Intervention de Michel Combes

Réunion du 15 octobre 2013 à 18h30
Commission des affaires économiques

Michel Combes, directeur général du groupe Alcatel-Lucent :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je souhaite tout d'abord vous remercier pour votre invitation. Il m'a paru naturel d'y répondre favorablement, pour une raison simple : pour un chef d'entreprise comme moi, il est essentiel d'agir mais il l'est tout autant d'expliquer. Expliquer, pour que les salariés d'Alcatel-Lucent, mais aussi ses clients, ses fournisseurs, les collectivités publiques et plus généralement tous ceux qui interagissent avec l'entreprise que je dirige puissent d'une part, comprendre les raisons qui sous-tendent les mesures que je suis conduit à prendre – à cet égard, je tiens à dire d'emblée que je comprends le désarroi éprouvé aujourd'hui par nos salariés – et d'autre part, partager l'objectif qui est le mien, à savoir le sauvetage de l'entreprise dont j'ai pris les rênes il y a un peu plus de six mois.

Dès juin dernier, j'avais présenté en détail mon projet industriel aux salariés de l'entreprise. La semaine dernière, j'ai personnellement rencontré leurs représentants lors de l'annonce des mesures nécessaires au rétablissement de notre structure de coûts. Et j'ai à nouveau reçu les syndicats aujourd'hui, à l'issue de la manifestation parisienne. Il est donc tout à fait normal que j'informe la représentation nationale sur la situation de l'entreprise.

Une précision toutefois : comme vous le savez, Alcatel-Lucent est une entreprise cotée à Paris et à New-York, et nous sommes aujourd'hui à quinze jours de l'annonce de nos résultats trimestriels. En conséquence, je suis tenu à un strict devoir de réserve pour des raisons juridiques, tenant à la réglementation boursière imposée par l'Autorité des marchés financiers. Vous comprendrez donc que je ne sois pas en mesure d'évoquer certaines questions, comme les perspectives financières du groupe à court terme. Je vous remercie par avance pour votre compréhension.

Ce préalable étant posé, je souhaiterais, avant de répondre à vos questions, ou plutôt pour mieux y répondre, procéder à une rapide mise en perspective.

Quand j'ai pris mes fonctions en avril dernier, j'étais conscient de prendre les rênes d'un formidable outil industriel. Alcatel-Lucent est en effet un équipementier télécom de taille mondiale, qui joue un rôle stratégique dans la filière télécom et fabrique les réseaux des plus grands opérateurs du monde comme AT&T aux États-Unis, Orange en France ou China Mobile en Chine. Il réalise un chiffre d'affaires de 14 milliards d'euros, dont 95 % à l'international, et a inventé des technologies qui font aujourd'hui partie de notre quotidien, comme le transistor, le laser ou l'ADSL. Il dispose encore aujourd'hui de formidables atouts technologiques et industriels, au premier rang desquels une force de frappe de près de 70 000 salariés dont quelque 20 000 chercheurs et techniciens de recherche, ainsi qu'un portefeuille de plus de 30 000 brevets.

Mais j'étais également conscient de la situation très difficile dans laquelle se trouve Alcatel-Lucent. Le groupe paie au prix fort les erreurs du passé. Il a manqué des virages technologiques, notamment celui de la 3G ; son effort de recherche-développement et d'innovation est à la fois dispersé et insuffisamment axé sur les technologies du futur ; il est aussi trop faiblement engagé dans les pays à forte croissance ; enfin, des facteurs externes jouent également, avec l'inadaptation totale de l'environnement réglementaire en Europe, axé sur les prix et non sur l'investissement, et la concurrence effrénée que nous livrent les acteurs asiatiques.

Le résultat est, hélas, qu'Alcatel-Lucent a perdu énormément d'argent depuis plus de dix ans à force de vouloir tout faire partout dans le monde. Depuis sa fusion avec Lucent, l'entreprise a consommé en moyenne 700 à 800 millions d'euros de trésorerie chaque année. En 2012, la perte nette s'est élevée à 1,4 milliard d'euros et en janvier dernier, soit quelques mois avant mon arrivée, le groupe avait été contraint en dernier recours de gager une grande partie de ses actifs, notamment son portefeuille de brevets, pour pouvoir se refinancer.

Il fallait donc agir vite, susciter une prise de conscience parmi les salariés et mettre sur pied un plan à horizon de trois ans qui ne soit pas un énième plan d'économies, mais repose sur une véritable stratégie industrielle et soit à même d'assurer un redressement durable de l'entreprise, non seulement sur le plan financier mais aussi technologique, industriel et opérationnel. C'est l'objet du plan Shift, que j'ai annoncé le 19 juin et commencé de mettre en oeuvre au cours de l'été.

Il a été beaucoup question, depuis quelques jours, du volet social de ce plan. Je le comprends tout à fait, comme je comprends le désarroi de nos salariés, qui ont le sentiment de payer pour des erreurs stratégiques qui ne sont pas les leurs. Mais le plan Shift, à la différence des précédents, est d'abord un plan industriel, qui vise à transformer l'entreprise en profondeur et à lui permettre de relever les défis technologiques du futur.

Un plan industriel d'abord, parce que quand on évolue dans le monde du numérique et des technologies de l'information, en perpétuelle ébullition, ce qui compte, c'est d'avoir un cap industriel clair reposant sur des choix stratégiques et technologiques forts, afin de pouvoir anticiper sur quelques axes technologiques majeurs plutôt que de se disperser. C'est pourquoi, en plein accord avec le conseil d'administration, j'ai pris en juin la décision qu'Alcatel-Lucent, jusqu'alors généraliste des équipements de télécommunications, deviendrait un spécialiste des réseaux internet, du cloud et de l'accès très haut débit.

Cette décision, fondamentale et structurante pour l'avenir de l'entreprise, est cohérente avec l'évolution du secteur des équipements de télécommunications, dont Alcatel-Lucent est l'un des leaders mondiaux. Voici en quelques mots pourquoi.

Pendant plus de vingt ans, l'objectif de l'industrie des télécoms a été la couverture du territoire, d'abord téléphonique puis internet. L'urgence était d'établir des connexions, d'accroître la taille et la portée du réseau. La priorité allait par conséquent aux technologies d'accès, comme l'ADSL ou la 2G3G.

Aujourd'hui, l'enjeu est la vitesse de connexion, c'est-à-dire le très haut débit pour tous. Cela exige d'une part d'investir dans l'accès à très haut débit – il reste beaucoup à faire dans ce domaine, surtout en Europe, quand on sait que 47 % des connexions 4G existantes en 2012 se trouvaient aux États-Unis et 27 % en Corée, contre 6 % seulement en Europe, alors même que la téléphonie mobile y a été inventée par Alcatel, Nokia, France Télécom et Deutsche Telekom – cherchez l'erreur !

D'autre part, l'innovation est en train de se déplacer vers le coeur du réseau, car c'est là que se jouent les évolutions les plus structurantes. En effet, la rapidité avec laquelle l'information peut circuler, rendant possible d'y accéder quasi-instantanément à partir de n'importe quel point du réseau, permet non seulement de stocker des données dans le cloud, mais aussi de « virtualiser » un certain nombre de fonctions du réseau. Nous allons passer d'un monde essentiellement physique, ce hardware qui constituait les compétences-clés d'Alcatel il y a encore quelques années, à un monde essentiellement virtuel, celui du logiciel (software), dans lequel la frontière entre produit et service s'estompe, de même que celle entre gestion et transport de l'information, et donc entre les secteurs de l'informatique et des réseaux.

C'est pour anticiper et accompagner cette évolution que j'ai décidé, en juin, de mettre l'accent sur les réseaux internet et le cloud, domaine dans lequel nous jouons, avec nos start-up Nuage et CloudBand, un rôle précurseur, et disposons d'une position concurrentielle très forte, puisque nous sommes en train de devenir numéro deux mondial pour les routeurs IP et sommes l'un des trois seuls acteurs mondiaux, avec Cisco et Huawei, à être présent à la fois sur les deux segments des routeurs et du transport optique, qui constituent l'ossature des réseaux du futur.

Le plan Shift est également un plan opérationnel, dont l'objectif est de transformer en profondeur l'entreprise pour donner à chacun des responsabilités claires et les moyens de les exercer. À cet égard, la situation que j'ai trouvée à mon arrivée était loin d'être satisfaisante. J'ai donc mis en place une nouvelle équipe, une nouvelle organisation et un nouveau modèle opérationnel.

Le plan Shift comporte aussi bien sûr un plan d'économies, ce qui suppose des choix difficiles, qui suscitent de vives réactions chez certains de nos salariés mais sont néanmoins indispensables car il en va, je le dis simplement mais avec force et solennité, de la survie de notre entreprise, et donc de l'emploi de la majorité de ses salariés. De ce point de vue, mes priorités sont simples et procèdent d'une analyse objective de la situation.

Tout d'abord, nous devons impérativement ramener notre structure de coûts à un niveau proche de celui de nos concurrents. Un seul chiffre illustre l'ampleur du problème : au premier semestre 2013, les dépenses administratives et commerciales d'Alcatel-Lucent ont atteint 14,1 % de son chiffre d'affaires, alors que chez nos concurrents européens, elles représentent entre 11,5 et 12 % et que nous sommes par ailleurs confrontés à la vive concurrence d'entreprises chinoises, dont la structure de coûts n'a rien de comparable. Cet écart n'est pas soutenable car il grève notre compétitivité et notre capacité d'investissement. En tant que garant des intérêts de l'entreprise et de ses salariés, mon devoir est d'y remédier, faute de quoi la survie d'Alcatel-Lucent serait compromise.

Nous devons ensuite rationaliser notre implantation géographique, avec des sites moins nombreux mais atteignant une taille critique et dotés de compétences clairement identifiées. Nous possédons 58 sites de recherche-développement dans le monde alors que nos concurrents ont toujours moins d'une dizaine de sites majeurs. Nous ne pouvons plus nous permettre de continuer à disperser nos efforts.

Enfin, il est de mon devoir de chef d'entreprise d'agir dans la transparence et le respect du dialogue social, non pas seulement en application de la loi mais parce que je suis conscient qu'Alcatel-Lucent n'ira nulle part sans ses salariés. Le temps du dialogue social s'ouvre aujourd'hui. Je veillerai à ce qu'il ait lieu bien évidemment, non pas sur la place publique mais dans l'entreprise, entre direction et représentants des salariés. Et j'ai confiance dans la capacité de celles et ceux qui font Alcatel-Lucent de comprendre la gravité de la situation et le caractère indispensable des mesures qui composent le plan Shift.

Toutes les zones géographiques dans lesquelles le groupe est implanté contribueront à l'effort de redressement et de réduction des coûts. Dix mille postes seront supprimés sur 70 000 : 4 100 le seront en EuropeMoyen-OrientAfrique, 3 800 en Asie-Pacifique et 2 100 sur le continent américain. D'ici à fin 2015, le groupe concentrera ses ressources-clés sur deux fois moins de sites.

La France est concernée, avec environ 900 suppressions de postes dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi dans les fonctions commerciales, administratives et supports, environ 900 mobilités internes, transferts chez des partenaires ou reconversions, internes ou externes, mais aussi près de 200 recrutements d'ingénieurs et techniciens disposant de nouvelles compétences technologiques. Les chiffres exacts seront annoncés dans le cadre des conférences sociales prévues dans les prochaines semaines avec les représentants des salariés.

Mon ambition pour la France au sein d'Alcatel-Lucent ne se limite pas à une réduction des coûts. Il s'agit aussi d'assurer un ancrage territorial durable de l'entreprise dans notre pays, ce qui implique une transition rapide de nos capacités industrielles françaises vers les technologies d'avenir les plus porteuses. Pour cela, nous devons tout d'abord constituer des sites ayant une taille critique sur le plan mondial. Sur les treize sites de l'entreprise en France, nous avons annoncé le regroupement des activités dites opérateurs à NozayVillarceaux, dans l'Essonne, qui sera le premier centre de R&D d'Alcatel-Lucent en Europe et le seul à accueillir un nouveau centre de compétences R&D sur les small cells, ces réseaux mobiles du futur, et à Lannion, dans les Côtes d'Armor, berceau historique des activités de télécommunications en France.

Trois sites seront diversifiés ou reconvertis : Orvault, que nous voulons ouvrir à des partenaires externes pour y développer de nouvelles activités et y pérenniser l'emploi ; Ormes, où nous avons un projet de transfert vers des partenaires stratégiques ; Eu, où les activités de production seront filialisées avec l'entrée au capital de nouveaux investisseurs.

Enfin, d'ici à 2015, nous projetons de transférer vers d'autres sites du groupe l'activité de ceux de Toulouse et Rennes, qui seront fermés.

À l'issue du plan Shift, c'est en France que la plus grande proportion de chercheurs d'Alcatel-Lucent sera affectée aux technologies de demain – plus de 95 % contre 85 % dans le reste du groupe.

Enfin, le plan Shift comporte un volet financier, dont l'objectif est de stabiliser le bilan de l'entreprise et de restaurer sa crédibilité vis-à-vis de la communauté financière, À cet égard, mon credo consiste, comme je l'ai expliqué à de multiples reprises depuis juin dernier, à répartir l'effort de manière équilibrée entre l'entreprise, qui doit réduire ses coûts et céder des actifs non stratégiques, ses créanciers et ses actionnaires afin de résorber et de repousser l'échéance de la dette, qui s'élevait à 5,7 milliards d'euros à la fin juin.

À moins de deux semaines de l'annonce de nos résultats du troisième trimestre, je ne vous parlerai évidemment pas des prochaines étapes de notre rétablissement financier. Je rappellerai simplement que nous avons déjà progressé dans cette voie, en levant deux nouvelles obligations convertibles en juin puis juillet, et enfin en renégociant en août, à notre avantage, les termes du prêt sécurisé qui nous a été consenti l'hiver dernier.

Voilà, en quelques mots, la situation d'Alcatel-Lucent et les mesures que j'ai engagées pour y faire face. Les premiers mois de mise en oeuvre du plan Shift ont déjà produit des résultats encourageants : la perception par le marché du risque représenté par Alcatel-Lucent a radicalement changé, de nouveaux partenariats stratégiques ont été signés, notamment avec Qualcomm dans le domaine des small cells, et de nouveaux clients ont fait confiance à notre entreprise. Un contrat passé avec Telefonica prévoit le déploiement de 8 000 stations 4G, soit 60 % du déploiement total de cet opérateur en Espagne. Un contrat 4G a de même été remporté en Chine avec China mobile et deux contrats majeurs de déploiement du très haut débit fibre l'ont été en Espagne.

Pour autant, la partie est loin d'être gagnée. Elle ne pourra l'être que si l'ensemble des volets du plan Shift est mis en oeuvre avec succès, ce qui nécessitera des efforts constants et une résolution sans faille au cours des deux prochaines années. Ce projet entre maintenant dans sa phase de négociation et de discussion avec les représentants des salariés. Nous souhaitons être exemplaires dans sa mise en oeuvre et nous inscrire pleinement dans la logique de négociation qui est celle de la loi de sécurisation de l'emploi adoptée en juin dernier.

Je mesure combien ce plan est ambitieux et combien il est douloureux pour certains de nos salariés, mais je sais aussi qu'ils partagent avec moi la volonté farouche de redresser l'entreprise et qu'ils sont prêts à consentir les efforts nécessaires pour y parvenir.

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