Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 17 septembre 2014 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international :

C'est pour moi un plaisir renouvelé d'être devant votre commission. Je traiterai pour commencer de l'Irak. Lorsque nous en avons parlé le 20 août, la crise avait franchi une nouvelle étape qui avait conduit la France à prendre plusieurs initiatives. Je m'étais ainsi rendu à Erbil le 10 août, avant que se tienne, le 15 août, la réunion des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne.

Qu'est-il advenu depuis lors ? Vendredi dernier, j'ai accompagné le Président de la République à Bagdad, puis à Erbil. À Bagdad, nous avons rencontré le président irakien ainsi que le nouveau président, sunnite, du Parlement, et le premier ministre, M. Haïdar al-Abadi, un chiite. Détail qui en dit long : au déjeuner auquel nous a conviés le président Fouad Massoum, toutes les composantes de la société irakienne étaient représentées. Le nouveau gouvernement était presque entièrement constitué, seuls les postes de ministre de la défense et de ministre de l'intérieur, que le premier ministre occupe à titre intérimaire, restant à pourvoir. Le parlement irakien n'ayant pas avalisé les nominations des deux personnalités que le premier ministre lui a proposées hier, il devra remettre l'ouvrage sur le métier. M. Haïdar al-Abadi est un homme de valeur ; il a vécu à l'étranger et il est tourné vers le concret. Il a expressément sollicité que nous l'aidions dans la lutte contre Daech par des frappes aériennes.

À Erbil, la population a manifesté une grande reconnaissance à la France. L'accord conclu entre les Kurdes et le gouvernement irakien comporte une partie financière et une partie institutionnelle ; l'un des reproches faits à M. al-Maliki par les Kurdes était qu'il ne les laissait disposer ni des milliards d'euros qui devraient leur revenir ni de l'autonomie institutionnelle qu'ils appellent de leurs voeux. Nous nous sommes à nouveau rendus dans les camps de réfugiés. Mme Valérie Amos, responsable des opérations humanitaires pour l'Organisation des Nations unies (ONU) en Irak, estime à 1,8 millions le nombre des personnes déplacées. Elles vivent dans des conditions très sommaires, qui s'aggraveront encore lorsque, sous peu, la température baissera. Cet afflux considérable de réfugiés crée des difficultés de toutes sortes ; ainsi, la rentrée des classes ne peut se faire, ce qui irrite les familles kurdes.

Pour ce qui est de l'accueil des réfugiés, l'attitude de la France, que je rappellerai en quelques mots, m'a semblé mieux comprise. Il ne saurait être question pour nous d'accueillir tous les membres des minorités irakiennes ; outre que cela est impossible, ce serait une victoire pour les terroristes. Nous entendons donc leur apporter une aide sur place, mais il existe des cas extrêmes que nous ne pouvons ignorer, si bien que nous avons décidé d'accueillir, à titre provisoire je l'espère, les réfugiés qui ont des liens avec la France. Cela se fera à Paris, Lyon, Marseille et Sarcelles, toutes villes qui comptent des communautés irakiennes importantes. Quelques dizaines de réfugiés sont déjà présents sur notre sol et une centaine d'autres suivra. Ce nombre est sans commune mesure avec la masse innombrable des personnes déplacées en Irak mais cette attitude ouverte et responsable correspond à ce que la France peut et doit faire. Elle est comprise par les autorités irakiennes et les responsables des minorités et j'ai ressenti à ce sujet une pression moindre que lors de ma visite à Erbil en août.

La conférence internationale sur la sécurité en Irak que nous avons organisée avec les autorités irakiennes s'est tenue lundi 15 septembre à Paris. Elle a été ouverte par le Président de la République et par le président Fouad Massoum. Toutes nos invitations ont reçu une réponse positive. Étaient représentés les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité, de nombreux pays arabes, l'ONU, l'Union européenne, la Ligue arabe et certains pays qui, telle la Norvège, font des efforts particuliers pour parvenir à une solution. En tout, vingt-neuf participants étaient réunis.

Au cours de la réunion, qui s'est très bien passée, des nuances se sont exprimées mais l'unité s'est faite sur plusieurs points importants, que j'ai brièvement évoqués devant vous tout à l'heure, en séance publique. L'entente est d'abord apparue sur la nécessité absolue de combattre Daech, qui menace toute la région et, au-delà, nous tous, puisque son idéologie binaire est limpide : ou vous êtes avec nous, ou l'on vous passe par les armes. Il était très frappant de constater, au fil des interventions, que chacun se sent menacé.

L'accord s'est aussi fait pour dire que si une aide extérieure est indispensable, le combat, sous peine d'être voué à l'échec, doit être mené d'abord par les populations locales.

La même unité a prévalu pour souligner que si la dimension militaire de cette lutte est essentielle, l'efficacité commande de la compléter par un volet financier. Une conférence aura lieu à Bahreïn à ce sujet. Les terroristes ont malheureusement mis main basse sur 500 millions de dollars à Mossoul mais ce pactole finira par s'épuiser. Cependant, ils continuent de vivre des produits de la vente du pétrole – ce qui signifie que quelqu'un le leur achète – et de « dons ». Il faut donc couper les circuits financiers qui les alimentent.

On s'est encore accordé, pays musulmans en tête, sur un quatrième point : le combat contre Daech ne peut être conçu uniquement sur une base sécuritaire, il doit être mené aussi sur le plan idéologique.

Enfin, une solidarité effective avec la population irakienne, par de l'argent et des vivres, doit se manifester. La France fait beaucoup mais elle ne peut agir seule. L'Union européenne et l'ONU doivent se mobiliser ; ne pas le faire, ce serait faillir à un devoir mais aussi laisser le champ libre à Daech, qui se donne une dimension sociale.

Pour autant, des nuances demeurent. J'ai pu les apprécier au cours des précieuses rencontres informelles dont la Conférence a permis la tenue. Le degré d'engagement des pays diffère, et j'ai aussi noté que des différences d'attitude persistent au sein de la communauté sunnite.

La Turquie est un cas en soi. Son concours est essentiel.

Que va-t-il se passer maintenant ? Mon collègue ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, était hier à Abou Dhabi, d'où nos avions ont décollé pour des missions de survol du nord du territoire irakien. Sur le plan diplomatique, plusieurs rencontres sont prévues. Ainsi, je me rendrai vendredi à une réunion du Conseil de sécurité en formation ouverte – c'est-à-dire avec des invités - consacrée à l'Irak. L'ordre du jour du Conseil de sécurité, fixé par les États-Unis qui le président actuellement, prévoit une autre réunion la semaine prochaine, consacrée cette fois aux moyens d'empêcher des combattants étrangers de rejoindre les rangs de Daech. L'assemblée générale des Nations Unies qui va s'ouvrir traitera également de la situation en Irak.

Enfin, le président de la République, chef des armées, sera certainement interrogé au sujet de l'Irak lors de la conférence de presse prévue demain et dira ses intentions. La France a déjà livré des armes, des médicaments et des vivres, et elle accueille des réfugiés. Il revient au président de la République de dire si nous irons plus loin, et la consultation du Parlement dépendra des décisions qu'il annoncera. Contrairement à ce qu'a avancé récemment un ancien haut dirigeant français, la situation objective n'est pas la même que celle qui prévalait du temps de Saddam Hussein. Il y a, me semble-t-il, une menue différence entre aller combattre une organisation terroriste réelle à la demande d'un gouvernement réel et aller combattre un gouvernement au motif de détruire quelque chose qui n'existe pas.

Nous n'étions pas hostiles à la présence de l'Iran à la conférence de Paris et nous le lui avons fait savoir, mais nous ne pouvions pas l'inviter si le consensus ne se faisait pas à ce sujet. Nous souhaitions inviter l'Iran parce que l'on ne peut faire l'impasse sur la géographie et parce que ce pays exerce une très forte influence sur la communauté chiite ; or, le Premier ministre irakien est lui-même chiite. Mais l'invitation n'ayant pas été jugée possible par plusieurs participants, elle n'a pas été lancée.

Comment combattre efficacement Daech sans rien entreprendre en Syrie ? Les hommes de Daech y sont plus nombreux qu'en Irak, et si l'entité terroriste est attaquée dans ce pays, elle se repliera en Syrie où elle commettra d'autres exactions. Cela étant, la situation n'est pas la même en Irak et en Syrie. L'Irak nous demande d'intervenir. En Syrie, l'action contre Daech passe par une aide accrue à l'opposition modérée.

J'en viens à l'Ukraine, dont je me suis longuement entretenu lundi avec mon homologue russe, Sergueï Lavrov. Sur le terrain, le cessez-le-feu est modérément respecté, mais l'important est qu'aussi bien les Ukrainiens que les Russes disent qu'il doit l'être. Sur le plan diplomatique, le protocole de Minsk, signé sous l'égide de l'OSCE et à l'élaboration duquel nous avons prêté la main, règle les questions dans le temps en fixant la date d'élections dans les régions de Donetsk et de Lougansk et en traitant du respect des frontières. Nous tenons beaucoup à ce que cet accord soit appliqué. Je l'ai dit, pour ce qui est du cessez-le-feu proprement dit, des coups de canif à l'accord ont déjà eu lieu. L'OSCE s'attache à remplir son rôle ; la France et l'Allemagne ont proposé de lui fournir des drones pour surveiller la frontière.

L'Ukraine a d'autre part ratifié l'accord d'association avec l'Union européenne. Son volet politique est d'application immédiate ; le volet économique entrera en vigueur le 31 décembre 2015 au plus tard, de nombreuses questions techniques n'ayant pas été réglées.

Il est préoccupant qu'entre-temps la situation politique se soit modifiée en Ukraine. Le Premier ministre Arseni Iatseniouk comme Mme Ioulia Timochenko ont refusé l'alliance que leur proposait le président Porochenko, adoptant une ligne plus dure que la sienne, en appelant par exemple à l'adhésion de l'Ukraine à l'Alliance atlantique. À la veille des élections législatives prévues le 26 octobre, des considérations de politique intérieure peuvent expliquer ces prises de position, mais elles compliquent encore la tâche de M. Porochenko, qui s'efforce de maintenir des relations équilibrées et avec la Russie et avec l'Union européenne. On se félicitera donc qu'il se soit trouvé une majorité à la Rada pour adopter la loi portant statut spécial pour certains districts des régions de Lougansk et de Donetsk ; cela va dans le sens du protocole de Minsk. Je ne prétends pas que le cours des événements sera facile, mais je pense que, sauf dérapage, on ira ainsi, cahin-caha, jusqu'aux élections du 26 octobre. Nous avons fait savoir que nous étions disposés à poursuivre, si cela est nécessaire, les discussions engagées entre la chancelière Angela Merkel et les présidents Hollande, Porochenko et Poutine lors des célébrations du 70e anniversaire du Débarquement en Normandie.

Mme Annick Girardin s'est courageusement rendue en Guinée et au Sénégal pour faire le point sur la propagation de la maladie à virus Ebola. Les chiffres relatifs à la contagion sont disparates mais tous extrêmement inquiétants. Le président Obama a décidé l'envoi de 3 000 soldats pour aider à combattre cette épidémie qui doit être prise très au sérieux. Nous sommes en première ligne, comme nous le devons : outre que les ONG font, sur place, un travail remarquable, nous avons envoyé du personnel soignant et des chercheurs, demandé à l'Institut Pasteur d'intervenir et prévu des places dans les hôpitaux pour nos ressortissants éventuellement infectés, ainsi qu'un dispositif spécifique de rapatriement. Parce que la lutte contre la fièvre Ebola suppose des fonds, nous avons mobilisé l'Agence française de développement. Nous avons aussi demandé à nos amis européens de faire ce qu'ils doivent. Mme Margaret Chan, directrice générale de l'OMS, juge que la rapidité de la propagation de l'épidémie dépend des systèmes de santé des pays infectés ; étant donné la faiblesse de ceux des pays principalement touchés, la maladie sera difficilement contenue et l'on ne peut écarter l'hypothèse que les États qui les jouxtent soient à leur tour contaminés ; cela aurait des conséquences très graves. La mobilisation doit donc être totale. Lors de sa prochaine réunion, jeudi, le Conseil de sécurité se saisira de la question, comme le fera l'assemblée générale des Nations unies. La France sera au premier rang dans cette lutte qui concerne nos amis africains et nous-mêmes.

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