Intervention de Claire Mouradian

Réunion du 15 décembre 2016 à 13h45
Mission d'information sur les relations politiques et économiques entre la france et l'azerbaïdjan au regard des objectifs français de développement de la paix et de la démocratie au sud caucase

Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg :

On connaît la politique classique des empires consistant à diviser pour régner. Il faut avoir conscience de l'héritage tsariste et soviétique. À l'époque tsariste, qu'on appelait « la prison des peuples », les délimitations des provinces n'étaient pas établies sur des critères géographiques mais en veillant à diviser les populations de manière à éviter les risques de séparatisme. La révolution a promu une définition sur une base ethno-territoriale, allant jusqu'à insérer des enclaves pour respecter les critères ethniques – la province du Haut-Karabagh dont la majorité de la population était arménienne –, tout en veillant à imbriquer les économies et les strates administratives afin de se prémunir contre les risques de séparatisme. Tout était chapeauté par le parti communiste d'URSS, dont les partis locaux n'étaient que des filiales : les numéros de carte du parti suivaient l'ordre du parti communiste central. L'échafaudage soviétique – politique, économique, administratif – essayait d'empêcher les séparatismes d'une autre manière. Lénine avait dit, en publiant le décret sur les nationalités, que le droit au divorce ne voulait pas dire l'obligation du divorce. L'utopie de l'amitié entre les peuples constituait un autre élément de cohésion.

Aujourd'hui, la dimension idéologique ayant disparu, reste l'argument de la puissance. Chacun cherche toujours à neutraliser l'un en utilisant l'autre. Le rapprochement récent entre Erdoğan et Poutine me fait penser au rapprochement opéré entre Mustafa Kemal et Lénine en 1921 pour évincer l'Occident de la région. C'est une alliance opportuniste de deux régimes autoritaires engagés dans une partie d'échecs où les nations serviront de pions. In fine, les choses se régleront sans doute entre Washington et Moscou, car la Turquie reste une puissance secondaire.

Les moteurs de la politique russe sont bien sûr économiques et militaires : la Russie vend des armes à l'Azerbaïdjan ; elle en vend à l'Arménie ou en installe – l'Arménie a été contrainte d'entrer dans l'Union économique eurasienne, instruite par les exemples de la Géorgie et l'Ukraine de ce qu'il pouvait advenir à trop vouloir s'émanciper en se tournant vers l'Union européenne. Les Arméniens ne sont pas forcément plus russophiles que les autres, ils n'ont pas été mieux traités que les autres, mais depuis le génocide s'est installée l'idée que « mieux vaut les Russes que les Turcs » – ce qui n'était pas toujours vrai jusqu'au milieu du XIXe siècle : les Arméniens préféraient parfois la gouvernance ottomane qui laissait les communautés s'auto-gérer en matière religieuse et culturelle au régime de gendarme de la Russie. Depuis le génocide et avec le négationnisme d'Etat persistant de la Turquie, ils n'ont pas tellement le choix.

Après la disparition du dernier royaume arménien au XIVe siècle, les Arméniens firent périodiquement appel souverains européens (Philippe II d'Espagne, Louis XIV, le pape, et finalement les tsars russes) pour les soutenir contre les conquérants ottomans ou persans et tenter de restaurer un État. Un épisode du passé est emblématique. Un projet de traité avec la Russie équivalent à celui conclu à Gueorguievsk (1783) avec le royaume de Géorgie, proposait à Catherine II d'aider à reconstituer un Etat qui serait un protectorat russe. Le contre-projet russe est moins intéressé par le rétablissement de l'ancienne souveraineté arménienne que par des garanties pour la présence de troupes russes bien ravitaillées dans le pays. Ce qui intéresse la Russie, aujourd'hui comme hier, c'est de conserver et de consolider ses frontières extérieures qui restent celles de l'ex-URSS. Les États du Caucase sont son arrière-cour, son « étranger proche » défini comme une zone d'intérêt vital. La stratégie de la Russie ne privilégie ni les uns, ni les autres. C'est une politique de puissance russe.

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