Intervention de Annie Genevard

Séance en hémicycle du 3 octobre 2013 à 9h30
Non-intégration de la livraison dans le prix unique du livre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnnie Genevard :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, c’est une proposition de loi très importante que nous examinons aujourd’hui, car elle concerne un des terrains les plus emblématiques, où se rejoignent la politique culturelle menée par l’État et celle initiée par les collectivités territoriales : la librairie indépendante. C’est évidemment de son maintien, de sa présence sur le territoire, de son équilibre économique que nous allons parler.

Mais auparavant, je voudrais évoquer plus largement la situation de la lecture, dans le secteur privé comme dans le secteur public. J’aurais pu commencer par l’énumération des dangers, des problèmes qui menacent cette filière qui compte près de 3 500 libraires indépendants. Je préfère commencer mon propos par l’exposé d’un panorama plus positif, qui rend justice aux efforts accomplis depuis plus de trente ans en matière de promotion de la lecture et du livre.

La loi sur le prix unique du livre a inauguré une politique qui ne s’est jamais démentie, et qui a même fait école à l’étranger, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, aux Pays-Bas, au Japon. Notre collègue Hervé Gaymard, spécialiste de cette question, lui a consacré une très intéressante mission. De cette loi fondatrice a découlé une dynamique qui a conduit à de véritables contrats de filière, incluant l’édition, la commercialisation, la distribution, l’animation. Partout en France, des médiathèques ont été aménagées, des salons du livre ont vu le jour, des libraires ont rivalisé d’inventivité pour animer ce commerce si particulier, le rendre attractif et moderne.

L’un des fleurons de cette politique est la réussite de la littérature jeunesse, inventive et créative : c’est une réussite à la fois littéraire et esthétique, mais aussi commerciale. Dans de nombreuses écoles, les auteurs et les illustrateurs sont venus à la rencontre des jeunes.

Une bonne politique publique en faveur du livre, dans une ville, ce sont des librairies, des médiathèques, des établissements scolaires et des mairies qui travaillent ensemble. Cette dynamique est précieuse. Elle résulte de la reconnaissance et de l’encouragement du secteur indépendant de la librairie par des décisions publiques qui ont toujours veillé à garantir cette spécificité.

On a naturellement cité la loi sur le prix unique du livre. J’en citerai une autre : celle du 18 juin 2003, qui a permis aux libraires d’affermir leurs positions dans les marchés publics des bibliothèques. Des labels comme celui des Librairies indépendantes de référence ont été créés, reconnaissant ainsi le rôle fondamental des librairies dans la promotion d’ouvrages exigeants et de qualité, garantes qu’elles sont de la diversité éditoriale, en donnant leur chance aux nouveaux auteurs et en participant à l’animation culturelle des territoires.

C’est tout cela que la puissance publique s’est employée à protéger, et c’est dans cette continuité que s’inscrit la discussion de cette proposition de loi, dont je n’hésite pas à dire qu’elle constitue l’acte II de la loi sur le prix unique du livre car elle vise à interdire certaines pratiques commerciales qui contournent le prix unique du livre et exercent une concurrence déloyale entre les ventes en ligne et les ventes en magasin.

Cumuler la gratuité des frais de port dès le premier euro, le rabais systématique de 5 % et la livraison à domicile, c’est évidemment une combinaison contre laquelle il est difficile de lutter. Elle a pourtant un coût non négligeable : pour Amazon par exemple – nommons-le –, les frais de port ont représenté une perte de près de 3 milliards de dollars. Comment justifier une telle perte sinon par la volonté stratégique de prendre des positions en fragilisant, puis en effaçant la concurrence de la librairie indépendante, à propos de laquelle je rappelle au passage quelques données chiffrées : 4 milliards d’euros et 10 000 emplois sont concernés par cette filière.

Chez Amazon – et je dis cela sans mépris –, on conditionne et on expédie des livres. Dans une librairie, au contraire, c’est à un libraire que l’on a affaire : un homme ou une femme qui aime les livres, qui peut en parler, conseiller les lecteurs, guider une recherche documentaire ou éclairer un choix. Or, qu’apprend-on à la lecture de l’étude réalisée pour le Syndicat de la librairie française et dévoilée lors des Rencontres nationales de la librairie en juin 2013 ? A elles seules, les têtes de chapitre sont éclairantes : « Le marché du livre touché à son tour » ; « La situation financière des librairies devient critique » ; « La survie des librairies : une anomalie économique » ; « Les banques resserrent l’étau » ; « Sous la contrainte, les libraires réduisent leurs stocks et coupent dans leurs effectifs ». Tel est le contenu de ce rapport. Il y a donc urgence à agir. Nous ne voulons pas que les libraires subissent le sort des disquaires, qui ont pour ainsi dire disparu de la plupart de nos villes. Nous ne voulons pas que, comme en Angleterre, un tiers des librairies indépendantes disparaissent en dix ans. Voilà ce qui motive notre démarche : mettre un coup d’arrêt à des pratiques qui s’apparentent à une forme de vente à perte. Tel est le sens de cette proposition de loi.

Puisque chacun, comme l’a dit Mme la ministre, souscrit à l’objectif, je forme le voeu que nous puissions trouver la bonne formulation. L’enjeu est si important qu’il ne saurait faire l’objet d’une exploitation politique, comme certains dans votre majorité avaient commencé à le faire en commission. Nous avons proposé un amendement au texte initial, qui, de notre point de vue, a l’avantage de la clarté : un prix unique, auquel s’ajoute éventuellement le coût d’une prestation supplémentaire de livraison à domicile. En effet, il est désormais possible de contrôler la réalité du coût de la livraison à domicile – vous avez d’ailleurs rappelé les dispositions prises récemment dans la loi sur la consommation. Le Gouvernement fait une contre-proposition qui, selon nous, ne règle pas la question de la gratuité du port.

Ce qui doit nous guider, c’est la recherche d’une solution juridiquement sûre et économiquement utile à la librairie indépendante que nous voulons protéger, mais aussi utile au consommateur, pour qui nous voulons préserver un commerce de proximité et une offre éditoriale multiple.

Le document que j’ai cité sur la situation économique et financière des librairies, et dont j’ai repris des propos alarmants, contient pourtant aussi l’expression d’un espoir et d’un optimisme. Je cite : « Des solutions existent […] Les libraires peuvent encore compter sur trois leviers ». Or, l’un de ces trois leviers est le soutien des pouvoirs publics. C’est précisément ce soutien que nous voulons mobiliser par cette proposition de loi.

Nous approuvons, madame la ministre, des mesures que vous avez annoncées le 25 mars dernier en faveur de la librairie indépendante, à savoir la mise en place d’un médiateur du livre et la création d’un fonds d’avance de trésorerie destiné aux libraires, ainsi que le dispositif d’aide à la transmission des entreprises. L’une de ces mesures vise à faire respecter le prix unique, clé de voûte d’un édifice à la fois fort et fragile : fort de ses 3 500 librairies, de ses 5 000 structures d’édition, de ses 70 000 nouveaux titres – c’est sans doute trop, nous pourrons y revenir – et de ses 500 millions d’exemplaires vendus chaque année. Mais fragile aussi, en raison de la concurrence du numérique et de la grande distribution, de la montée en puissance des gros opérateurs, de la transformation des pratiques commerciales et culturelles et de la baisse préoccupante des ventes.

Chers collègues, permettez-moi de conclure mon propos par le récit d’une anecdote à la fois savoureuse – je vous laisse en juger – et révélatrice. Dans ma ville de Morteau, il y avait depuis toujours une petite librairie à l’ancienne comme il en existe de moins en moins. Les enfants de l’école voisine en adoraient la libraire. Chaque jour en rentrant de l’école, ils s’y arrêtaient, papotaient, feuilletaient des livres tout en confiant à la libraire leurs petits secrets d’enfance. Puis, la librairie fut vendue. Avant le déménagement, les enfants ont gaiement inscrit sur un mur tout leur amour pour cette librairie et sa libraire. Lorsque les travaux de rénovation ont été entrepris, j’ai demandé aux nouveaux occupants de faire en sorte que ne soient pas effacés ces joyeux graffitis, quitte à les recouvrir éventuellement. Peut-être un jour lointain les retrouvera-t-on… Quoi qu’il en soit, ces enfants ont aimé les livres parce qu’ils aimaient leur chère libraire. Nulle vente en ligne, si utile soit-elle, notamment dans les territoires isolés, ne pourra remplacer cela.

Garantir les conditions de la viabilité économique de la librairie est un devoir. Il ne s’agit pas de restaurer un passé révolu. Il ne s’agit ni d’empêcher, ni de stigmatiser la vente en ligne – après tout, les libraires indépendants y ont eux aussi recours, pour près de 6 % du marché. Imaginez cependant la tristesse de nos villes si, par notre incurie, nous laissions dépérir un si précieux réseau. Sans doute cette mesure n’y suffira-t-elle pas, mais elle est un pas en avant qui exprime une volonté politique de freiner de mauvais usages, et qui donne à la librairie l’assurance que la représentation nationale est consciente de ses difficultés et désireuse de l’épauler.

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