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Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 8 février 2017 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées :

Merci beaucoup. Vous allez me gêner, Madame la présidente, car je n'ai rien à vous offrir en retour !

Je vous remercie très sincèrement de m'accueillir une nouvelle fois au sein de votre commission, à quelques jours seulement du terme de la XIVe législature. Permettez-moi de vous dire moi aussi, à vous, Madame la présidente, et à l'ensemble de votre commission, toute ma reconnaissance pour le sérieux et pour l'esprit d'écoute et de dialogue qui ont caractérisé nos travaux communs au long des cinq dernières années, et singulièrement, pour ce qui me concerne, depuis ma prise de fonctions il y a tout juste trois ans. C'est toujours un plaisir de venir ici, et je prépare toujours mon audition avec attention, car je sais que j'ai face à moi des spécialistes intéressés par les questions que j'aborde.

La loi de programmation militaire actualisée, tout comme, dernièrement, l'exécution quasi intégrale du budget pour 2016, porte la marque évidente de votre engagement comme parlementaires. Pour la première fois depuis trente-cinq ans, la baisse de la part du budget allouée à la défense a été enrayée. Cette stabilisation a permis le financement de mesures fortes décidées par le président de la République, sous l'impulsion du ministre de la Défense, M. Jean-Yves Le Drian.

J'ai la conviction que tous, ici, nous partageons l'idée qu'il s'agissait là d'une première étape, absolument essentielle même si, comme je vais essayer de vous le démontrer, tout cela ne doit pas rester sans lendemain. Je formule en effet le voeu que la prochaine législature s'inscrive dans la même dynamique, en amplifiant ce qui a été amorcé, afin de nous permettre de relever le défi du maintien à long terme de la cohérence entre la nature des menaces auxquelles nous faisons face, les missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont octroyés au service de la protection de la France et des Français. Cette cohérence, vous le savez, garantit la résilience, la souplesse et la robustesse de notre modèle d'armée. Ce combat pour la cohérence, nous l'avons conduit avec beaucoup de détermination au cours des dernières années.

Je voudrais aborder cette question centrale de la cohérence en articulant mon propos en trois parties. Je reviendrai d'abord sur le contexte sécuritaire actuel, tel que je l'analyse, en m'attardant sur le cadre de notre action ; je vous livrerai en second lieu ma conception des conséquences de l'évolution du contexte sécuritaire sur notre modèle d'armée ; je tracerai enfin devant vous les grandes lignes qui doivent caractériser l'effort de défense à venir.

En ce qui concerne tout d'abord le contexte sécuritaire, l'actualité s'en fait jour après jour l'écho : la sécurité internationale se dégrade ; cette dégradation s'est même accélérée au cours des derniers mois, et l'état du monde est totalement différent de ce qu'il était il y a deux ans encore.

En réalité, vous le savez, nous faisons face à deux grands types de conflictualité. D'une part, nous sommes confrontés à l'émergence et à l'expansion du terrorisme islamiste radical, idéologie servie par une stratégie totale qui lui permet de porter l'hyperviolence dans tous les champs – matériel et immatériel, religieux, social, culturel, économique et bien sûr militaire, que ce soit dans les « zones grises » ou au coeur de notre théâtre national. L'agression terroriste survenue vendredi dernier au Louvre atteste une fois de plus de la permanence de cette menace.

D'autre part, nous assistons – on en parle moins – au retour des États-puissances, traditionnels ou émergents, dont certains visent à étendre leur influence par la mise en oeuvre d'une stratégie qui repose sur le rapport de forces et sur le fait accompli. De manière plus générale, l'affirmation militaire redevient une tendance lourde, commune à plusieurs États dans le monde.

Ces deux grands types de conflictualité sont certes distincts, mais non disjoints. Il existe entre eux non seulement des lieux – je pense au Levant et à la Méditerranée –, mais également des liens et des ressorts communs qui ne doivent pas être ignorés et que je souhaite souligner au travers de deux observations d'ordre général.

La première porte sur ce que j'appelle les « quatre D », quatre tendances structurantes de nos engagements militaires actuels : le durcissement, la dispersion, la digitalisation et la durée.

Le durcissement : les forces armées sont désormais confrontées, sur le terrain de leurs opérations respectives, à l'usage très fréquent, presque systématique, de la violence et même de l'hyperviolence : une violence qui s'affranchit de toutes les règles et sort des cadres multilatéraux établis. Tous les matins, en arrivant au bureau, je lis le point de situation des vingt-quatre dernières heures : chaque fois, je ne relève pas moins de quatre à cinq attentats de par le monde, causant des dizaines de morts sur tous les continents ; je relève également, ces derniers mois, une hausse des provocations de la part de certains États-puissances qui n'hésitent pas à tutoyer la ligne rouge. Le durcissement est réel. Or seule la force peut faire reculer la violence.

La dispersion : les opérations extérieures sont aujourd'hui menées dans des zones géographiquement éloignées de la métropole et distantes les unes des autres. La dispersion des zones d'intervention, les élongations inter et intrathéâtres rendent primordiales les capacités de projection, de commandement et de renseignement. C'est entre autres pour cette raison que les coopérations entre pays, en particulier dans une même zone géographique, sont si importantes. Je rappelle que la bande sahélo-saharienne, où est déployée l'opération Barkhane, s'étire sur une zone de 4 000 kilomètres de large et de 1 000 kilomètres de profondeur.

La digitalisation : la technologie digitale est au coeur de nos sociétés, de nos systèmes, de nos outils militaires. Elle est également considérée par nos adversaires comme un facteur de supériorité opérationnelle et stratégique, y compris et peut-être surtout pour gagner la guerre des perceptions. Elle permet ainsi à Daech d'être au même moment ici et là-bas, en instantané. Depuis 2008, la France s'est lancée dans la guerre numérique. Nous avons pris le bon train, en tête de colonne ; nous sommes sur la bonne voie et nous bénéficions d'une vraie dynamique, comme en attestent l'inauguration du pôle d'excellence cyber, le mois dernier, en Bretagne, et la création en cours du commandement cyber, sous l'autorité du CEMA.

Quatrième tendance, la durée. La phase militaire de la majorité des engagements extérieurs s'étire désormais souvent – vous l'avez vécu – sur une quinzaine d'années au moins. Ces engagements qui durent engendrent une usure accélérée des personnels, mais aussi des matériels. En réalité, nous devons conjuguer la durée des engagements avec le rétrécissement du temps et l'avènement de l'immédiateté. Plus de durée, moins de délais : c'est mon quotidien.

Ces quatre tendances que l'on retrouve dans nos engagements actuels sont la traduction sécuritaire d'une évolution plus profonde : celle d'un monde déstabilisé et en proie au doute.

J'en arrive ainsi naturellement à ma deuxième observation : l'ambiguïté s'ajoute aujourd'hui à l'incertitude.

L'incertitude consiste à reconnaître une place au doute. Mais, avec l'ambiguïté à grande échelle, nous basculons dans autre chose. Les lignes de partage sont de plus en plus floues. Les exemples ne manquent pas : je pense aux bornes qui délimitaient, jadis, non seulement les frontières des États mais aussi la rationalité politique et l'irrationalité de l'émotion ; le temps politique et le temps médiatique ; l'état de guerre et l'état de paix ; la guerre régulière et la guerre irrégulière ; la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. L'ambiguïté engendre la confusion. Elle complique considérablement la tâche du décideur, que celui-ci soit chef militaire ou responsable politique.

Face à cette complexité, nous avons besoin de résister à la tentation de la paralysie ou à celle de la reproduction de schémas connus. L'histoire est riche d'enseignements en la matière. Nous devons faire l'effort de la clarté ; nous devons aussi éviter la désunion. La division conduit à la défaite ; le rassemblement de toutes les forces vives est, à l'inverse, le plus sûr chemin vers la victoire. C'est d'ailleurs ce que nos armées expérimentent jour après jour, en mission et en opérations, en cultivant un esprit interarmées – j'y tiens – et une capacité à travailler dans un environnement complexe, interministériel et multinational.

Sur le chapitre des opérations – la véritable raison d'être des armées –, je souhaite vous dire quelques mots.

Depuis deux ans, nos armées ont été sollicitées sur tous les fronts et à un niveau inédit. À l'heure où je vous parle, plus de 30 000 soldats sont en posture opérationnelle, à l'intérieur et à l'extérieur de nos frontières, de jour comme de nuit, et ce depuis maintenant plus de deux ans.

L'engagement de nos armées passe d'abord par la dissuasion nucléaire, qui sanctuarise nos intérêts vitaux. Il passe également par les deux postures permanentes : la posture permanente de sûreté aérienne, qui garantit le respect de la souveraineté de la France dans son espace aérien, et la posture permanente de sauvegarde maritime, qui concourt directement à la protection des approches du territoire, dans un milieu où l'activité des États puissances est croissante et où la pression des flux liés aux migrations, aux trafics et au terrorisme se fait plus pressante, en Méditerranée notamment.

Enfin, l'engagement de nos armées se concrétise, de manière plus visible, par les opérations, extérieures et intérieures. Je me limiterai à quelques considérations pour chacune de nos zones d'engagement.

Je commencerai évidemment par le théâtre national. À ce sujet, il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une stratégie globale de protection contre des menaces dont la réalité se fait sentir chaque jour davantage. Cette approche globale est nécessaire. Aux postures permanentes que je viens d'évoquer, il faut ajouter tous les efforts que nous déployons dans l'espace, le cyber, que j'ai évoqué, ou encore par le biais de la posture de protection terrestre.

L'opération Sentinelle est également emblématique de la participation active et pérenne des armées françaises à la protection de la France et des Français. Face à une menace évolutive, notre réponse s'est adaptée. Ainsi, à la fin de la période estivale, nous avons connu trois évolutions essentielles, certes dans la discrétion : nous avons ramené les effectifs de 10 000 à 7 000 hommes, reconstituant ainsi un élément de réserve indispensable à la crédibilité de notre dispositif ; nous avons rééquilibré celui-ci en le déployant pour moitié à Paris et pour moitié en province, apportant ainsi plus de confiance à plus de Français ; surtout, nous avons abandonné la fameuse posture statique héritée de Vigipirate, qui nous rendait vulnérables. Désormais, la quasi-totalité de nos forces patrouille en dynamique, ce qui rend la mission plus attractive et, évidemment, beaucoup plus efficace.

Il nous reste encore du chemin à parcourir s'agissant du partage de l'information avec les forces de sécurité intérieure (FSI), notamment. Mais nous avançons dans la bonne direction. Tous, nous parlons désormais en termes de mission et non plus d'effectifs. Sentinelle est bien une opération militaire, conduite selon la logique qui consiste à obtenir des effets par la mise en oeuvre de moyens et de savoir-faire spécifiques. Nous ne nous substituons pas aux FSI : nous sommes pour elles un apport complémentaire.

Évidemment, dans cette action sur le terrain, les réservistes doivent prendre toute leur part. C'est bien dans cette dynamique que nous sommes ; une dynamique à laquelle la création de la Garde nationale est venue donner une nouvelle impulsion. Je sais que nous accordons le même intérêt à cette réforme des réserves militaires et combien elle vous tient à coeur comme à moi – nous en avons parlé plusieurs fois lors des auditions précédentes.

S'agissant ensuite des opérations majeures que nous conduisons au plus loin, je voudrais vous dire un mot de l'opération Sangaris. Elle a été décidée, lancée, conduite et achevée en moins de trois ans. C'est suffisamment exceptionnel pour être souligné, et c'est pour moi un vrai motif de satisfaction ; j'en suis d'autant plus fier que le relais a été transmis dans de bonnes conditions à EUFOR (European Union Force) RCA et à la MINUSCA (Mission intégrée multidimensionnelle de stabilisation des Nations unies en République centrafricaine), dans lesquelles la France a évidemment toute sa place et continuera à assumer ses responsabilités, le cas échéant.

S'agissant maintenant de l'opération Barkhane, dans la bande sahélo-saharienne, nous sommes à un moment charnière. Nous avons achevé fin décembre une phase d'effort militaire dans le nord Mali. Au bilan, en 2016, 150 terroristes ont été neutralisés et plus de 120 opérations ont été conduites avec les pays partenaires dans la bande sahélo-saharienne. Nous entrons en ce moment dans une nouvelle phase, qui consiste à capitaliser sur les succès militaires enregistrés. Car il faut bien comprendre que ces derniers – j'en suis le premier conscient – n'auront d'effets durables que s'il existe une volonté politique forte, de la part des acteurs locaux, de les exploiter pour mettre en oeuvre au Mali les accords de paix et de réconciliation signés à Alger en mai 2015. C'est pourquoi, nous appliquons une stratégie de containment au nord du Mali, tout en travaillant à la stabilisation du centre sur la base d'une coopération renforcée avec l'armée malienne et les armées de la région.

La conservation de l'initiative passe désormais par un soutien à la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et par une aide, dans les domaines de la formation et du renseignement, à l'ensemble des pays voisins, au moment où les groupes terroristes tentent de saboter, par tous les moyens, le processus de paix et de réconciliation, comme à Gao il y a trois semaines.

Quelques mots aussi, évidemment, sur le Levant. Le combat contre Daech et Al-Qaïda continue dans le cadre de la coalition, en Irak et en Syrie. Le groupe aéronaval y a contribué, vous le savez, de manière déterminante, jusqu'au mois de décembre, en complément du formidable travail que réalisent nos avions de l'armée de l'air depuis maintenant plus de deux ans. Au sol, un groupement tactique d'artillerie complète notre dispositif en fournissant un appui feu à l'opération de reconquête de Mossoul par les forces irakiennes. Aujourd'hui, 50 % de la ville sont libérés de l'emprise de Daech. Mais comprenez bien que l'opération est délicate et nécessite du temps en raison des précautions que nous prenons vis-à-vis des populations civiles. J'ajoute que nous participons activement, nous Français, à la formation des troupes irakiennes, à Bagdad et à Erbil ; il s'agit là d'une condition essentielle du succès de notre opération, mais également de la gouvernance future.

La question de l'après-Daech demeure entière ; elle nécessite une vision stratégique commune sur les perspectives en matière de gouvernance et de développement. Je l'ai souvent dit ici même : gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix.

Sur un plan plus général, il faut souligner que le dispositif français de forces prépositionnées, dont on parle peu, mais qui a été largement réorganisé au cours des dernières années, répond exactement à l'impératif de compréhension et de modélisation de l'environnement. Je suis fier de cette réorganisation, grâce à laquelle nous avons gagné en effectifs – par centaines – et en efficacité. Le dispositif contribue directement à la solidité du continuum entre défense extérieure et sécurité intérieure, plus que jamais indispensable quand on considère l'état actuel du monde.

De nombreuses zones sont aujourd'hui déstabilisées par la pression démographique, le phénomène migratoire et l'expansion du terrorisme transnational. Il existe, par ailleurs, une multitude d'inconnues : les conséquences de l'arrivée de la nouvelle administration américaine ; l'adaptation de l'Europe post-Brexit ; la place de l'OTAN ; le devenir de la relation avec la Russie ; le positionnement et le rôle de la Turquie ; la nature des relations avec le monde musulman, sunnite comme chiite.

Je m'arrête là, sans prétendre à l'exhaustivité : vous connaissez tout cela. Je ne sais pas si le monde est plus dangereux qu'auparavant ; il est, en tout cas, plus instable et plus incertain : je le mesure tous les jours. Cette réalité, évidente, plaide pour que la France continue à compter en priorité sur ses propres forces afin d'assurer sa sécurité et sa protection pour le long terme.

Ce qui m'amène naturellement à ma deuxième partie : les conséquences de cette nouvelle donne sur notre modèle complet d'armée.

La France est aujourd'hui confrontée à un double défi : il lui faut, d'une part, dénier à l'adversaire – terroriste ou État-puissance, tel que je l'ai décrit – toute possibilité d'agir contre ses intérêts, et, d'autre part, se maintenir dans le cercle des puissances crédibles, capables d'interagir, de peser et de rayonner. Je représente aujourd'hui comme CEMA le deuxième pays de l'OTAN et le premier pays d'Europe en termes de capacités opérationnelles. Croyez-moi, le regard que nos alliés portent sur nous en dit plus long que mes paroles ! Nous avons de belles armées, respectées par nos alliés et craintes par nos adversaires, et je tiens à ce que cela continue.

Ce double défi recouvre en réalité l'enjeu essentiel de la préservation de notre souveraineté, qui repose sur trois socles : l'indépendance nationale, l'autonomie stratégique et la coopération militaire, entendue au sens large. Ces trois piliers, qui sont complémentaires, permettent à la France de conserver son influence.

Premier pilier, l'indépendance nationale.

Vous le savez, la dissuasion est l'ultime garantie de la souveraineté nationale. Elle écarte toute menace de chantage susceptible de paralyser la liberté de décision et d'action de la France. J'insiste sur le fait que la dissuasion est globale ; elle est articulée autour des deux composantes nucléaires, aéroportée et océanique, et d'une multiplicité de capacités conventionnelles.

Face aux compétiteurs stratégiques de la France, détenteurs de l'arme nucléaire, la dissuasion nucléaire reste plus que jamais l'assurance vie de la Nation. Et il n'y a en la matière – je peux vous l'assurer – aucune marge de manoeuvre susceptible d'apporter des économies financières substantielles : nous les avons déjà faites dans la LPM en cours.

Pour autant, les attaques terroristes massives et les stratégies hybrides utilisées contre la France pourraient faire apparaître une marge perçue par nos adversaires comme ne relevant pas de la dissuasion nucléaire. Les fonctions stratégiques de protection et d'intervention constituent donc le complément indispensable permettant d'éviter le piège du tout ou rien et la montée aux extrêmes faute d'alternative.

Deuxième pilier, l'autonomie stratégique, qui permet à la France de décider, souverainement et rapidement, de la réponse à apporter à une menace spécifique. Nous l'avons par exemple prouvée dans le cadre de l'opération Serval.

Cette autonomie n'est effective que si elle s'appuie sur un modèle d'armée complet, capable de déployer son action à 360 degrés et organisé pour cela autour de l'équilibre entre les cinq fonctions stratégiques : la dissuasion, l'intervention, la prévention, la protection, enfin la connaissance et l'anticipation.

Ces fonctions recouvrent les différentes aptitudes de nos armées, qui sont autant de capacités et d'options offertes au décideur politique pour peser sur son environnement. Ces capacités doivent être adaptées en permanence à l'évolution du contexte. J'y reviendrai plus en détail par la suite.

Troisième et dernier pilier, la coopération militaire.

J'insiste sur ce point : nos armées ont besoin de s'appuyer sur une coopération militaire effective pour garantir l'autonomie stratégique du pays. C'est cette même idée que vous avez exprimée en d'autres termes, Madame la présidente, lorsque vous avez dit le 19 janvier dernier, en ouverture du colloque de l'armée de terre, que « notre pays, sans renier ses alliances, mais au contraire pour les honorer, veut maintenir […] sa liberté d'appréciation de situation, de décision et d'action ».

Le modèle d'armée que nous défendons, avec les chefs d'état-major, ne peut en effet exister sans coopération militaire. Tout l'enjeu est de parvenir au juste équilibre entre ce qui est du ressort strict de notre souveraineté et ce qui peut être partagé.

À côté des garanties apportées par l'OTAN en matière de protection du territoire et des populations européens, ou par l'Union européenne dans le domaine de la prise en charge du fardeau des nations les plus engagées ou encore dans celui, déterminant, de l'aide au développement, j'ai la conviction que la coopération internationale, fondée sur la confiance, apporte une contribution complémentaire essentielle à la protection de la France et des Français. C'est mon quotidien et j'y consacre beaucoup de mon temps, car j'y crois.

Cette coopération passe par des coalitions ad hoc, comme au Levant ; elle passe aussi par des liens interétatiques entre nations souveraines, qui leur permettent d'être plus fortes ensemble. C'est dans cet état d'esprit que je m'efforce de multiplier les contacts avec, entre autres, mes homologues britannique et allemand – à nous trois, nous représentons 60 % du budget des 28 pays membres. L'enjeu est bien la défense de l'Europe et des Européens. Il ne faut pas opposer le communautaire et l'intergouvernemental : les deux s'additionnent et ne s'opposent en aucune manière à l'exercice d'une souveraineté pleine et entière.

Vous l'avez compris, les trois dimensions de la préservation de notre souveraineté que sont l'indépendance nationale, l'autonomie stratégique et la coopération militaire ne peuvent s'envisager qu'au travers d'un modèle d'armée complet, équilibré et adapté à la nouvelle donne sécuritaire.

Ce modèle existe : c'est le modèle actuel. Je le défends : il a prouvé et prouve encore, au quotidien, toute sa pertinence. Il faut cependant se rappeler qu'il a été dimensionné pour faire face à une situation sécuritaire différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. C'est un point clé. L'accélération du tempo des engagements et la multiplication des crises le mettent aujourd'hui sous extrême tension et l'usent. Rien ne permet de penser que la tendance puisse s'inverser prochainement ; ma première partie vous l'a montré. Ainsi que le président de la République l'a dernièrement rappelé, nous avons « le devoir de nous préparer à une guerre longue ».

Ce diagnostic m'amène à ma troisième partie, consacrée à l'effort de guerre tel que je le vois, guidé par cette conviction qu'on ne choisit pas son époque, mais qu'on l'épouse. Je serai encore plus précis que d'habitude, car il me semble que l'actualité l'exige.

Le constat dressé sur la situation sécuritaire, sur l'environnement stratégique militaire, sur le dépassement des contrats opérationnels et sur certaines faiblesses capacitaires est aujourd'hui communément admis. En réponse, un effort s'impose, dont il faut préciser d'ailleurs qu'il ne se limite pas au seul aspect budgétaire.

Pour aborder cette question en évitant le double piège du catastrophisme et de l'angélisme, je vous propose de répondre aux trois interrogations suivantes :

Pourquoi l'effort de défense ? C'est ce que j'appelle l'exposé des motifs.

Comment ? C'est la méthode.

Que se passerait-il si ? Ce qu'on peut appeler le coût du renoncement ; car, ne nous y trompons pas, tout renoncement aura un coût.

Quel est notre objectif ? Avant toute autre considération, je veux redire – tout en sachant que vous en êtes convaincus – que ce sont bien les opérations qui sont la raison d'être de nos armées. Elles fondent notre légitimité et assurent notre crédibilité.

Après 2016, où l'engagement et l'efficacité de nos armées ont été unanimement salués, nous abordons 2017 avec la même volonté ferme d'être au rendez-vous de nos multiples missions. Mais nous devons aussi, en parallèle, continuer à préparer l'avenir, les succès de demain, avec le souci permanent de donner à ceux qui nous défendent et nous protègent les moyens nécessaires pour assurer leur mission. Toute autre option serait indécente, au sens premier du terme – je pèse mes mots –, à l'égard de ceux qui ont accepté l'éventualité de mourir pour la protection de nos concitoyens.

Au-delà de cette obligation morale, il nous faut, je l'ai dit, préserver l'indispensable cohérence entre les menaces, les missions et les moyens, sous peine de nous retrouver avec des armées qui ne soient plus à même de remplir les missions qui leur sont confiées. Cela a toujours été, avec Jean-Yves Le Drian, notre souci principal. Cette détermination s'est traduite par la stabilisation du budget de la défense à 1,78 % du PIB. Il faut poursuivre cette dynamique, qui doit nous amener à 2 % du PIB. Mais il faut le faire plus rapidement que prévu, avant la fin du prochain quinquennat.

J'identifie trois impératifs et trois points de vigilance pour justifier cette accélération du tempo.

Le premier impératif, c'est de « boucher les trous », c'est-à-dire de récupérer des capacités auxquelles il avait fallu renoncer temporairement, pour des raisons budgétaires, à un moment où le contexte sécuritaire et le niveau d'engagement étaient différents et où les capacités n'étaient pas à ce point menacées par le phénomène d'usure. Je pourrais vous tenir un discours beaucoup plus facile, mais j'ai choisi de vous dire les choses telles qu'elles sont.

« Boucher les trous », c'est aussi redonner à nos soldats les conditions de soutien et de vie en cohérence avec les efforts demandés, que ce soit au plan logistique, de l'infrastructure ou des équipements individuels – et ce dès 2018. Vous avez écrit ces dernières années de nombreux rapports qui y appelaient ; je saurai les utiliser.

Les axes d'effort sont nombreux. Je voudrais les illustrer par quelques exemples, pris dans trois grands domaines.

Je commence par les équipements. Les besoins sont multiples et vont croissant. Je pense aux drones, aux avions ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance), aux ravitailleurs – avions et bâtiments –, à la flotte de transport ou aux hélicoptères. Pour l'ensemble de ces capacités, nous sommes au bord de la rupture. Parfois, en tant que chef des opérations, je renonce à certaines cibles par incapacité, c'est-à-dire par insuffisance de capacités.

Actuellement, plus de 60 % des véhicules de l'armée de terre engagés en opérations ne sont pas protégés. On ne peut pas continuer comme cela. De même, la disponibilité de nos avions ravitailleurs conditionne notre aptitude à tenir la posture de dissuasion nucléaire, comme à projeter nos forces et à soutenir nos opérations aériennes ; or, ils ont en moyenne plus de cinquante ans d'âge. La marine, quant à elle, voit le nombre de ses patrouilleurs outre-mer s'effondrer : d'ici 2020, hors Guyane, six sur huit auront été désarmés, et ne seront remplacés que plusieurs années plus tard. Et, au-delà de 2020, d'autres réductions temporaires de capacités apparaîtront, comme les hélicoptères légers embarqués, dont le remplacement est prévu en 2028 seulement, les missiles air-air ou les camions lourds.

L'effort en matière d'équipements passe évidemment aussi par le nécessaire accroissement des crédits d'études et de développement : au moins 300 millions d'euros de plus par an. Sans cela, nous ne serons pas compétitifs, et nous ne serons pas au rendez-vous des évolutions technologiques.

Le deuxième domaine où l'effort est indispensable, ce sont les ressources humaines. Entre 2008 et 2014, ce sont 50 000 postes qui ont été supprimés, notamment au titre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). L'actualisation de la loi de programmation militaire n'a pas suffi à restaurer la résilience de certains domaines, qui restent sous le seuil critique. Quelques exemples concrets : 20 % des pilotes de l'aviation légère de l'armée de terre (ALAT) ne sont pas aptes « mission de guerre », faute d'heures de vol ; 40 % des sites de l'armée de l'air sont dépourvus d'escadron de protection. La population des fusiliers marins est sous extrême tension. Au total, j'estime que les armées, directions et services ont besoin d'environ 2 500 hommes supplémentaires par an d'ici à la fin du prochain quinquennat, dont une part importante pour renforcer le domaine du soutien qui se trouve, désormais, en butée.

Le troisième domaine : l'infrastructure. Le déficit récurrent en ressources budgétaires a entraîné une dégradation globale du parc immobilier, une protection insuffisante des installations et le report de nombreuses mises aux normes autres qu'opérationnelles. Je vais vous donner un exemple qui touche directement la vie quotidienne des militaires. Si aucun chantier n'était entrepris, 79 centres de restauration sur 350 devraient fermer pour cause de non-conformité dans les trois ans qui viennent… En tenant compte des limitations en termes de capacités d'engagement du service d'infrastructure de la défense, le besoin budgétaire supplémentaire sur le poste infrastructure peut être estimé à 120 millions d'euros en 2018, 300 millions en 2019, et 500 millions en 2020.

Deuxième impératif, après avoir bouché les trous : aligner les contrats opérationnels tout simplement sur la réalité des moyens que nous engageons en opérations, aujourd'hui, considérant, je vous l'ai dit, que le niveau de menace ne diminuera pas dans les années qui viennent.

La réalité est que nos engagements actuels dépassent d'environ 25 % à 30 % les contrats détaillés dans le Livre blanc. Aujourd'hui, nous avons plus d'une vingtaine d'avions de chasse répartis sur différents théâtres ; le contrat en prévoyait une douzaine en permanence. Nous avons quatre à cinq déploiements maritimes en simultané ; le Livre blanc en prévoyait deux maximum. Nous avons 7 000 hommes déployés, en permanence, sur le territoire national au titre de Sentinelle, alors que seul un prélèvement ponctuel sur les forces d'intervention avait été envisagé.

C'est la raison pour laquelle, à titre d'exemple et sans souci d'exhaustivité là encore, il convient d'accélérer la modernisation de nos équipements de combat dans le cadre du programme Scorpion, pour la force opérationnelle terrestre ; il est également nécessaire d'accélérer l'arrivée des patrouilleurs BATSIMAR (Bâtiments de surveillance et d'intervention unique) et des ravitailleurs Flotlog (Flotte logistique), pour la marine. Pour que nos pilotes volent suffisamment, il est indispensable de renforcer la composante « aviation de chasse » de l'armée de l'air.

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