Intervention de Gilles Boeuf

Réunion du 9 octobre 2012 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Gilles Boeuf, président du Muséum national d'histoire naturelle :

Le thème de la table ronde à laquelle Jean-Paul Chanteguet et moi-même avons participé il y a environ deux semaines m'a surpris, puisqu'il s'agissait de savoir comment « faire de la France un pays exemplaire en matière de reconquête de la biodiversité » – la notion de reconquête supposant qu'on l'avait quelque peu perdue auparavant.

Je vous remercie de m'avoir invité car dans ce pays, les relations entre parlementaires et chercheurs ne sont pas assez étroites. Ainsi n'y avait-il que quatre chercheurs – venus un peu par hasard et peut-être pas en qualité de chercheurs – sur les 300 personnes présentes lors de la conférence environnementale. Or, en tant que chercheur scientifique public, j'ai toujours été extrêmement attaché à nos relations avec le monde politique et le monde social. Quelle serait notre perception des enjeux de changement global, de perte de diversité biologique et de changement climatique – qui ont des conséquences sociales – sans les scientifiques ? Si ceux-ci n'ont aucune envie de prendre le pouvoir ni de décider, leur rôle est important dans le débat public : il consiste à apporter des avis éclairant la prise de décision et les méthodes de gestion de notre environnement. Et si je me suis longtemps défendu de tenir un discours politique, je m'aperçois que j'ai fini par en avoir un, non pas certes un discours partisan mais un discours de scientifique engagé. Lorsqu'en février 2007, le Président Chirac réunit une conférence à l'Élysée sur le climat et la biodiversité, les grands experts du climat étaient présents à ses côtés : Jean Jouzel, Édouard Bard, du Centre européen de recherche et d'enseignement des géosciences de l'environnement, et Hervé Le Treut, de même que Michel Loreau, Jacques Blondel, Robert Barbot, Yvan Le Maho et moi-même, en tant qu'écologues de la diversité. Mais auprès du Président se trouvait également une strate intermédiaire constituée de Nicolas Hulot, Jean-Louis Étienne, Nicolas Vanier et Yann Arthus Bertrand. Mais pourquoi les scientifiques ont-ils besoin d'une telle strate intermédiaire pour dialoguer avec les élus ?

Je préside l'un des trois plus grands musées d'histoire naturelle du monde, avec la Smithsonian de Washington et le National History Museum de Londres. Il ne s'agit pas d'un musée d'art au sens classique du terme puisque les 70 millions d'objets qui y sont conservés sont d'abord des objets d'études, avant d'être des objets muséographiques. Nous avons cinq missions complémentaires : la recherche scientifique – notamment en matière de biodiversité –, l'enseignement, la gestion des collections nationales, l'expertise – avec plus de mille avis rendus par an, essentiellement à destination du ministère de l'écologie et du développement durable – et la dissémination muséographique, tous publics confondus.

La biodiversité, je m'y intéresse depuis longtemps : au cours des quatre dernières années, j'ai écrit sur le sujet une quarantaine d'articles scientifiques ou de chapitres de livres, assisté à 250 conférences en France et dans le monde, participé à une cinquantaine d'émissions de télévision et de radio et publié dans des quotidiens tels que Le Parisien ou Le Monde. En outre, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité du ministère de l'écologie a collectivement écrit et distribué aux élus trois petits ouvrages sur la biodiversité en 2007, 2008 et 2012 : les histoires que l'on y raconte visent à sensibiliser le plus possible le lecteur au thème de la biodiversité et à la rendre aussi compréhensible que possible. Il y est question du secret de la nature et de ses réactions inimaginables aux agressions. Nos expérimentations ont en effet très souvent des résultats contraires à nos intuitions.

L'année 2010 a été « l'année de la biodiversité ». Étant donné les recommandations de Johannesburg en la matière, lors d'une rencontre avec des étudiants de l'École normale supérieure le 23 décembre 2009, je leur annonçai donc qu'une semaine plus tard, nous allions vivre un événement extraordinaire : la fin de l'érosion de la biodiversité. Cependant, les ayant retrouvés le 4 janvier, j'ai dû annoncer un échec : en effet, lors de la conférence de l'Unesco des 25-26 janvier 2010 à Paris, nous avons constaté que les recommandations formulées à Johannesburg, huit ans auparavant, ne pouvaient être tenues. On s'est contenté de reporter l'échéance à 2020. Mais comment réussir d'ici 2020 ce que l'on n'a pas été capable d'accomplir depuis 2002 ? En mai 2010, nous avons tout de même inauguré la conférence environnementale française à Chamonix qu'organisait la ministre de l'écologie de l'époque, Chantal Jouanno.

En tant que président du Muséum, je m'étais fixé trois buts pour cette année 2010 : définir la biodiversité, expliquer pourquoi il faut s'en préoccuper, et surtout, faire en sorte que l'on ne cesse pas de s'y consacrer après le 31 décembre 2010.

La biodiversité ne consiste pas en un catalogue d'espèces : la biodiversité, terme né il y a vingt-trois ans à peine, se définit comme la fraction vivante de la nature. Il ne faut pas confondre biodiversité et nature : comme en témoigne une météorite extraordinaire que possède le muséum et qui est dotée de la signature géochimique de la formation du Soleil, la biodiversité est apparue il y a environ 3,85 milliards d'années, lorsque la première cellule apparue dans l'océan ancestral s'est scindée en deux cellules clones qui, elles-mêmes, ont commencé à se scinder – soit 700 millions d'années après la mise en place du Soleil et de la Terre, au cours desquelles la nature fut certes présente sur la Terre, mais pas la vie.

Ensuite, la biodiversité est quelque chose dont on ne peut se passer. Ainsi sommes-nous tous dans cette salle de merveilleuses odes à la biodiversité, car nous sommes remplis de bactéries. Celles-ci existent depuis qu'il y a de la vie sur Terre et sont sorties de l'océan ancestral il y a 800 millions d'années, après s'y être divisées. Si nous sommes constitués de cent milliards de cellules fort diverses – neurones du cerveau, globules rouges du sang, cellules musculaires ou de notre cartilage – issues de la cellule initiale qu'est l'ovocyte maternel fécondé par un minuscule spermatozoïde paternel, l'organisme humain contient cependant mille fois plus de bactéries que de cellules, présentes dans nos cheveux, nos oreilles, notre intestin... Nous sommes donc partout entourés de cette diversité biologique indispensable pour nous qui en sommes des fragments : une diversité que nous retrouvons dans tout ce que nous mangeons et avec laquelle nous coopérons. L'exemple des médicaments illustre son intérêt industriel : en effet, les molécules anticancéreuses, anti-champignons, anti-virales, anti-bactérielles et antibiotiques sont issues de morceaux de plantes ou d'animaux marins ou terrestres, à l'instar de l'AZT, première molécule active contre le SIDA, que l'on trouve dans le sperme du hareng. Cette exploitation industrielle pose d'ailleurs un problème de piraterie et de pillage des plantes des populations autochtones en vue d'y trouver certaines molécules.

C'est pourquoi plus l'on abîme la biodiversité, plus l'on touche au capital naturel qui nous entoure et plus l'on crée de désordres. Or, en France, on est bien plus capable de valoriser les aspects culturels que naturels de notre patrimoine, alors même que les deux aspects sont liés, l'humain ayant construit une culture sur la nature. À cet égard, j'ai d'ailleurs beaucoup apprécié les récents discours du Président de la République et du Premier ministre qui, enfin, ont clairement affirmé qu'opposer la question économico-financière, la croissance économique et le plein emploi, considérés comme primordiaux dans la crise actuelle, d'une part, à la prise en compte des questions environnementales, d'autre part, c'est oublier que ces enjeux sont intimement liés, tant il est vrai que la crise actuelle est aussi une crise de raréfaction des ressources – qu'elles soient minérales ou vivantes.

Afin de mettre en évidence l'état actuel de la biodiversité et de proposer de meilleures méthodes de gestion des environnements, il nous faut nouer une relation intime entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Notre éducation demeure en effet trop compartimentée, tant du point de vue des élèves – auxquels il conviendrait d'expliquer l'importance des mathématiques dans la compréhension des phénomènes et de l'anglais pour parler de chimie au niveau international – que des professeurs, eux-mêmes peu habitués à travailler de manière transversale. Or, le Muséum est l'une des institutions qui a le plus réfléchi à ces questions transversales, étudiant les populations autochtones, les océans, les mathématiques pures, la chimie, la biologie, la biologie moléculaire... C'est en effet la mise en relation de toutes ces matières qui permet aux chercheurs de répondre aux questionnements de la société et d'aider les élus, confrontés à de dramatiques problèmes environnementaux dans leur circonscription, à y faire face et à les expliquer. Ainsi, outre-mer, la confrontation aux espèces invasives introduites par l'homme, tels le chien, le chat ou le poulet, qui détruisent la faune locale – ainsi des chats vis-à-vis des oiseaux endémiques en Nouvelle Calédonie. En métropole, c'est la migration de la population vers les côtes qui pose le problème le plus grave.

Mettre fin à l'érosion de la biodiversité constitue un travail de longue haleine. C'est pourquoi les scientifiques requièrent l'aide des politiques. Aujourd'hui, le citoyen dispose d'une meilleure perception du changement climatique que de la biodiversité. A-t-on mal communiqué ou insuffisamment expliqué les choses ? A-t-on abordé la question sous un angle inadapté ? Comment communiquer sur les OGM, les nano-technologies et la biologie de synthèse ? Viscéralement opposé à tous les extrémismes, non pas écolo mais écologue, j'estime qu'il ne s'agit pas de revenir de à la bougie mais d'arriver à un système d'harmonie et de partage. Comme l'illustre l'histoire de la vallée de Tautavel, à vingt personnes, les êtres humains peuvent vivre de la chasse et de la cueillette sans détruire leur environnement, mais avec sept milliards d'habitants, l'humanité utilise l'agriculture : c'est donc un autre débat.

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