Intervention de Thierry Coville

Réunion du 2 juillet 2013 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Thierry Coville, chercheur à l'IRIS :

Si l'on essaie d'écarter l'Iran, il fera tout pour perturber le jeu afin de montrer qu'il est indispensable. La politique globale consistant à couper les relations avec ce pays, qui a été suivie par tous les gouvernements de droite et de gauche aux États-Unis notamment, ainsi que par Israël – qui pense ainsi pouvoir « casser » le régime – est une erreur totale. Cela donne une légitimité nationale au régime iranien, qui s'est bâti depuis longtemps sur la résistance à l'étranger – Saddam Hussein a d'ailleurs permis au régime de s'installer.

À cet égard, l'ancien négociateur sur le nucléaire Hossein Moussavian considère que si le programme nucléaire iranien trouve son origine dans la guerre Iran-Irak et la nécessité de construire une force de dissuasion, il est devenu un enjeu de négociation avec les pays occidentaux notamment, sachant, encore une fois, que l'Iran n'a jamais dit qu'il voulait avoir la bombe atomique.

On ne pourra dès lors sortir de cette crise par le haut qu'en donnant à ce pays ses chances en tant qu'acteur régional majeur. Ses dirigeants ont d'ailleurs joué un rôle important dans la mise en place du gouvernement Karzai en Afghanistan ; ils ont aussi communiqué les bases des talibans aux Américains et se sont entendus avec eux pour préparer leur sortie de l'Irak. Par conséquent, quand leurs intérêts nationaux sont en jeu, ils peuvent être pragmatiques et négocier. Je ne vois pas pourquoi il en serait autrement pour le nucléaire ou la Syrie.

S'il est impossible pour eux politiquement de renoncer à leur programme nucléaire, cela fait un an qu'ils donnent des signaux clairs montrant qu'ils sont prêts à un compromis. On peut trouver une barrière aussi solide que possible entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire.

S'agissant de la confiance, elle doit jouer dans les deux sens : les pays occidentaux n'ont-ils pas soutenu Saddam Hussein ? Or qui a attaqué l'Iran en 1981 ? Les Iraniens n'ont-ils pas été classés dans l'axe du mal, alors qu'ils avaient préparé l'arrivée d'un pouvoir anti-taliban en 2002 en Afghanistan ? Quelles contreparties ont-ils reçu après avoir arrêté l'enrichissement de l'uranium en 2003 ?

Les Iraniens raisonnent beaucoup en réaction par rapport aux Occidentaux, du fait de leur histoire. Or ils ont eu le sentiment que négocier avec eux ne marchait pas et que ceux-ci ne leur donnaient que des « sucettes ».

Ils n'ont donc pas beaucoup de raisons de faire d'emblée confiance à la France, même s'ils l'estiment en tant que force morale et politique et pour sa résistance aux États-Unis. Cela dit, nous pourrions jouer un rôle très important dans la région et bâtir cette confiance.

Il faut donner leur chance aux Iraniens en enclenchant un processus positif de négociation – sachant que tous les dossiers sont liés – et en respectant leur sensibilité nationaliste – les discours de M. Rohani montrent qu'ils y sont disposés à cette condition. Les Américains leur avaient d'ailleurs dit d'attendre pour cela l'élection présidentielle, mais on ne leur fait toujours pas confiance !

La force du régime iranien est de savoir que sa société est en pleine transformation. Elle est à la fois pacifique, moderne et a des valeurs proches des nôtres : le nombre d'enfants par femme est tombé de sept avant la Révolution à deux aujourd'hui, l'âge de mariage des femmes est toujours plus élevé, les filles représentent 60 à 70 % des étudiants des universités, dans toutes les branches, et on voit des femmes dans tous les secteurs de la société – où elles exercent comme chirurgiennes, directrices d'entreprise ou chauffeurs de taxi. Cette évolution, qui fait de cette société l'antithèse de l'Arabie saoudite, est peut-être l'élément géopolitique le plus important.

Il est anormal, dans ces conditions, que, du point de vue de nos valeurs, nous soutenions celle-ci et non l'Iran. De fait, si la charia qui régit le système pénitentiaire iranien est une subsistance de la Révolution, il existe des tensions permanentes entre les principes islamistes, que l'on peut juger archaïques et qui sont le fait d'une minorité, et la société : le film La Séparation illustre bien à cet égard ce que vit la classe moyenne iranienne tous les jours. En empêchant les Iraniens de voyager ou d'étudier en Occident et en aggravant leur situation économique, on ne favorise pas l'évolution de cette société.

Or, alors que j'ai été invité il y a trois ans à une conférence organisée par un ami iranien, l'ambassade de France a découragé les Français de s'y rendre : on marche sur la tête !

En majorité, les Iraniens détestent le régime et sont contre l'islam politique. D'ailleurs, alors qu'à l'occasion de la sortie d'un film anti-musulman, le régime a voulu organiser des manifestations contre la France et les pays occidentaux, il n'a trouvé qu'une centaine de personnes pour y participer dans une ville de 12 millions d'habitants. Plus personne dans le pays n'est prêt à se mobiliser pour l'islam politique.

En aidant des pays comme le Qatar ou l'Arabie saoudite, qui défendent une conception complètement différente des relations entre société et religion, on n'offre pas beaucoup d'avenir à l'Iran dans la région. Même les plus durs défenseurs du régime font valoir cet argument.

L'Arabie saoudite est en train d'alimenter, pour des raisons géostratégiques, la rivalité entre les chiites et les sunnites, ce qui est une catastrophe pour la région et constitue un problème beaucoup plus grave que la bombe nucléaire iranienne, qui n'existe pas.

Quand on négocie avec l'Iran, il faut garder présent à l'esprit son passé nationaliste, le fait qu'il a le sentiment d'être l'acteur géostratégique majeur de la région et qu'il souhaite pouvoir exercer cette responsabilité.

L'élection présidentielle n'est en réalité pas une surprise : depuis vingt ans, c'est toujours un candidat plutôt modéré qui gagne les élections en raison de l'évolution de la société. M. Rohani insiste beaucoup sur son opposition à l'égard des extrêmes et a déclaré vouloir rassembler les conservateurs et les réformateurs modérés en tenant compte de l'expertise. 250 députés viennent d'ailleurs de lui signifier leur allégeance. De plus, certains conservateurs du camp de MM Rafsandjani et Khamenei sont contre la répression qui s'est produite en 2009 et suivent cette voie anti-extrémiste.

Par ailleurs, il faut mettre fin au fantasme selon lequel le régime repose sur les Gardiens de la Révolution. L'économie iranienne est rentière : chaque groupe ayant un poids politique cherche à accroître celui-ci pour élargir son pouvoir économique. Les Pasdarans ont eu l'opportunité de développer des activités de construction après la fin de la guerre avec l'Irak et ont bâti petit à petit un empire économique en achetant, par l'intermédiaire de la bourse iranienne, un certain nombre d'entreprises, mais il est difficile de savoir combien ils représentent dans l'économie. Si M. Ahmadinejad a demandé qu'ils paient des impôts et s'il semble y avoir un consensus au sommet du régime pour réduire leurs activités économiques, il ne faut pas en faire un deux ex machina.

Cela dit, ils ont une légitimité tirée de leur rôle de défenseur du pays lors de la guerre Iran-Irak – qui est d'ailleurs la base de la légitimité du régime. Mais il y a un débat en leur sein et certains députés conservateurs refusent de donner l'image d'un pays fermé. M. Motahari, qui est un conservateur modéré très influent, leur a d'ailleurs déclaré que s'ils voulaient se présenter comme défenseurs de la nation, ils ne pouvaient continuer à accumuler ainsi les activités économiques.

En fait, si l'on veut que l'Iran ait envie d'avoir la bombe nucléaire, il suffit de l'attaquer. On ne détruira pas le programme nucléaire iranien : il s'agit d'un savoir-faire acquis. Par ailleurs, une telle attaque serait compliquée car les sites ont été diversifiés. Enfin, on n'est pas sûr que les dirigeants du pays aient décidé d'avoir un tel programme – qui semble avoir été arrêté il y a quelques années. En outre, cette attaque entraînerait une déstabilisation de la région, des attentats, la mort de civils, sans parler des conséquences des frappes sur les usines d'enrichissement de l'uranium sur les populations civiles.

Reste que les Iraniens ont peut-être l'objectif d'atteindre le seuil technologique d'avoir la capacité de construire cette bombe – ce en quoi ils ne sont pas les seuls dans le monde.

C'est donc en bâtissant des relations constructives avec l'Iran et en donnant à la société iranienne sa chance d'exercer de plus en plus son pouvoir sur le régime que la crise actuelle pourra être résolue

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