Intervention de Hervé Morin

Séance en hémicycle du 26 novembre 2013 à 21h30
Loi de programmation militaire 2014-2019 — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Morin :

Monsieur le ministre, j’avoue que vous faites preuve de beaucoup de talent dans la présentation de cette loi de programmation militaire. Vous soutenez un texte qui donne le sentiment que rien ne changera, que la défense est à l’abri d’une période budgétaire compliquée et difficile.

En réalité, cette loi de programmation comporte beaucoup de zones d’ombre. C’est un clair-obscur savamment construit, permettant de donner du volume et du relief comme l’aurait fait Georges de la Tour dans une de ses toiles. C’est une loi de programmation militaire dont la réduction considérable des moyens provoquera de fait des remises en cause très profondes de notre système de forces. Tout cela est bien caché, comme on cache la poussière sous le tapis quand on ne veut pas vraiment faire le ménage.

Le problème est qu’il n’y a pas de choix dans cette loi de programmation militaire. En fait, sa construction s’apparente à un immense jeu de bonneteau. Les quelques manipulations ont déjà été largement décrites, mais permettez-moi d’en rappeler quelques-unes car elles sont magistrales.

Citons la baisse du financement des OPEX, justifiée par la réduction de l’opération Serval et le départ d’Afghanistan, le jour où vous annoncez l’envoi de 1 000 hommes de plus en Centrafrique et où l’on annule des crédits en collectif budgétaire...

Citons des reports de charge – c’est-à-dire des impayés – qui retrouvent un volume de plus de 3 milliards d’euros en 2014, ce qui obligera la délégation générale de l’armement à réguler brutalement ses engagements au cours du premier semestre de l’année prochaine.

Citons les ressources exceptionnelles que l’on pourrait qualifier d’imaginaires : 6 milliards d’euros, rien que cela, soit près du double de ce qui avait été prévu dans la précédente loi de programmation militaire que vous dénonciez à l’époque.

Citons encore les exportations du Rafale, je ne vous le reproche pas, nous avions la même construction. Mais il y aura probablement un vrai problème de trésorerie, car il se passe souvent des années entre l’entrée en vigueur d’un contrat et sa signature officielle – que je souhaite comme vous.

Rappelons enfin votre timidité – pour rester sympathique à votre égard – en ce qui concerne la réorganisation du ministère et les recherches d’économies. J’y reviendrai, mais j’ai été très frappé par le feuilleton de l’externalisation de l’habillement qui était pourtant un bon moyen de faire des économies en soutenant l’industrie textile française fabriquant en France.

Tout cela prouve que la réorganisation risque de porter davantage sur les forces armées que sur le back-office où il y a encore beaucoup à faire, je le concède, pour réorganiser la construction des bases de défense.

Voyez-vous, en dépit de toutes ces interrogations, qui sont réelles, je ne vous reprocherai pas que le budget de la défense diminue, parce qu’en réalité il diminue. Ce que je vous reproche, c’est de ne pas l’assumer et de ne pas en assumer les conséquences. La situation de nos comptes publics est grave, et nos concitoyens ne comprendraient pas que nous augmentions nos dépenses militaires.

Je vous ferai trois reproches de fond sur cette loi de programmation.

Le premier, c’est de vivre dans le déni comme si nous étions encore une puissance militaire globale ; je regrette comme vous que nous ne le soyons plus, car je vous sais attaché à la cause de la défense. Les Français découvrent que les déficits budgétaires accumulés chaque année depuis 1981 finissent par porter atteinte aux fonctions essentielles de l’État. Et, quand on évoque l’endettement et la perte de notre indépendance, on en a ici l’expression la plus violente et la plus brutale, car elle touche le coeur même de l’État. Non, nous ne sommes plus une puissance militaire globale, et c’est en fait la fin d’une histoire qu’on écrit aujourd’hui au Parlement, car notre capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opérations majeur sur un conflit dur n’existe plus ; nous n’avons même pas pu le faire pour la Libye, il nous a fallu le soutien des Américains. Non, nous ne sommes plus une nation cadre pouvant, avec les Britanniques, assumer ce rôle pour l’Europe, dans une opération de forte intensité. Alors oui, présenter une loi de programmation militaire sincère aurait nécessité des choix courageux mais, en fait, vous avez tout fait pour préserver les apparences, ce qui empêche la nation de faire l’effort de repenser un système de forces cohérent.

Nous aurons comme une toile ou un tissu fatigué, avec des trous capacitaires de plus en plus béants, un système qui s’effilochera et finira par désespérer tout le monde ; mon collègue de Rugy me montrait cette double page du Monde, qui dépeint l’effondrement progressif des capacités. Nous avons notre part de responsabilité, vous avez la vôtre, et on voit bien que ce système est en train de s’effilocher progressivement sans que nous puissions conserver une cohérence globale.

Je sais, monsieur le ministre, que cette question s’est posée dans le cadre du Livre blanc ou au sein de l’exécutif : celle de la réorganisation de nos armées par la construction d’un nouveau système de forces. En fait, il s’agissait de repenser un modèle qui, pour moi, aurait dû se construire autour d’une force de réaction rapide ou d’un corps expéditionnaire qui permettrait à la France d’intervenir en autonomie stratégique totale. Je le rappelle : sans les Américains, nous n’aurions pu même pas pu faire l’opération au Mali. Les armées prétendent le contraire, mais, sans eux, nous l’aurions menée avec un temps de projection extrêmement long. Il s’agissait donc de construire un corps expéditionnaire qui nous permette d’intervenir seuls dans une opération du type de celle menée au Mali, et ensuite d’accepter, comme les autres pays européens, de fournir des briques capacitaires en fonction des besoins de la coalition internationale à laquelle nous participons, puisque le cadre de nos interventions est en général celui-là. C’est, pour moi, ce schéma que nous aurions dû construire plutôt que de continuer à saupoudrer des moyens pour continuer à nous bercer d’illusions.

Mon second reproche a trait au nucléaire. Je sais que suis souvent seul sur ce sujet – quoique de moins en moins, ai-je l’impression en entendant ce qui se dit ce soir –, car c’est un sujet tabou. J’ai eu l’occasion d’en parler avec le chef de l’État. C’est le grand silence car, comme toujours, les nucléocrates, j’allais dire « les nucléopathes », nous disent qu’il ne faut surtout rien changer ni toucher. Je connais les arguments par coeur : « De toute façon, l’aérien a été payé, donc non seulement il n’y a rien à gratter côté nucléaire mais en plus on mettrait en péril la construction de notre dissuasion. »

L’argument des moyens, je le dis, est un argument fallacieux. Oui, notre composante aérienne vient d’être modernisée. Oui, on a supprimé un escadron, mais tout le monde oublie de dire que tout cela a un coût d’entretien, de fonctionnement et qu’il faut en permanence alimenter les bureaux d’études, le CEA et les industriels pour maintenir les équipes. Ce sont au moins plusieurs centaines de millions d’euros sur une loi de programmation.

J’ajoute, ce que tout le monde omet de dire – je l’ai entendu d’un seul orateur aujourd’hui –, qu’à partir de 2016-2017 nous connaîtrons une hausse extrêmement brutale des besoins budgétaires pour la rénovation de la composante sous-marine. Il faudra augmenter les crédits consacrés à la dissuasion d’environ 10 % par an à partir de 2016, ce qui conduire à un déséquilibre des moyens entre les forces conventionnelles et les forces de dissuasion.

La projection des courbes conduira la France à consacrer 30 % de ses crédits d’équipement à la dissuasion. Nous aurons donc un nucléaire hypertrophié, avec des forces conventionnelles sous-équipées pour lesquelles l’effort de la nation ne représentera pas plus de 0,8 % du PIB ! C’est moins que les moyens consacrés par les Allemands à leurs forces armées, et Dieu sait qu’en général, au sein de la commission de la défense, ils sont toujours, eux qui consacrent si peu d’argent à leur défense, l’exemple à ne pas suivre, sinon le cauchemar absolu.

Donc, si j’ai bien compris, on ne touche à rien, comme si tout était immuable, alors qu’il est évident que la France devra malheureusement – je dis bien : malheureusement – finir par regarder avec lucidité sa situation. Non, mes chers collègues, elle ne peut plus s’offrir ceinture et bretelles.

La deuxième question, trop longue pour être évoquée en quelques secondes dans ce lieu public qu’est l’hémicycle, est bien entendu celle de la nécessité de maintenir deux composantes pour notre dissuasion.

Je voudrais simplement poser quelques questions, en guise d’introduction à ce débat qui devra avoir lieu. Les Anglais se sentent-ils tant en danger avec une seule composante ? Compte tenu des évolutions techniques de notre dissuasion, que je ne peux pas évoquer, dans quel schéma de crise une seule composante ne suffirait-elle pas pour nous protéger de toute agression contre nos intérêts vitaux ? Troisième question, quelle composante, parce que le débat peut exister ? Et selon quelle modalité nos intérêts vitaux et notre indépendance sont-ils garantis par une menace étatique grave ? Voilà des questions qui me sembleraient devoir au moins être posées.

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