Intervention de Serge Letchimy

Séance en hémicycle du 10 janvier 2014 à 21h30
Agriculture alimentation et forêt — Article 34 a

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy :

Je veux saluer la présence du ministre des outre-mer et indiquer que l’ensemble de ce texte sur lequel nous travaillons depuis mardi, c’est vrai, Chantal Berthelot l’a dit, s’applique sur une grande partie de nos pays – Martinique, Guadeloupe, Réunion, etc. Et puis, il y a ce titre VI.

Je veux insister sur un point essentiel. C’est, dans nos différents pays, une vraie révolution qui a lieu, avec l’ambition d’une triple transition. J’insiste beaucoup parce que, en fait, il faut rapprocher l’agriculture de la culture. Derrière l’agriculture, il y a une histoire, des hommes et des femmes, dans leur rapport à leur terroir, à leur patrimoine, à leur capacité d’existence et de production.

La première transition vise à gagner la bataille économique. Que vous le vouliez ou non, nous sommes encore principalement une économie de grande plantation et d’exportation ; c’est ce qui forme notre PIB et détermine l’essentiel de l’activité des exploitations. Nous avons besoin de passer à une économie de production diversifiée. C’est très important, parce que, sinon, on ne réussira pas à parvenir à un progrès partagé, nous n’aurons qu’un progrès captif, dépendant d’exportations que nous continuons de défendre, car nos exportations de rhum, de sucre et de bananes sont effectivement essentielles pour nous.

La deuxième transition, c’est la transition écologique. Nous avons une richesse incroyable, constatée par tout le monde : notre biodiversité. Cela inclut toutes les richesses du paysage et de la nature.

Une autre transition est la transition culturelle. Peut-on la réussir ensemble ? Et est-ce que le Parlement, par cette loi, peut nous accompagner ? Je vais vous surprendre, monsieur le ministre, car j’ai dit plusieurs fois tout à l’heure que je regrettais qu’il n’y ait pas de loi consacrée à l’outre-mer. Je pense que ce texte-ci, par son orientation et sa philosophie, nous accompagnera. Il va dans le bon sens : partir du terroir pour produire, partir du territoire, avoir une gouvernance adaptée aux réalités, non pas une gouvernance verticale ou d’appropriation, qui ne vise que la rentabilité.

Prenons deux ou trois exemples.

Un article définit la finalité de la politique agricole outre-mer, qui est issu d’un amendement adopté en commission par Chantal Berthelot. Il y est question de diversification. Est aussi évoqué le rôle clé de la production locale pour satisfaire la demande locale. Les modifications de l’article 34 qui permettent à l’agroalimentaire et à l’halio-alimentaire d’accéder à la restauration collective. Cela me semble essentiel. Cela pourrait permettre d’avoir des pôles de consommation captifs, si j’ose dire, ou pousser la production locale.

Vous avez aussi établi quelques documents adaptés à la réalité, notamment les plans régionaux de développement agricole, et vous êtes allés très loin sur la mise en place d’un comité, en plus des plans stratégiques. Vous avez aussi proposé des choses intéressantes en matière de préservation du foncier. Nous le savons, en dix ans, le foncier s’est réduit, c’est très grave, de 24 % à la Martinique et de 22 % à la Guadeloupe. Cette dégradation du foncier est aggravée par sa non-utilisation à cause de la chlordécone. En Martinique, sur 27 000 hectares de SAU, presque 10 000 sont touchés par la chlordécone. Avec une réduction de 24 %, on n’aura donc bientôt plus de terres pour pouvoir produire ! Cette situation est extrêmement grave.

Vous avez aussi fait un pari sur la production de diversification. Je voudrais, monsieur le ministre de l’agriculture, vous remercier et vous féliciter pour ces orientations, mais je voudrais aussi, messieurs les ministres de l’agriculture et des outre-mer, appeler votre attention sur deux ou trois points.

Première chose, que l’on veuille ou non, on sera confronté à des logiques de masse, à des logiques de résistance. Il faut certainement aller plus loin pour que la production locale soit beaucoup plus puissante, forte et, surtout, cohérente et bien financée. Je compte sur vous parce que je sais que vous menez la bataille de la mise en place de programmes spécifiques, tels le POSEI, au profit de la diversification agricole. Ce chantier n’est pas terminé. L’idée de mettre de la cohérence entre une utilisation correcte du FEADER et le POSEI, qui est actuellement l’objet d’une réflexion entamée à l’initiative de Dacian Ciolos, le commissaire européen à l’agriculture, est une très bonne initiative. Simplement, il faut que ce soit vraiment absolument cohérent pour permettre une efficacité des aides directes de l’État et accompagner les filières de production.

Par ailleurs, comment soutenir la diversification agricole, qui pourrait permettre d’approvisionner le marché local, ne serait-ce que les hôtels ? Il faut savoir que 80 % de ce qu’on consomme dans un hôtel outre-mer viennent de l’extérieur, et dans 98 % des cas de la métropole – terme que je n’aime pas du tout, que je déteste même, parce que la métropole suppose des colonies, et je ne suis pas d’une colonie – ; 80 % des produits consommés qui ont parcouru 8 000 kilomètres, cela paraît complètement fou !

Et puis, lorsque l’Europe passe un contrat, une convention, ou encore ouvre son marché à des pays proches, notamment des pays d’Amérique du Sud, il n’y a aucune étude d’impact sérieuse pour en mesurer les conséquences pour la production locale. La production locale d’igname peut ainsi être concurrencée par le pacala d’Amérique centrale. On aboutit ainsi à des situations particulièrement stupides puisque, à la limite, il est plus facile d’importer de l’igname d’Amérique centrale, éventuellement transitant par l’Europe grâce à un navire quelconque – voyez la dimension écologique ! –, que d’aller chercher l’igname à proximité, localement.

Actuellement, nous sommes aussi confrontés à des logiques commerciales, des logiques de mondialisation, des logiques ultralibérales qui nous placent dans une situation totalement complètement rocambolesque. Pour consommer ce qu’on appelle l’agua de coco, on en achète de petites bouteilles venues d’on ne sait où au supermarché plutôt que d’exploiter la production locale !

Nous devons changer culturellement le dispositif. C’est pour cela que nous devons travailler aussi sur les normes phytosanitaires, et sur leur évolution de manière générale.

Je ne sais pas si le conservatisme européen va tendre l’oreille pour mieux nous écouter, mais je ne vois pas non plus, dans une société qui importe et consomme autant, et des produits qui peuvent venir de n’importe où – songez que des oranges dominicaines transitent par l’Europe pour revenir chez nous ! – comment on peut arriver à faire quelque chose sans être protectionniste et protéger un minimum la production locale. Vous avez un outil à votre disposition : la clause de sauvegarde. Pendant cinq ans, vous pouvez protéger une série de productions locales pour alimenter le marché. Je ne vois pas de bébé qui passe d’un coup de l’âge d’un jour à celui de quinze ou vingt ans. Il y a une étape, qui s’appelle la nursery de production. Elle permet de donner une efficacité à la production, de la mettre en cohérence par rapport à la production et au développement local. Je vous demande d’ouvrir ce chantier – je sais, monsieur Lurel, que vous êtes d’accord avec moi – à partir d’un programme qui serait très important : un contrat de progrès agricole. C’est ce qui manque dans votre texte. Vous avez institué un comité, le COSDA : bien. Vous avez institué le plan régional de développement agricole. Vous avez même institué un plan stratégique de mise en cohérence, c’est très intelligent, des questions de l’éducation, de la formation, de l’utilisation des terres, etc. Mais il y a quelque chose que vous n’avez pas fait : donner un sens à la production, avec le peuple, et pas sans le peuple.

C’est sur ce point qu’il s’agit de conclure un « contrat de progrès » entre le niveau local et l’État, dans le cadre des stratégies de territorialisation que vous avez mises en oeuvre. On pourra ainsi agir au fil de l’eau et pays par pays.

On parle des outre-mer, au pluriel : il est vrai, par exemple, que la production réunionnaise est fondamentalement différente de la production martiniquaise, tout comme la production guyanaise est très différente de la production guadeloupéenne. Les enjeux sont différents. Grâce à ce contrat de progrès, on pourrait rétablir un sens de l’appropriation collective d’une production agricole locale, un sens qui ne serait pas limité aux principes de l’économie de plantation et d’habitation. Il faut rouvrir ces questions, et redonner la parole et l’initiative au petit peuple.

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