. On assiste tout simplement à une fuite des cerveaux, puisque 41 % des personnes nées en Guyane et titulaires d’un « bac plus deux » ou plus migrent vers la France hexagonale. En outre, selon les chiffres du rectorat de la Guyane, sur les 1 500 jeunes reçus au baccalauréat en 2013, seuls 1 000 ont choisi de poursuivre des études supérieures, dont 400 qui ont dû abandonner leur famille à cause de la pauvreté de l’offre de formation initiale offerte aux jeunes Guyanais.

Ces très mauvais chiffres s’expliquent, outre le fait de l’immigration massive, par l’importance du décrochage scolaire : 43 % des jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans ne sont pas inscrits dans un établissement d’enseignement et ont quitté l’école sans un diplôme relevant de l’enseignement secondaire du second cycle. Même si ce taux a baissé de dix points en dix ans, il reste, en l’état, extrêmement préoccupant.

Les recherches sur les performances scolaires en Guyane montrent que seulement 40 % d’une classe d’âge accèdent à une seconde générale ou technologique, contre 78 % en moyenne dans l’hexagone. Notre système scolaire, malgré des situations différenciées, se caractérise par des performances moindres lorsqu’on le compare à celui de la France hexagonale, au regard d’indicateurs comme l’accès au lycée, la réussite aux examens ou l’accès à l’enseignement supérieur.

Ces mauvais résultats en matière de formation initiale, comme en matière de formation continue, se traduisent inévitablement dans les chiffres du chômage, qui frappe essentiellement les jeunes et les femmes. Les chiffres communiqués par Pôle emploi Guyane pour décembre 2013 ont révélé un nombre de chômeurs en hausse de 12 % sur l’année. On atteint même plus 30 % chez les hommes de moins de vingt-cinq ans.

Il est évident que le traitement de ce chômage bute sur de faibles niveaux de formation et des offres d’emploi trop limitées en nombre. Il faut bien se rendre compte de cette réalité ! Au risque de vous assommer de chiffres, je rappelle que seuls deux Guyanais sur cinq en âge de travailler occupent un emploi. C’est l’un des plus faibles taux d’emploi de France, avec un écart de vingt points avec la moyenne nationale. Ce taux d’emploi progresse bien moins vite que le nombre d’entrants sur le marché du travail, ce qui ne permet donc pas de réduire durablement le chômage.

Paradoxalement, la progression de l’emploi profite peu aux jeunes. Leur insertion sur le marché du travail reste difficile : pour près de mille jeunes entrant sur le marché du travail, seule une centaine trouvent un emploi. On en arrive à cette situation plus que préoccupante où plus d’un jeune Guyanais sur deux est touché par le chômage et sans diplôme. Dans ces conditions, on se rend bien compte que leurs perspectives de trouver un emploi et de s’épanouir sont réduites à peau de chagrin.

Vous comprendrez donc, après cet exposé, à quel point l’amélioration du niveau de formation est un objectif prioritaire pour la Guyane, et vous ne vous étonnerez pas des espoirs que nous mettons dans ce texte, sachant que le niveau de chômage s’explique en grande partie par le faible niveau d’études et de formation.

Il faut dire que nous ne sommes pas aidés par l’étroitesse de notre marché du travail ni par la faiblesse du secteur secondaire, qui se conjuguent avec une étroite dépendance vis-à-vis des commandes et des transferts publics, une forte sélectivité par rapport aux jeunes, aux femmes et aux non-diplômés, et un poids important du secteur informel. Il s’agit là, de fait, d’un micro-marché dopé par la consommation des ménages, avec un niveau de vie de type européen mais marqué par des écarts extrêmes de revenus. La surreprésentation du secteur tertiaire, qui englobe près de 80 % de la population active, par rapport aux autres secteurs de l’économie, a influencé et influence encore les jeunes dans leurs représentations du travail et dans leurs choix d’orientation scolaire puis de formation.

Il apparaît ainsi que les caractéristiques du marché de l’emploi représentent autant de contraintes qui empêchent la pérennisation des dispositifs pouvant être mis en place pour répondre à la demande de formation. Ces contraintes de structure ont un autre effet négatif, à savoir que l’offre de formation est peu diversifiée. Ces faits sont corroborés par les chiffres de Pôle emploi Guyane : les offres d’emploi concernant les ouvriers hautement qualifiés et les cadres sont difficilement satisfaites.

Ce constat relatif à l’inadéquation de l’offre à la demande d’emploi amène à poser le problème de l’adaptation des dispositifs de formation à la spécificité du marché du travail guyanais. Il montre le rôle que doit jouer la formation professionnelle continue au niveau des politiques d’ajustement entre l’offre et la demande d’emploi.

Par ailleurs, la répartition des compétences sur l’enseignement supérieur entre les trois départements que couvre l’Université des Antilles et de la Guyane ne facilitait pas la mise en place d’une offre de formation diversifiée dans chacun de ces territoires. La mise en place d’une université de Guyane de plein exercice, que nous avons obtenue pour la rentrée 2015, est, en ce sens, un pas vers l’adaptation des offres de formation au contexte local.

De même, nous nous félicitons que le projet renforce le rôle de la Région en matière de pilotage des politiques de formation professionnelle. Dans ce domaine, la Guyane a récemment entamé un remarquable virage avec la création en 2013 d’un établissement public industriel et commercial, l’Opérateur public régional de la formation professionnelle, qui résulte de la fusion des trois structures associatives historiques de formation professionnelle, lourdement déficitaires.

Cependant, alors que cette structure est entrée en vigueur le 1er janvier dernier, les premiers signes de faiblesse se font déjà sentir. La faiblesse des dotations allouées à la Région pour la formation, à savoir 27 millions par an pour 1 500 stagiaires et 700 apprentis, constitue un frein pour ainsi dire insurmontable quand il s’agit de relever les défis que pose la formation d’une population en situation particulièrement précaire.

Il faut bien comprendre que les réalités du territoire guyanais accroissent la charge publique et les inégalités : une lourde obligation de service de formation initiale différée, une mobilité intraterritoriale des opérateurs face à des publics souvent difficiles et d’une très grande hétérogénéité, un fort turnover des intervenants qui nuit à une bonne continuité des actions engagées, des opérateurs parapublics à bout de souffle et distants de leurs réseaux nationaux, des opérateurs structurellement déficitaires et regroupés sous un opérateur régional dont l’avenir semble déjà compromis. À cette liste, j’ajouterai des modes de conventionnement problématiques qui, sans surprise, ont pour conséquence une difficile adaptation de l’offre de formation aux besoins du tissu économique.

Malgré les efforts consentis par les socioprofessionnels, l’économie guyanaise est encore insuffisamment structurée en branches pour avoir une bonne connaissance des besoins en emplois et en formation par secteur. L’absence de mutualisation de ces besoins constitue un handicap au développement du marché de la formation, à la fois pour les commanditaires et les prestataires.

Toutes ces difficultés ne pourront malheureusement pas être surmontées par ce seul projet de loi en l’état. Cela justifie la présentation d’un rapport du Gouvernement au Parlement sur la situation de la formation dans les outre-mer. C’est le sens de l’amendement que j’ai proposé après l’article 5. Ce rapport, qui permettra d’identifier l’ensemble des difficultés et freins rencontrés localement, pourrait être l’occasion de réfléchir à des mécanismes spécifiques permettant de pérenniser l’objectif affiché par votre gouvernement, qui est celui d’offrir à tous les citoyens de la République les mêmes chances de réussite, et ce, à toutes les étapes de la vie, que ce soit par la formation initiale ou la formation continue.

Je vous le redis, monsieur le ministre, il s’agit d’une impérieuse nécessité, non pas uniquement pour la Guyane, dont je vous ai exposé les difficultés, mais pour l’ensemble de nos concitoyens d’outre-mer, afin que nous sortions du marasme dans lequel nous ont plongés un chômage endémique et toutes les externalités négatives qui y sont associées.

Je n’ai pas rappelé tous ces chiffres pour vous embêter. C’est seulement que ce département, qui contribue au lancement de fusées de toute la planète, attend que le ministre que vous êtes lui porte un regard plus attentif. Il le mérite et je vous remercie d’avance.

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